samedi 3 mars 2012

Ka-boom!

En attendant la suite de Ich Verstehe nicht et quelques reviews de concert si je trouve enfin le temps, voici la nouvelle que j'ai présentée au concours d'une amie. Bonne lecture!


Ka-boom !

            Ma bombe est un peu rudimentaire, c’est vrai, mais elle devrait fonctionner. Chris est un expert en la matière, je lui fais confiance, malgré son œil manquant. Il a dit qu’il l’avait perdu pendant la Guerre du Golfe. Un éclat d’obus. Au début, je ne le croyais pas, mais c’est vrai qu’il parle allemand avec un accent bien étrange. Et Paul m’a confirmé qu’il est né aux Etats-Unis, que son père est américain et sa mère allemande, mais comme la Guerre l’a complètement chamboulé, il ne supportait plus de vivre aux Etats-Unis, encore moins de reprendre une activité normale dans cette Amérique si castratrice, si envahissante. C’est alors qu’il s’est coupé les cheveux à l’iroquoise pour marquer sa rébellion, et qu’il est venu à Berlin, habiter chez sa mère, où il fabrique des bombes pour « garder la main. » Il paraît que c’est pour ça que Till l’appelle Doom : ça ressemble à Boom mais c’est de bien plus mauvais augure. (Paul dit quand même des choses bien farfelues, je trouve, mais soit !) Chris Schneider est donc un citoyen américain, et un vétéran aussi. Ça, on ne peut jamais l’oublier dès qu’il ouvre la bouche.
« Une guerre, il y en aura une autre, moi, je te le dis ! Ils ont besoin de guerres pour survivre – détruire ce qu’ils construisent, c’est leur putain de gagne-pain ! » répète-t-il souvent, en mastiquant son chewing-gum dans le garage de sa mère, où il traficote ses minuteurs.
            C’est dans ce garage que nous nous réunissons régulièrement pour notre Plan. Nous nous appelons la Bande. Une idée de Paul. Nous sommes six – six hommes déterminés. Déterminés à frapper un grand coup pour nous faire entendre. Chris, je vous l’ai déjà présenté. Paul Landers, c’est celui qui m’a fait intégrer la Bande. Il savait non seulement que je ne les dénoncerais pas, mais aussi que j’adhèrerais facilement au Plan. Il n’avait pas si tort.
            Je l’ai rencontré à l’hôpital où on le soignait pour de multiples fractures et de graves brûlures, sur le corps et le visage, suite à un accident de voiture dans lequel son épouse et ses deux enfants avaient péri et dont il n’était pas responsable (un poids lourd qui double sans visibilité, lui qui se trouve en face – bam !). Moi, j’étais l’un des infirmiers qui le soignaient. J’étais, oui, parce que j’ai démissionné. J’ai fait ces études d’infirmier et passé le concours dans l’espoir de changer des vies, de me sentir utile mais, confronté à la misère et à la souffrance des gens, je me sentais surtout minable. En particulier face à Paul, qui a été difficile à soigner non pas seulement à cause de ses brûlures, mais aussi à cause de sa psyché, qui a été complètement dévastée par l’accident. Pourtant, c’était, paraît-il, un homme très enjoué, souriant, blagueur, dont la vie ressemblait en tout point à celle du petit gars docile et bien rangé – un peu comme moi, sans la vie de famille. C’est du moins ainsi que j’ai interprété les propos de ses parents à l’hôpital. Mais après l’accident, il n’était plus le même. Son sens de l’humour est devenu un ensemble hétéroclite de sarcasmes et de remarques apocalyptiques. La fatalité l’a touché par un deuil permanent qu’il dissimule derrière l’image d’un lutin diabolique. Et à mes yeux, ça me semble très noble, en fait, même si je ne l’admire pas pour autant.
C’est confronté à Paul que j’ai pris conscience que cette vie n’est en fait qu’une merde. Avant que j’intègre la Bande, nous parlions beaucoup politique, nous refaisions le monde. Et nous tombions souvent d’accord : nous vivons à une époque où l’espoir est spolié, où notre propre sort ne nous appartient pas, où nous sommes tous dirigés comme des marionnettes par des spéculateurs, des patrons, des politiques dénués de sens moral – « tous des enfoirés ! » – et que le seul moyen de parvenir à une forme de liberté, c’est de détruire nous-mêmes ce que ces « enfoirés » construisent avant qu’ils ne le fassent. C’est de cette idée, partagée par Till et Chris, qu’est parti le Plan, d’ailleurs.
