dimanche 23 juin 2019

Ich verstehe nicht - 9


Chapitre IX – Ma résolution





Ich könnte Berge umstellen

Hätte gern um dich geschlungen

Aber lass Ameise dich fressen

Kummer in meinen Lungen

 

            C’est donc à Paris que ma vie bascula pour de bon. Là-bas, j’étais persuadé que le meurtre d’Adélaïde, tout comme l’assassinat de mes enfants et de Maria, était dû aux agissements du père Taylor. Et il fallait que je le retrouvasse au plus vite pour le lui faire payer. Le bon sens avait disparu de mon esprit, et je me disais que je n’avais plus rien à perdre de toute façon. Après tout, que reste-t-il à un homme qui se sent asséché, entièrement vidé de toute raison de vivre ? Ma carrière était déjà fichue – le groupe n’en parlait déjà plus depuis longtemps avant que je sortisse de prison. Et je me voyais encore moins mettre tous ces événements derrière moi et apprendre à vivre avec le peu de raisons qui me restaient.

            Aujourd’hui, j’ai le sentiment que j’étais encore enchaîné à la suite des événements comme un pantin idiot, comme un Pinocchio sans cricket pour lui dire quoi faire. Le raisonnement me semblait logique à l’époque alors qu’il ne fait plus du tout sens aujourd’hui. Je m’interrogeai seulement sur la raison pour laquelle Adélaïde m’avait laissé son journal de bord et mes lettres. Elle s’était douté de quelque chose avant sa mort. C’était évident. Elle était restée vague avec ses amis gays. Elle avait juste expliqué son geste par le fait qu’elle partait quelque temps voir sa famille et qu’il était possible que je passasse prendre le carton à ce moment-là. Puis elle fut assassinée. Dans son journal devait forcément figurer un indice ! Je le feuilletai sans arrêt. Mais rien. Pas une seule mention de ce départ, ni même de ce qu’elle avait en tête.

Je n’y comprenais rien.

Dans ma chambre d’hôtel, je faisais les cent pas en interrogeant tous les objets impersonnels qui m’entouraient et qui ne m’en apprenaient évidemment pas plus sur l’affaire. Je me sentais comme enfermé, face à un casse-tête de cadenas et de serrures, sans aucune clef en main, et je m’acharnais sur les chaînes en espérant qu'elles cédassent. J’étais aussi fou que lorsque ma fille aînée m’avait embarqué avec son compagnon pour ce qu’elle avait appelé un « escape game » – j’avais naïvement cru qu’il se serait agi d’une soirée originale où l’alcool coule à flot (il fallait bien ça pour supporter le gendre du moment) ou d’une chasse au trésor urbaine. Il faut croire que les énigmes, c’est pas mon truc.

Pourtant, je m’acharnais : Adélaïde n’aurait pas laissé quoi que ce soit à ses amis si elle n’avait pas su quelque chose. Mais que savait-elle ? Je feuilletai à nouveau son journal – les dernières pages seulement – et il n’y avait quasiment plus rien d’écrit après l’agression. Avant ou après, Taylor n’était pas mentionné. C’était pas logique, me dis-je. Pas logique...

Ces pensées ne cessaient de me tourmenter pendant la cérémonie le lendemain. Le comité était encore plus restreint ; Paris, c’était un peu loin trop pour la famille d'Adélaïde, qui vit un peu partout ailleurs en France, « en province » comme ils disent ; faire l’effort de se déplacer pour les funérailles de leur sœur, de leur tante ou de leur cousine ne semblait pas être une nécessité à leurs yeux. C’est ce que me raconta sa meilleure amie : une femme basanée, aux cheveux noirs, au ton acéré, à l’air digne et dont le prénom me surprit – Ariane.

Je me rends compte que je juge la famille d’Adélaïde un peu hâtivement ; je n’étais moi-même pas très réceptif après tout. Dès qu’Ariane mentionna les Taylor, je la rejoignis à l’écart pour n’écouter plus qu’elle et en savoir davantage. J’agissais presque comme un enquêteur mais un enquêteur borné, persuadé que le coupable est son suspect numéro un, qu’il ne peut en être autrement. C’est fou comme j’étais aveuglé par mon désir irrépressible de vengeance, désir que j’étais incapable de contrôler.

