Chapitre IX – Ma résolution
Ich könnte Berge umstellen
Hätte gern um dich geschlungen
Aber lass Ameise dich fressen
Kummer in meinen Lungen
C’est donc à Paris
que ma vie bascula pour de bon. Là-bas, j’étais persuadé que le meurtre
d’Adélaïde, tout comme l’assassinat de mes enfants et de Maria, était dû aux
agissements du père Taylor. Et il fallait que je le retrouvasse au plus vite pour
le lui faire payer. Le bon sens avait disparu de mon esprit, et je me disais
que je n’avais plus rien à perdre de toute façon. Après tout, que reste-t-il à
un homme qui se sent asséché, entièrement vidé de toute raison de vivre ?
Ma carrière était déjà fichue – le groupe n’en parlait déjà plus depuis
longtemps avant que je sortisse de prison. Et je me voyais encore moins mettre
tous ces événements derrière moi et apprendre à vivre avec le peu de raisons qui
me restaient.
Aujourd’hui,
j’ai le sentiment que j’étais encore enchaîné à la suite des événements comme un
pantin idiot, comme un Pinocchio sans cricket pour lui dire quoi faire. Le
raisonnement me semblait logique à l’époque alors qu’il ne fait plus du tout
sens aujourd’hui. Je m’interrogeai seulement sur la
raison pour laquelle Adélaïde m’avait laissé son journal de bord et mes
lettres. Elle s’était douté de quelque chose avant sa mort. C’était évident.
Elle était restée vague avec ses amis gays. Elle avait juste expliqué son geste
par le fait qu’elle partait quelque temps voir sa famille et qu’il était possible
que je passasse prendre le carton à ce moment-là. Puis elle fut assassinée.
Dans son journal devait forcément figurer un indice ! Je le feuilletai
sans arrêt. Mais rien. Pas une seule mention de ce départ, ni même de ce qu’elle
avait en tête.
Je n’y comprenais rien.
Dans ma chambre d’hôtel, je faisais les cent pas en interrogeant
tous les objets impersonnels qui m’entouraient et qui ne m’en apprenaient évidemment
pas plus sur l’affaire. Je me sentais comme enfermé, face à un casse-tête de
cadenas et de serrures, sans aucune clef en main, et je m’acharnais sur les
chaînes en espérant qu'elles cédassent. J’étais aussi fou que lorsque ma fille
aînée m’avait embarqué avec son compagnon pour ce qu’elle avait appelé un « escape
game » – j’avais naïvement cru qu’il se serait agi d’une soirée originale
où l’alcool coule à flot (il fallait bien ça pour supporter le gendre du
moment) ou d’une chasse au trésor urbaine. Il faut croire que les énigmes, c’est
pas mon truc.
Pourtant, je m’acharnais : Adélaïde n’aurait pas
laissé quoi que ce soit à ses amis si elle n’avait pas su quelque chose. Mais
que savait-elle ? Je feuilletai à nouveau son journal – les dernières
pages seulement – et il n’y avait quasiment plus rien d’écrit après l’agression.
Avant ou après, Taylor n’était pas mentionné. C’était pas logique, me dis-je.
Pas logique...
Ces pensées ne cessaient de me tourmenter pendant la
cérémonie le lendemain. Le comité était
encore plus restreint ; Paris, c’était un peu loin trop pour la famille
d'Adélaïde, qui vit un peu partout ailleurs en France, « en province »
comme ils disent ; faire l’effort de se déplacer pour les funérailles de
leur sœur, de leur tante ou de leur cousine ne semblait pas être une nécessité
à leurs yeux. C’est ce que me raconta sa meilleure amie : une femme
basanée, aux cheveux noirs, au ton acéré, à l’air digne et dont le prénom me
surprit – Ariane.
Je me rends
compte que je juge la famille d’Adélaïde un peu hâtivement ; je n’étais
moi-même pas très réceptif après tout. Dès qu’Ariane mentionna les Taylor, je la
rejoignis à l’écart pour n’écouter plus qu’elle et en savoir davantage.
J’agissais presque comme un enquêteur mais un enquêteur borné, persuadé que le
coupable est son suspect numéro un, qu’il ne peut en être autrement. C’est fou
comme j’étais aveuglé par mon désir irrépressible de vengeance, désir que
j’étais incapable de contrôler.
Mais il n’y a
pas beaucoup de désirs que je contrôle en fait.