            Till Lindemann est paralysé de la jambe depuis l’enfance. C’est un vrai mystère, ce type, mais il semblerait (toujours d’après Paul) que ce soit à cause de mauvais traitements. Une fois, j’ai pu examiné sa jambe – il se plaignait de graves douleurs, qui l’avaient saisi d’un coup, alors que Chris nous présentait le concept de la bombe – et aux vues des cicatrices, pas du tout l’œuvre d’un scalpel bien stérilisé, il aurait été maintes fois mutilé au genou, voire même victime d’infections répétées. Mais il ne veut rien dire là-dessus. En même temps, je le comprends. Il est généralement taciturne mais peut exploser à tout moment – c’est, je crois, pour cette raison qu’il porte une crête de cheveux qui ressemble à des lames bien aiguisées : quand il fonce tête baissée, il est bien plus raisonnable de s’écarter de son chemin. C’est officiellement lui le Chef de notre Bande même s’il n’en a pas vraiment l’attitude, seulement la carrure – et le « sceptre » puisque, pour marcher, il se sert d’une canne tête de mort. Un cadeau de Richard.
            Richard Kruspe est celui qui a mis Till et Chris en contact et qui a ensuite rallié Olli à la cause. Richard m’est particulièrement antipathique : je n’aime pas ses manières, ni les airs importants qu’il se donne, mais il faut bien faire des concessions dans un groupe. Il a perdu sa main je-ne-sais-plus-comment : son récit de l’accident est ex-trê-me-ment long et jamais tout à fait identique à la version précédente – tout dépend de son état quand il le raconte.
Oliver Riedel, ou Olli, est comme moi : il n’a aucun handicap physique particulier, à part sa grande taille. (Si, ça peut être un handicap, d’être trop grand !) Par contre, il est alcoolique. C’est d’ailleurs comme ça que lui et Richard se sont rencontrés : aux Alcooliques Anonymes. Une fois, j’ai pu discuter avec lui, et il m’a raconté un vague mélodrame familial : sa mère décédée jeune, son père vite remarié, lui se sentant abandonné… mais rien de plus. L’alcool le rend toujours suffisamment impulsif pour faire des trucs débiles mais jamais suffisamment pour se confier totalement.
Je ne sais plus très bien comment nous en sommes venus à vouloir commettre un hold-up dans la plus grande banque berlinoise. Tout s’est décidé à partir d’idées lancées au hasard des conversations, devenues presque des conférences avec nous (car nous parlons beaucoup) données dans le garage de Chris, principalement. Il a été aussi décidé que je serai le « suicide bomber » pour reprendre l’expression de Chris, qui truffe son langage de tant de mots en anglais que je suis souvent obligé d’en demander la traduction à Richard. Une bombe artisanale, évidemment, avec minuteur pour que je ne puisse pas la faire sauter avant les deux heures imparties, pendant lesquelles les autres ont prévu de vider les coffres et de faire passer le Message.
Deux jours avant le hold-up, nous sommes tous réunis dans ce garage pour vérifier les derniers détails.
« Non, LE point essentiel de notre Plan, c’est notre allure ! décrète Richard.
- Genre ! dit Chris.
- J’insiste ! Je pense qu’on devrait tous porter des smokings. Tous identiques. Le symbole en sera plus FORT !
- Si tu veux, concède Till.
- Hein ? fit Paul.
- Yes ! s’exclame Richard.
- Mais c’est pas pratique, un smoking ! se plaint Paul.
- Oh ! arrête ! Till est d’accord avec moi, alors ça se fera ainsi. Point barre !
- Non ! On vote !
- Oh, et c’est reparti… se lamente Olli.
- On va pas voter sur ça ! proteste Richard.
- On vote !
- Mais tu fais chier, des fois, toi !
- On vote !
- Bon, très bien, très bien ! On vote, soupire Richard. Qui est contre les smokings ?
- Ah ça, c’est une formulation biaisée ! s’exclame Paul.
- Hein ?
- Qui est POUR les smokings ?
- Mais t’es con, ma parole !
- Ta gueule ! Alors qui est pour ? »
            Olli et Till lèvent la main en même temps que Richard. Chris hésite puis se rallie.
«  On aura l’air classy, au moins, conclut-il en me regardant.
- Tu parles… » ronchonne Paul.