Mais il n’y a pas beaucoup de désirs que je contrôle en fait.

Le père Taylor, de son prénom Ralph, était à la base homme d’affaires, devenu ensuite sénateur au Congrès américain dans les années 1970, né en 1947, originaire de la Géorgie. Genre gros connard anti-IVG (Ariane utilisa l’expression pro-life en fait, que je ne saisis pas sur le coup), pro-armes, pro-Monsanto (je sentais qu’Ariane devait être de ces filles très vegans que je ne comprends pas beaucoup) et membre du Tea Party. Sur le moment, je n’avais pas non plus compris ce que ça voulait dire mais après un tour sur Internet, j’appris qu’il n’était qu’un anti-Obama pour les mauvaises raisons. En clair, l’archétype même de l’Amérique conservatrice que je déteste, l’Amérique sans cervelle, sans aucun sens du second degré, qui m’avait cassé les burnes et foutu en taule avec le pauvre Flake quand nous avions joué Bück Dich chez eux. Son gosse, Patrick Taylor, était né en 1965.

Je me souviens que j’eus un moment de réflexion en découvrant ça. Je m’étais douté qu’il avait à peu près mon âge quand je l’avais tabassé à mort. Mais après les funérailles d’Adélaïde, assez minimalistes mais suffisantes pour m’apprendre son âge, je fis enfin le rapprochement. Il y avait quand même une bonne vingtaine d’années d’écart. C’est pas que je désapprouvais – après tout, j’en ai connu pas mal, des femmes bien plus jeunes que moi, et je les ai connues au sens biblique du terme, si vous voyez ce que je veux dire – mais disons que je n’avais jamais vraiment considéré mes préférences sentimentales comme des exemples à suivre. Plutôt des choix en accord avec mon âme défectueuse.

Mais je m’égare.

D’après Ariane, Taylor père était de ces types qu’il est préférable de fuir comme la peste, qui cautionnait les pratiques un peu troubles de son fils, sous prétexte que « tant que ça fait de l’argent, c’est justifiable. » Le récit que lui avait fait Adélaïde de la visite chez les beaux-parents à Aix-en-Provence révélait beaucoup de dédain et d’animosité de la part de l’Amerloque, ainsi que de la mère, grande bourgeoise sans intérêt selon Ariane.

‘Adé m’a raconté qu’il s’était moqué d’elle sur sa tenue, son éducation, ses idées politiques et même son accent – pourtant, si tu veux mon avis, son accent était irréprochable, bien meilleur que le mien !’ me dit Ariane, en fumant fébrilement sa clope.

‘Ça va, tu te débrouilles mieux que moi,’ précisai-je avec un sourire vain.

‘Ouais, ouais,’ reprit-elle en balayant ma tentative. ‘Il pensait qu’elle n’était juste pas assez bien pour son fils… Les mecs comme ça sont juste tellement débiles…’

Dès qu’elle terminait une cigarette, Ariane se mettait à se ronger les ongles. Elle remarqua mon regard.

‘Ouais, je sais, une femme de mon genre ne fume pas, ne se ronge pas les ongles, ne s’habille pas comme ça – c’est ce que tu penses ?’

‘Hm ? Non, non…’

‘Si, c’est ce que tu penses. J’avais arrêté en fait. Mais, oh, peu importe... Tu sais, Adélaïde compte – comptait tellement à mes yeux. Je m’en aperçois seulement maintenant. On se voyait peu en fait… On était copines de fac, c’est tout. Et là, c’est...’

Elle fondit en larmes.

‘Tu es vraiment sûre que ce Taylor est derrière tout ça ?…’ lui demandai-je après quelques minutes d’un silence gêné où je n’osai pas la consoler à ma manière.

‘C’est évident que c’est lui ! Personne d’autre n’est assez taré pour faire ça ! Son fils avait des connexions un peu louches, tu sais, et le père savait tout !’

‘Du genre ?’

