lundi 27 mai 2019

Ich verstehe nicht - 6

Chapitre VI - Horreur




            Heureusement que mon procès avait été expéditif : c’est pendant l’automne 2011 que je sortis de taule. La seule chose que j’en tirai ? Une amélioration relative de mon accent en anglais, surtout pour l’argot de prisonnier. D’ailleurs, c’est ce que je répondis à la question, soit condescendante, soit bienveillante, de Flake, qui vint me chercher en Angleterre avec ma mère, ma fille aînée et Paul. Flake était là surtout parce qu’on avait réussi à se réconcilier peu de temps avant ma sortie. Un coup monté par Paul, en fait : il avait réuni Richard et Flake chez lui pour une discussion salée à mon sujet, qui s’était conclue sur un tour en avion et une visite taciturne à la prison.

Dans la voiture en direction de l’aéroport, Flake, Paul et Nele affichaient une bonne humeur par une façade souriante, espérant peut-être me redonner un semblant de joie de vivre. Ma mère, elle, ne souriait pas. Elle sourit très rarement à vrai dire. Moi, je parlais peu – mes réponses à mes accompagnateurs se résumaient à des monosyllabes car je n’avais pas envie de parler, pas envie d’écouter les nouvelles des autres, les soucis de chacun – je n’avais envie que d’une chose : rentrer chez moi, tourner la page sur ce qui s’était passé, revivre pour de bon. Et pendant que Paul me complimentait sur mon physique d’athlète que j’avais su conserver (« Une année de taule, c’est plus motivant qu’un coach, » lui répondis-je – ma plus longue phrase du voyage), je repensai à Adélaïde.

            Elle n’avait pas répondu à mes deux dernières lettres, ce que j’avais trouvé très bizarre car elle était pourtant une correspondante assidue, à raison de deux lettres par mois. Je m’étais tellement inquiété que je lui avais même téléphoné – pour un coup de fil à l’étranger, il me fallait l’autorisation du directeur de la prison, que j’avais finalement obtenue une semaine avant ma libération – mais j’étais tombé sur sa messagerie. Entendre sa voix hésitante débiter du français que je ne comprenais qu’à moitié m’avait laissé quelques frissons…

J’avais du mal à la revisualiser, vous savez. Je crois que c’est Nabokov qui parlait de deux types de mémoire visuelle : l’une où l’on « recrée une image dans le laboratoire de l’esprit » et l’autre où l’on « évoque instantanément la réplique objective » (ou alors « optique » ? Je ne me souviens plus) du visage qu’on essaye de se rappeler. Ma lecture remontait à peu de temps quand j’y pensai dans la voiture, mais aujourd’hui, les mots précis ne sont plus que de vagues souvenirs. Et impossible de sortir de chez moi pour trouver un exemplaire du bouquin – vous comprendrez pourquoi à la fin de mon récit. Que disais-je ?

Quand on se remémore quelqu’un, on pense à son visage généralement – ou à ses manies, ses petits tics, voire à son parfum si perdure une certaine sensualité dans les sentiments. Or, pour Adélaïde, je n’arrivais pas à me souvenir, comme si mon esprit faisait un blocage pour des raisons que j’ignorais – ou que je préférais ignorer.

            Dans ma dernière lettre, justement, je l’avais encore encouragée à prendre rendez-vous pour cette reconstruction faciale dont on lui avait parlé. Elle était hésitante, craignait surtout de ressortir de l’opération pire qu’avant, ou d’avoir trop d’espoir dans cette chirurgie, et donc d’en revenir déçue ; peu importait la réussite potentielle…

‘Tu as des nouvelles d’Adélaïde ?’

            J’avais posé la question dans l’avion, en regardant droit devant moi, là où s’était trouvée la tablette fixée au dos du siège situé en face et où mon visage s’était reflété dans l’écran noir. J’étais assis côté fenêtre et Paul, à ma gauche, s’était probablement demandé si la question lui avait été destinée ou non. Je m’étais tourné vers lui.

‘Alors ?’

‘Ben… non. J’allais te poser la même question en fait.’

‘Tu ne l’appelles plus ?’

‘Si, si. Mais ça doit faire… attends…’ avait-il réfléchi à voix haute, ‘ça fait bien un mois qu’elle ne répond plus au téléphone.’

‘Ah.’

‘J’ai voulu aller à Paris pour la voir, vérifier s’il ne lui était rien arrivé…’

‘Et ?’ m’étais-je impatienté.

‘Bah, comme ça va mieux entre moi et Maja en ce moment, j’essaie d’être aux petits soins avec elle, tu comprends ? Histoire de me rattraper…’

‘Ouais, je vois.’