            Le lendemain, Richard a trouvé les smokings qui lui convenaient dans une friperie qui les avait elle-même obtenus à la suite d’un mariage annulé. Evidemment, le mien est trop grand et celui de Till, trop serré, mais ça n’a pas d’importance. Nous sommes tout proches du but.
« Ça va faire Ka-boom ! » répète inlassablement Chris qui trépigne d’impatience dans la voiture que nous avons garée devant la banque le jour de la mise en place du Plan.
            Les mains d’Olli tremblent un peu sur le volant. Till, à côté de moi, regarde sa tête de mort. Paul et Richard se sont placés en éclaireurs près de l’entrée.
« Ka-boom ! »
            Sur ces mots, nous sortons de la voiture ; Olli et Chris enfilent un bas sur la tête et sortent du coffre de la voiture ma bombe, pour ensuite l’accrocher solidement autour de moi, et leurs armes. Dans ma main, le détonateur. Till sur nos talons, nous nous dirigeons vers la banque, où nous prenons vite le contrôle de la situation. Il n’y a quasiment personne à l’intérieur ce matin : une vieille dame, un homme d’affaires, une secrétaire, la directrice, un vigile. Olli se met en place pour surveiller l’entrée ; Chris menace les otages de sa kalachnikov ; Richard et Paul me hissent sur le guichet sur lequel Richard monte d’un bond pour attraper la secrétaire avant qu’elle ne sonne l’alerte. Finalement, c’est Richard qui appuie malencontreusement sur le bouton rouge avec sa prothèse.
            Ça le rend tellement furieux qu’il s’acharne sur la blonde, la cogne de sa main valide, qui tient encore le pistolet, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Ça fait ricaner Paul, qui ouvre toutes les caisses l’une après l’autre pour jeter leur contenu en l’air.
« C’est vraiment tout ce que vous avez ?! Ah ! ça nous déçoit beaucoup ! »
            Une fois que Till est entré à son tour et qu’on a barricadé l’entrée, l’effervescence est à son comble. Olli, Richard, Paul et Chris ont même fini par retirer leur bas. Après tout, nous n’avons plus rien à perdre. Nous sommes là pour tout exterminer.
            Alors que Paul s’en prend verbalement à la directrice obstinée, en lui racontant comment il va s’amuser à « découper ses gros nibards pour en faire de la chair à pâté, » nous entendons les sirènes des policiers. D’un coup d’œil rapide par la fenêtre, Olli repère la situation. Il revient vers nous et signale que les journalistes sont aussi arrivés. La phase 2 du Plan se met en place : les flics nous contactent par téléphone ; Chris leur répond que nous voulons au minimum cinq caméras et une dizaine de journalistes pour diffuser un message sur toutes les chaînes publiques du pays ; il sélectionne la mémé pour servir de monnaie d’échange ; Olli sort de la banque avec elle et fait rentrer les journalistes, non sans avoir fait le kéké sous l’hélico des flics.
« Vous avez encore bu, tous les deux, non ? remarque Paul.
- Ouais, dit Olli avec un sourire béat.
- Contrairement à certains, on n’est pas fous au naturel ! » nargue Richard.
            Il fait un clin d’œil à Olli, qui pouffe de rire. Paul le dévisage sans sourire puis gifle la directrice.
« N’empêche, ça fait un bien fou d’être fou ! » s’exclame-t-il en riant de la directrice, complètement abasourdie.
On place les journalistes dans son bureau où, du coin de l’œil, je vois qu’ils s’installent avec frénésie en face de Till, enfoncé dans un grand fauteuil. Till a appris son texte par cœur. Son texte, il l’a aussi écrit avec minutie. Il se veut un peu poète à ses heures, même s’il n’a jamais réussi à publier quoi que ce soit. Je crois que c’est de là que vient une autre partie de son animosité envers le monde.
            Pendant tout ce temps-là, Paul est parti avec la directrice pour la forcer à donner le code d’accès devant les coffres. Et probablement aussi pour abuser d’elle, vus les cris qu’elle pousse maintenant.
« Arrête tes conneries, Paul ! gueule Richard. On filme ! »
            Devant les caméras, Till semble encore plus timide. Il garde la tête baissée ; son visage grimace légèrement. Mais il finit par dire son texte :