‘Du genre à copiner avec des ex-taulards bien rangés, à se rendre régulièrement à Lille pour récupérer du fric issu de son trafic – proxénétisme, si tu veux mon avis – j’en suis quasi sûre. Et en plus, Adé n’avait pas d’ennemi à part ce taré.’

‘Moi non plus.’

‘Comment ça, toi non plus ?’ me demanda-t-elle, à la fois intriguée et méfiante.

            Je lui expliquai rapidement ce qui était arrivé à mes enfants et à mon ex. Elle resta bouche bée, n’arriva pas à formuler des condoléances qui, de toute façon, ne méritaient pas d’être exprimées selon moi. J’enchaînai et l’interrogeai davantage sur le père Taylor, sur son adresse précise (qu’elle ne connaissait pas), les moyens pour le trouver, tout ce qui me passa par la tête à ce moment-là.

Toutes ces informations, je les compilai dans mon cerveau pour ensuite les analyser avec hâte, réfléchissant à un moyen de vengeance plus ou moins légal, mais avant tout efficace. Je lus et relus la dernière page du journal d’Adélaïde, à la recherche d’indices cachés, mais rien n’en transparaissait, comme si elle s’était doutée de quelque chose sans prendre le risque de le mentionner. Ou alors, était-ce censé me mettre sur la piste de quelque chose d’autre ? Mais comment pouvait-elle vraiment être au courant ? Et si c’était le cas, pourquoi être aussi vague ? Oh ! Je ne comprends plus rien…



Je feuillette son journal depuis quelques heures et je viens de tomber sur un extrait qui m’intrigue. En voici ma traduction approximative :



« Je me rends compte, parfois, que mon désir encyclopédique, cette envie de tout connaître du groupe est quelque chose d’assez malsain. Au fond, peut-être ne suis-je rien de plus qu’un stalker à distance ? Je n’entraverais jamais la limite de leur vie privée ; je ne pourrais jamais faire une quelconque démarche m’amenant à entrer dans leur sphère personnelle : les épier en train de faire leurs courses ; ou chercher leurs gosses à l’école ; ou embrasser leur petite amie du moment. Ce genre d’excès m’est inconcevable. Je m’impose des règles éthiques provenant du bon sens. Mais, au fond, quand je fais ce que je fais de mieux en tant que journaliste à mes heures perdues, quand je mémorise toutes les informations possibles et imaginables, de leurs goûts musicaux jusqu’à la date de naissance de leur mère, en passant par les commentaires sur leur caractère ou leur musique, ou encore les événements qui les ont choqués ou attendris pendant l’enfance, ou même les conditions d’enregistrement du dernier album, ne suis-je pas pire qu’un stalker ? Ce que je fais est-il sain ?

Ce n’est pas ce que fait le fan lambda. Le fan lambda écoute en boucle certaines chansons ; il apprend par cœur quelques paroles ; éventuellement, il cherche à savoir où et quand a été composé tel ou tel titre. Le fan lambda va à quelques concerts, maximum 3 par tournée. Le fan lambda achète les CDs en une seule édition, voire se contente de juste les télécharger, complète éventuellement la collection par quelques goodies. Du fan lambda, j’en suis loin !

Mais bien que j’aie pris conscience du fait qu’il y a dans ma démarche quelque chose de malsain, je ne me retiens pas. Je continue comme si c’était plus fort que moi. Comme si j’avais une mission à accomplir. Comme si je me persuadais du fait que tout ce que je sais faire, c’est apprendre et mémoriser, archiver dans mon cerveau, et que c’est justement cela qui me permet de me démarquer de la masse.

N’est-ce pas un simple désir de reconnaissance ? Caché, évidemment. Désir de reconnaissance de ma valeur par le travail. Or, comme ce travail n’est pas reconnu (quelle célébrité se réjouirait à l’idée d’être connue mieux qu’elle ne pourrait jamais se connaître elle-même ; de savoir que quelqu’un lui confère des qualités et des défauts, des intentions, des sentiments et des croyances, dont elle aurait à peine conscience ?), ce travail ne permet aucune reconnaissance. Ceux qui se distinguent de la masse des fans sont de deux sortes : soit ils ennuient, soit ils flattent. Les stalkers et les flagorneurs. Mais je ne peux être ni l’un, ni l’autre. »



Je cherche encore aujourd’hui ce qu’elle cherchait à dire avec tout ça. Ma traduction est assez élémentaire, j’en conviens, mais j’ai retranscrit l’essentiel, je pense. Pourquoi ce déballage aussi analytique sur elle-même ? A quoi bon ?