Le père Taylor, de son prénom Ralph, était à la base homme d’affaires, devenu ensuite sénateur au Congrès américain dans les années 1970,
né en 1947, originaire de la Géorgie. Genre gros
connard anti-IVG (Ariane utilisa l’expression pro-life en fait, que je
ne saisis pas sur le coup), pro-armes, pro-Monsanto
(je sentais qu’Ariane devait être de ces filles très vegans que je ne comprends
pas beaucoup) et membre du Tea Party. Sur le
moment, je n’avais pas non plus compris ce que ça voulait dire mais après un
tour sur Internet, j’appris qu’il n’était qu’un anti-Obama pour les mauvaises
raisons. En clair, l’archétype même de l’Amérique
conservatrice que je déteste, l’Amérique sans cervelle, sans aucun sens du second degré, qui m’avait cassé les
burnes et foutu en taule avec le pauvre Flake quand nous avions joué Bück Dich
chez eux. Son gosse, Patrick Taylor, était né en 1965.
Je me souviens
que j’eus un moment de réflexion en découvrant ça. Je m’étais douté qu’il avait
à peu près mon âge quand je l’avais tabassé à mort. Mais après les funérailles
d’Adélaïde, assez minimalistes mais suffisantes pour m’apprendre son âge, je
fis enfin le rapprochement. Il y avait quand même une bonne vingtaine d’années
d’écart. C’est pas que je désapprouvais – après tout, j’en ai connu pas mal,
des femmes bien plus jeunes que moi, et je les ai connues au sens biblique du
terme, si vous voyez ce que je veux dire – mais disons que je n’avais jamais
vraiment considéré mes préférences sentimentales comme des exemples à suivre. Plutôt
des choix en accord avec mon âme défectueuse.
Mais je
m’égare.
D’après
Ariane, Taylor père était de ces types qu’il est préférable de fuir comme la
peste, qui cautionnait les pratiques un peu troubles de son fils, sous prétexte
que « tant que ça fait de l’argent, c’est justifiable. » Le récit que
lui avait fait Adélaïde de la visite chez les beaux-parents à Aix-en-Provence
révélait beaucoup de dédain et d’animosité de la part de l’Amerloque, ainsi que
de la mère, grande bourgeoise sans intérêt selon Ariane.
‘Adé m’a raconté qu’il s’était
moqué d’elle sur sa tenue, son éducation, ses idées politiques et même son
accent – pourtant, si tu veux mon avis, son accent était irréprochable, bien
meilleur que le mien !’ me dit Ariane, en fumant fébrilement sa clope.
‘Ça va, tu te débrouilles mieux
que moi,’ précisai-je avec un sourire vain.
‘Ouais, ouais,’ reprit-elle en
balayant ma tentative. ‘Il pensait qu’elle n’était juste pas assez bien pour
son fils… Les mecs comme ça sont juste tellement débiles…’
Dès qu’elle
terminait une cigarette, Ariane se mettait à se ronger les ongles. Elle remarqua
mon regard.
‘Ouais, je sais, une femme de mon
genre ne fume pas, ne se ronge pas les ongles, ne s’habille pas comme ça –
c’est ce que tu penses ?’
‘Hm ? Non, non…’
‘Si, c’est ce que tu penses.
J’avais arrêté en fait. Mais, oh, peu importe... Tu sais, Adélaïde compte –
comptait tellement à mes yeux. Je m’en aperçois seulement maintenant. On se
voyait peu en fait… On était copines de fac, c’est tout. Et là, c’est...’
Elle fondit en
larmes.
‘Tu es vraiment sûre que ce
Taylor est derrière tout ça ?…’ lui demandai-je après quelques minutes d’un
silence gêné où je n’osai pas la consoler à ma manière.
‘C’est évident que c’est
lui ! Personne d’autre n’est assez taré pour faire ça ! Son fils
avait des connexions un peu louches, tu sais, et le père savait tout !’
‘Du genre ?’
‘Du genre à copiner avec des
ex-taulards bien rangés, à se rendre régulièrement à Lille pour récupérer du
fric issu de son trafic – proxénétisme, si tu veux mon avis – j’en suis quasi
sûre. Et en plus, Adé n’avait pas d’ennemi à part ce taré.’
‘Moi non plus.’
‘Comment ça, toi non plus ?’
me demanda-t-elle, à la fois intriguée et méfiante.