Meine Sachen will ich pflegen
Den Rest in Schutt und Asche legen
Zerreißen zerschmeißen
Zerdrücken zerpflücken
Ich geh am Gartenzaun entlang
Wieder spür ich diesen Drang

Ich muss zerstören
Doch es darf nicht mir gehören

Ich nehme eure Siebensachen
Werde sie zunichte machen
Zersägen zerlegen
Nicht fragen zerschlagen
Und jetzt die Königsdisziplin
Ein Köpfchen von der Puppe ziehen
Verletzen zerfetzen zersetzen

Ich würde gern etwas zerstören
Doch es darf nicht mir gehören
Ich will ein guter Junge sein
Doch das Verlangen holt mich ein

Zerreißen zerschmeißen
Zerdrücken zerpflücken
Zerhauen und klauen
Nicht fragen zerschlagen
Zerfetzen verletzen
Zerbrennen dann rennen
Zersägen zerlegen 
Zerbrechen sich rächen

            J’aperçois les journalistes qui font une drôle de tête ; ils se regardent entre eux, sans savoir comment réagir. Till ne sourit pas, ne dit rien de plus. Il regarde mollement Paul et Richard qui s’approchent derrière eux et les abattent très vite, avant même qu’ils aient eu le temps de se lever pour la plupart. Paul et Richard se regardent fièrement et rechargent leur flingue. Ils reviennent dans le hall principal avec Till et finissent d’abattre les otages que Chris a commencé à buter.
            Les policiers, inquiets à cause des coups de feu, rappellent. Chris ne répond pas cette fois-ci. C’est la phase 3 du Plan. Ils vont faire semblant de se rendre pendant que je ferai tout péter. Avant ça, ils font un tas des billets ramassés dans les coffres et y mettent le feu. Leurs yeux brillent d’une lueur angélique quand ils contemplent le brasier. Les flammes, c’est un peu comme les morts : elles ont quelque chose de fascinant quand leur nombre s’accumule jusqu’à ne former qu’une masse instable, où chaque élément se confond avec un autre, puis s’en dissocie soudain en crépitant, avant de s’enfuir à nouveau dans la masse.
Chris, Olli, Paul et Richard posent leurs armes par terre et se dirigent tranquillement vers l’entrée ; Till se retourne vers moi, regarde le minuteur qui n’affiche plus que trente secondes, et sort à son tour.

$$$

            Ces trente secondes me semblent être les plus longues de ma vie. Alors que je vois, derrière la porte d’entrée, un remue-ménage indistinct, des ombres qui attrapent d’autres ombres dans un brouhaha assourdi de cris et d’ordres, je regarde mon minuteur qui descend lentement à zéro.

            Derrière moi, j’entends un bruissement. Des petits pas.
« Qui est là ? »
            Pas de réponse. Je descends de mon perchoir et me dirige tant bien que mal vers un couloir peu éclairé où il n’y a toujours personne en vue. Je regarde mon minuteur : 10 secondes. Je me dis que j’ai bien le temps de marcher jusqu’à la porte des toilettes. Derrière elle, une petite fille s’y était cachée. Une petite fille blonde avec un T-shirt gris, un pantalon rose et des lunettes carré. Elle me regarde avec des yeux larmoyants.
            5
            Je fais comme si je ne l’ai pas vue.
            4
            Je retourne jusqu’au hall.
            3
            Je me rends soudain compte de tout ce qui vient de se passer.
            2
            Mais je n’ai aucun remords, non.
            1
            La porte d’entrée est bloquée par un ingénieux système réalisé par Chris. Les policiers ne l’ont pas encore compris.
            Clic.
            Je regarde mon minuteur, désormais à zéro. Je décroche le harnais et pose délicatement la bombe au sol. Je ramasse le flingue de Richard resté à mes pieds, m’éloigne un peu et me tire une balle dans la tête.

Er traf ein Mädchen, das war blind
Geteiltes Leid und gleichgesinnt
Sah einen Stern vom Himmel gehen
Und wünschte sich sie könnte sehen
Sie hat die Augen aufgemacht
Verließ ihn noch zur selben Nacht


Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...