Parfois, j’ai l’impression que c’est juste le sort qui me joue un tour.

lundi 10 juin 2019

Ich verstehe nicht - 8

Chapitre VIII - En quête



‘Tu fais quoi, là, au juste ?’
            Toujours le regard inquisiteur de Schneider qui scrutait ce que j’enfournais avec détermination dans mon sac à bandoulière.
‘Till ?’
‘Quoi ?’
‘Tu vas où comme ça ?’
‘Mêle-toi de ton cul !’
‘Till… j’aime pas ça…’
            Schneider me sondait, me suivait jusqu’à la chambre de mon appartement berlinois, regardait ce que je prenais dans les placards, observait chacun des mouvements de mon esprit pour sentir ma prochaine résolution – à vrai dire, Schneider était plutôt doué pour sentir les conflits, les situations problématiques – tout le contraire de Richard, qui devait, à ce moment-là, être en train de cramer sa clope sur mon balcon, en observant les étudiantes en jupes courtes se dandiner vers le Mauerpark.
‘Till !’
‘Ferme-la…’
            Et Schneider, contrairement à Richard, manquait toujours de tact. Dans la salle de bains, je fis ma trousse de toilette automatiquement – des années à voyager avec le groupe avaient au moins eu l’avantage de m’apprendre à faire ça à la vitesse de l’éclair – et alors que je cherchais l’après-rasage en claquant des portes de placard, en me disant pourtant que ce n’était pas une nécessité non plus, j’entendis :
‘A côté du savon.’
            Je me tournai vers Schneider ; il fit un signe de tête vers le lavabo, où s’était caché le flacon, que je saisis en marmonnant Merci.
‘Till…’
‘Arrête de me suivre comme un chien !’
            Je revins dans le salon, enfournai la trousse dans le sac, vérifiai que j’avais bien mon passeport sur moi et regardai Richard, éberlué derrière la porte-fenêtre.
‘Il va où ?’ demanda-t-il en rentrant.
‘C’est ce que je m’évertue de savoir, figure-toi !’ clama Schneider sur un ton impérieux.
            Richard resta interdit. Je mis mon sac sur l’épaule, sortis mes clefs de la poche et leur lançai :
‘Vous voulez que je vous enferme à l’intérieur ?’
            Richard regarda Schneider, en quête de réponse ; Schneider soupira et me suivit dans le couloir, Richard sur ses talons. Dans l’ascenseur, Richard observait mon sac avec inquiétude. Il se tourna vers Schneider et lui chuchota :
‘On ne peut pas le laisser faire, c’est de la folie.’
‘Ah ça ! Je sais bien !’ s’exclama Schneider, alors qu’il ne pensait probablement pas à la même chose.
            Richard me regarda, gêné.
‘Till ?’
‘Quoi encore ?’
‘Tu vas faire quoi à Paris ?’
‘Botter des fesses.’
            Tous les deux froncèrent les sourcils.
‘D’après toi ?’ ajoutai-je, sarcastique.
            Richard acquiesça. Schneider fronça les sourcils. J’ai souvent donné l’impression de prendre Richard pour un idiot. En réalité, je sais qu’il n’était bête qu’en surface ; il pensait souvent à autre chose quand il réagissait enfin à une situation, avec un train de retard, mais son esprit, lui, concevait déjà la suite. Bloqué dans la simultanéité de ses idées, il enclenchait des réactions automatiques, devenues caricaturales surtout après des années d’imitations, qu’il avait appris, docilement ou stratégiquement, à supporter sans broncher. Ça lui donnait des allures de diplomate. Schneider, lui, c’était l’opposé ; il était… têtu.
‘Tu promets que tu reviendras ?’ me dit Richard d’une petite voix.
‘Non, il promet plutôt de ne pas partir !’ s’acharna Schneider. ‘Ecoute, Till, tu es en état de choc ; c’est le deuil, tu te sens perdu, et c’est normal ; tu ressens une colère qui fait partie des phases classiques du deuil ; mais nous, nous sommes là pour t’aider. Nous savons que ce n’est pas simple…’
            Et le Nous de majesté continuait encore jusqu’à ma Jeep.
‘Till ! Tu n’écoutes même pas !’
‘Ta gueule !’
            Je claquai la portière et démarrai. Je vis Richard s’interposer alors que Schneider voulait me bloquer la route. Ils s’échangèrent des paroles véhémentes, l’un en pointant son index vers moi, l’autre en agitant les mains calmement sans oser le toucher ; et je ne les ai plus revus.