Je lui expliquai rapidement ce qui était arrivé à mes
enfants et à mon ex. Elle resta bouche bée, n’arriva pas à formuler des condoléances
qui, de toute façon, ne méritaient pas d’être exprimées selon moi. J’enchaînai
et l’interrogeai davantage sur le père Taylor, sur son adresse précise (qu’elle
ne connaissait pas), les moyens pour le trouver, tout ce qui me passa par la
tête à ce moment-là.
Toutes ces informations, je les compilai dans mon
cerveau pour ensuite les analyser avec hâte, réfléchissant à un moyen de
vengeance plus ou moins légal, mais avant tout efficace. Je lus et relus la
dernière page du journal d’Adélaïde, à la recherche d’indices cachés, mais rien
n’en transparaissait, comme si elle s’était doutée de quelque chose sans
prendre le risque de le mentionner. Ou alors, était-ce censé me mettre sur la piste
de quelque chose d’autre ? Mais comment pouvait-elle vraiment être au
courant ? Et si c’était le cas, pourquoi être aussi vague ? Oh !
Je ne comprends plus rien…
Je feuillette
son journal depuis quelques heures et je viens de tomber sur un extrait qui
m’intrigue. En voici ma traduction approximative :
« Je me
rends compte, parfois, que mon désir encyclopédique, cette envie de tout
connaître du groupe est quelque chose d’assez malsain. Au fond, peut-être ne
suis-je rien de plus qu’un stalker à distance ? Je n’entraverais jamais la
limite de leur vie privée ; je ne pourrais jamais faire une quelconque
démarche m’amenant à entrer dans leur sphère personnelle : les épier en
train de faire leurs courses ; ou chercher leurs gosses à l’école ; ou
embrasser leur petite amie du moment. Ce genre d’excès m’est inconcevable. Je
m’impose des règles éthiques provenant du bon sens. Mais, au fond, quand je
fais ce que je fais de mieux en tant que journaliste à mes heures perdues,
quand je mémorise toutes les informations possibles et imaginables, de leurs
goûts musicaux jusqu’à la date de naissance de leur mère, en passant par les
commentaires sur leur caractère ou leur musique, ou encore les événements qui
les ont choqués ou attendris pendant l’enfance, ou même les conditions d’enregistrement
du dernier album, ne suis-je pas pire qu’un stalker ? Ce que je fais
est-il sain ?
Ce n’est pas
ce que fait le fan lambda. Le fan lambda écoute en boucle certaines
chansons ; il apprend par cœur quelques paroles ; éventuellement, il
cherche à savoir où et quand a été composé tel ou tel titre. Le fan lambda va à
quelques concerts, maximum 3 par tournée. Le fan lambda achète les CDs en une
seule édition, voire se contente de juste les télécharger, complète éventuellement
la collection par quelques goodies. Du fan lambda, j’en suis loin !
Mais bien que
j’aie pris conscience du fait qu’il y a dans ma démarche quelque chose de
malsain, je ne me retiens pas. Je continue comme si c’était plus fort que moi.
Comme si j’avais une mission à accomplir. Comme si je me persuadais du fait que
tout ce que je sais faire, c’est apprendre et mémoriser, archiver dans mon
cerveau, et que c’est justement cela qui me permet de me démarquer de la masse.
N’est-ce pas un simple désir de reconnaissance ? Caché, évidemment.
Désir de reconnaissance de ma valeur par le travail. Or, comme ce travail n’est
pas reconnu (quelle célébrité se réjouirait à l’idée d’être connue mieux qu’elle
ne pourrait jamais se connaître elle-même ; de savoir que quelqu’un lui
confère des qualités et des défauts, des intentions, des sentiments et des
croyances, dont elle aurait à peine conscience ?), ce travail ne permet
aucune reconnaissance. Ceux qui se distinguent de la masse des fans sont de deux
sortes : soit ils ennuient, soit ils flattent. Les stalkers et les
flagorneurs. Mais je ne peux être ni l’un, ni l’autre. »
Je cherche
encore aujourd’hui ce qu’elle cherchait à dire avec tout ça. Ma traduction est
assez élémentaire, j’en conviens, mais j’ai retranscrit l’essentiel, je pense.
Pourquoi ce déballage aussi analytique sur elle-même ? A quoi bon ?
Parfois, j’ai
l’impression que c’est juste le sort qui me joue un tour.