***

            Je n’avais pas vraiment répondu à Richard surtout parce que je ne savais pas bien ce que je venais faire à Paris. A l’aéroport Charles de Gaulle, je n’avais qu’une adresse à montrer au taxi enjoué et trop bavard, qui croyait pouvoir raconter sa vie ou je-ne-sais-quoi d’autre après que je lui dis Bonjour.
‘Je neu parleu pas biun français,’ dis-je au bout de dix minutes d’une tirade interminable.
‘Ah bon ? C’est fou ça, avec votre tête, j’avais cru que bla-bla…’
            En fait, je connais deux-trois expressions en français, suffisantes pour emballer une jolie fille et acheter un croissant. Mais parler plus d’un quart d’heure à un zigoto qui écoutait la radio à fond la caisse et me présentait sa famille sur des photos casées un peu partout sur son tableau de bord, non merci.
            Ce fut une bénédiction d’arriver enfin dans la petite ruelle où se trouvait l’appartement d’Adélaïde après une demi-heure de bouchons. Je payai le chauffeur avec un billet de 100€ (c’est le premier qui sortit de ma poche) et, alors qu’il balbutiait qu’il n’aurait pas suffisamment pour rendre la monnaie, je lui lançai :
‘Keep ze change !’[1] en me précipitant vers les escaliers de l’immeuble.
            Il ne demanda pas son reste et redémarra très vite.

            Rouget… Rouget… Il n’y avait pas d’étiquette portant son nom sur l’interphone. Je pensai qu’elle avait peut-être déménagé pour échapper à quelque danger, commençai à me faire à l’idée qu’elle voulait peut-être m’éviter, mais la résolution était toujours là. Je m’assis sur les marches et attendis. Une mère avec une poussette sortit de l’immeuble une demi-heure plus tard. Je l’aidai à descendre ; elle me remercia vaguement et je me précipitai en haut des escaliers pour retenir la porte. Au quatrième, je frappai à la porte n°7. Inlassablement. Trois coups à chaque fois. Même au bout de cinq minutes, je continuais à frapper à la porte – je ne pouvais me résigner à l’idée de me retrouver sans issue…
Derrière moi, un homme me répondit. Il avait exactement ce qu’Adélaïde appelait un « look de Khâgneux fashion victim. » Je ne me souviens plus très bien ce qu’est un Khâgneux – un truc en lien avec ses études supérieures – mais je me souviens que son expression, qui m’amuse encore aujourd’hui, correspondait à ce que le mec portait ce jour-là : une coupe courte non entretenue, des lunettes carré, bordées de noir, un gilet jaune pastel par-dessus une chemise à carreaux, un jeans moulant et des mocassins pointus. C’est en faisant l’inventaire que je compris que l’homme qui me zyeutait de la porte n°8 devait forcément être son voisin Christophe.
‘Mais ça va, oui ? On pourrait avoir le silence ?’ avait-il dit.
‘Oh, sorry, but… I’m looking for Adélaïde.’
‘And you are…?’ fit-il du tac au tac.
‘Till… Till Lindemann.’
            Il m’examina de plus près en remontant les lunettes sur son nez.
‘Non, c’est pas vrai… Guillaume ! Guillaume, viens voir !’
            Un autre homme, au visage plus viril et les cheveux plus clairs, tendit la tête pour me regarder.
‘Il dit être Till Linde-machin ! C’est vrai ?’
‘Il lui ressemble vachement,’ trancha le deuxième homme.
‘Wow! You’re the famous guy from Germany!’ dit Christophe en s’adressant à moi sur un ton beaucoup moins méfiant d’un coup. ‘Sorry, I’m Chris.’ Il me serra la main. ‘Adélaïde told me a lot about you but I’ve never known what you look like! She only said you were a big tough guy, you see, but well, many people are big and tough! just look at my boyfriend! And… oh! By the way, she wanted me to give you something…’[2]
            Alors même que j’essayais d’assimiler tout ce qu’il venait de dire, il retourna à l’intérieur de l’appartement en laissant la porte ouverte sur un Guillaume taciturne qui me fit signe d’entrer.
‘Oh! I’m so stupid: come in!’ s’exclama Christophe, de derrière le canapé, sous lequel se trouvait un carton qu’il tentait d’extirper. Je m’approchai de lui en hésitant – je sentais le Guillaume qui me suivait à la trace, me surveillant du regard. Christophe se releva.
‘That’s what she left for you in case you’d come by.’
            Je baissai les yeux vers le carton bosselé, un peu déçu.
‘Well… I just wanted to know where she is.’
‘But don’t you know?’ chuchota-t-il.
‘What?’
            Il regarda son copain, qui s’était assis près de la fenêtre, puis tourna la tête à nouveau vers moi, en prenant une inspiration.
‘She’s dead.’
            C’est sur ces mots que j’aperçus un verre vide sur la commode.
‘I’m sorry. I thought you knew… I thought you were there for that… I mean: for the funeral.’
‘The funeral…’
‘Yes, it’s tomorrow.’
            Il y eut un long silence. Je compris pourquoi il y avait deux costumes noirs sur le canapé.
‘What happened?’[3] demandai-je.
            En hésitant et en regardant souvent son copain, qui ne disait rien probablement parce qu’il ne parlait pas anglais, il m’expliqua qu’elle avait disparu il y avait plus d’un mois, et que son corps avait été retrouvé en morceaux il y a une semaine – les articles, que je lus plus tard sur Internet à l’aide d’un traducteur rudimentaire, précisaient que ses membres, lestés par des chaînes au fond d’un lac à 40 km de Paris, avaient d’abord été repérés par un pêcheur des environs, et que son tronc, sans la tête, avait été retrouvé carbonisé dans un baril près d’une décharge publique ; la police avait réussi à identifier son corps grâce au dernier morceau retrouvé, qui n’avait pas complètement brûlé et avait laissé son tatouage partiellement intact – aucun suspect n’était connu mais Christophe soupçonnait le père Taylor avec conviction, répétant que c’était un « type suffisamment influent et cinglé pour faire un truc pareil ! »


Le cœur blanc de ton atroce souffrance
Est paré d’un dragon venu de France
Qui incendie mes principes primaires
Ceux qui font qu’au monde je déclare la guerre



            Je ne me souviens plus de ce que je dis ensuite au couple gay. Quelques mots sur les funérailles ; quel cimetière ; qui venait, peut-être. Mon esprit s’était éteint et la nouvelle m’avait asséché la gorge. Je n’avais qu’une seule envie : marcher. Et c’est ce que je fis après avoir casé le carton sous le bras, dévalé rapidement les escaliers, les rues, jusqu’aux quais de la Seine. Je m’aperçois aujourd’hui que ça fait bien plus de 5 km à pied, en ligne presque directe vers le fleuve, comme si son odeur m’avait attiré. Près de la Seine, je posai le carton à côté de moi, par terre, où je m’étais assis en regardant l’eau s’écouler nonchalamment, les détritus refaisant surface régulièrement, lentement, comme s’ils étaient transportés dans une boue sombre et molle, sous les ponts froids et le soleil enfariné par une sorte de smog – probablement qu’il avait plu la veille : je sentais mes fesses mouillées sur le béton.
Laisser l’eau s’écouler fait du bien quand on se sent comme un champ craquelé par la sécheresse. On se demande d’où peut bien provenir cette eau, mais ça n’a au fond pas beaucoup d’importance…
Dans le carton, il n’y avait que des papiers. Des paquets de mes lettres avec un élastique violet autour, les brouillons de ses propres lettres, et un grand carnet dont la couverture était décorée d’entrelacs de couleur corail et dont les pages étaient noircies de ce qui me sembla être, sur le moment, son journal intime, bien que je me demandasse : « Pourquoi en anglais ? » Plus tard, je m’aperçus qu’il s’agissait en fait du récit de tous les concerts qu’elle avait faits – uniquement des concerts de Rammstein.
Depuis le Reise, Reise Tour, elle nous suivait sur plusieurs concerts : elle choisissait les dates de manière stratégique pour éviter les frais de transport « excessifs, » s’arrachait les cheveux sur les réservations à faire, s’octroyait une fois sur trois quelques jours de « repos » pour visiter la ville, dormait même dans sa voiture quand elle n’avait pas pu réserver ; elle tentait parfois le premier rang en fosse, plus souvent les gradins, toujours pour retranscrire dans le moindre détail le concert, les effets, les ratés, l’ambiance, dans ce carnet où son écriture me semblait parfois si familière et parfois si étrange, précipitée, féroce ou endiablée. Cet acharnement me semble tellement bizarre que je n’ai jamais lu ce carnet en entier. Je me contente de relire ses lettres. Les excès de la fan qu’elle était me fichent la trouille. Je préfère me souvenir de la femme meurtrie, image qui n’est pas forcément plus juste, mais qui me paraît plus normale. Son entêtement analytique, je ne l’ai tout simplement jamais compris.

Ce matin, j’ai rouvert le carnet sans réfléchir et une photo en est tombée, imprimée sur une page fine et découpée soigneusement pour laisser un espace blanc en bas, où elle avait marqué en français : « Avant d’être bourré. » C’était elle à côté de Paul, qui faisait une grimace, un verre à la main. Derrière eux, j’apercevais les cheveux de deux jumelles farfelues croisées à Anvers, en 2009. Maintenant que je m’en souviens, ça avait été une vraie beuverie, cette after. Et pour la suite, c’est le néant complet.
Ça me frustre de savoir que je l’avais peut-être déjà rencontrée, que je me rappelais inconsciemment son visage, que je la reconnus sans m’en rendre compte, et de ne pas pouvoir faire un quelconque lien avec la femme à qui j’écrivis tant de fois, à qui je me confiai pendant un an, pour qui j’ai tout perdu, même si ce n’est pas à cause d’elle. J’ai donc repris le carnet et feuilleté les pages jusqu’à la date du 10 décembre 2009. J’aurais mieux fait de le laisser fermé : elle n’était pas sortie très ravie de cette after.
Et moi, je ne supporte pas d’être jugé – encore moins par une morte.


[1] ‘Gardez la monnaie !’
[2] ‘Oh, désolé, mais… Je cherche Adélaïde.’
‘Et vous êtes… ?’
‘Till… Till Lindemann.’
[…]
‘Wow! Vous êtes le mec célèbre venu d’Allemagne ! Désolé, je suis Chris. Adélaïde m’a beaucoup parlé de vous mais je n’ai jamais su à quoi vous ressemblez. Elle a juste dit que vous étiez un gros dur à cuire, vous voyez, mais bon, beaucoup de gens sont gros et durs à cuire ! Regardez mon copain ! Et… oh, j’y pense, elle voulait que je vous donne quelque chose.’
[3] ‘Oh, je suis bête. Entrez ! […] C’est ce qu’elle vous a laissé au cas où vous viendriez.’
‘En fait, je voulais juste savoir où elle est.’
‘Mais vous n’êtes pas au courant ?’
‘De quoi ?’
‘Elle est morte. […] Je suis désolé. Je croyais que vous saviez… Je croyais que vous étiez là pour ça. Je veux dire, pour les funérailles.’
‘Les funérailles…’
‘Oui, c’est demain.’
‘Que s’est-il passé ?’

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...