            J’avais détourné le regard vers le hublot à travers lequel une mer de nuages s’était étendue indéfiniment.

‘T’as vraiment aucune nouvelle ?’ avais-je demandé dans le vague.

‘Bah, non, j’te dis.’

            Paul m’avait jeté un regard suspicieux, intrigué sûrement par mon inquiétude envers Adélaïde, qui dépassait mon impatience à l’idée de retrouver ma famille. Au fond, je n’avais pas pressenti ce qui allait se passer. Loin, très loin de là. Si j’avais eu ne serait-ce qu’une mince idée, qu’un minuscule soupçon, j’aurais tout fait pour que tout cela se passât autrement, bien que ce fût impossible ; j’aurais au moins réagi autrement. Je crois. Evidemment, là, maintenant, j’ignore encore ce que j’aurais pu faire. D’ailleurs, j’avais déjà eu la vague impression d’être enfermé dans un manège, enchaîné au tourniquet des événements, et je n’avais eu aucune idée du comment m’en sortir, de l’endroit où s’était trouvée l’issue. C’est peut-être de là qu’était venu mon esprit distant, perdu par-dessus les nuages, qui avaient semblé étrangement immobiles sous l’avion… tout semble trop immobile dans un avion, de toute façon. Et en plus, c’est tout étriqué à l’intérieur. J’aime peu les avions.

            Lorsque nous arrivâmes à Berlin-Tegel, où Flake et Paul nous regardèrent prendre un autre vol, direction Schwerin, j’avais toujours ce sentiment claustrophobe que l’étroitesse de l’avion puis de la voiture amplifiait sûrement. J’avais besoin des grands espaces de mon enfance, du sentiment de liberté qui les accompagne. C’est d’autant plus étrange que l’une des raisons qui m’avaient poussé à re-signer avec Rammstein, et donc partir en tournée, c’était justement le sentiment d’avoir fait le tour de mon chez-moi, aussi vaste soit-il ; comme si les lieux qu’on fréquente régulièrement rapetissent. La cour de récré si effrayante, peuplée de tant d’enfants inconnus que ma seconde fille, Marie-Louise, ne voulait jamais y retourner et me faisait une scène chaque matin, avait fini par être son terrain de jeu favori, connu dans chacun de ses recoins, et où elle s’ennuyait franchement, ce qui m’avait poussé à quitter Berlin pour la campagne de mon enfance qu’elle ne connaissait pas. Et puis, elle avait grandi, et elle devait retourner à Berlin pour ses études… Mais je digresse un peu.

            Tout ça pour dire que j’étais surtout dans un état proche de l’appréhension, mais j’ignorais ce qu’il y avait à appréhender. Je ne sais pas si cet état d’esprit conditionna mon comportement à suivre, mais il doit y avoir un rapport ; il y a toujours un rapport. Forcément.



***



            Arrivé à Wendisch-Rambow, je demandai à ma fille, qui conduisait, de passer par le détour, afin de m’éviter les signes des trois cent cinquante-sept villageois qui me connaissaient tous.

‘Je ne fuis pas, j’évite,’ répondis-je à ma mère qui, s’étant retournée vers moi, tentait de m’expliquer que j’étais un ingrat sans utiliser le mot.

‘Ça revient au même,’ grommela-t-elle en regardant la route.

‘Dans la forme, pas dans le fond.’

‘Toujours aussi subtil à ce que je vois.’

‘Oh ! Maman, arrête un peu et laisse-moi tranquille !’

            Certes, je tirais une tête pas possible depuis le début du voyage mais elle pouvait faire au moins l’effort de comprendre à quel point il m’était impossible de cacher toute l’amertume cumulée dans mon trou à rat depuis un an. On ne demande pas au cafard de sourire, que je sache ! Avec moi, pareil.

            Ma mère se tourna à nouveau vers moi et me regarda d’un drôle d’air ; Nele aussi me zyeuta dans le rétroviseur ; et je compris que j’avais probablement parlé à voix haute. C’est d’ailleurs l’autre truc qui inspirait la crainte chez les autres prisonniers quand j’étais en taule, et je me rendis compte à quel point je ne le contrôlais plus.



***



            Arrivé à la maison, je m’attendais à être accueilli à bras ouverts, les enfants criant « Papa ! » avant de me sauter au cou, mais au lieu de cela, je découvris la porte d’entrée ouverte et personne qui ne répondait aux appels. Je regardai ma mère qui fronçait déjà les sourcils, puis Nele qui regardait autour d’elle à la recherche d’un intrus ou d’une chose insolite expliquant ce mystère.

‘Maria a dit qu’elle resterait à la maison, je suis sûre,’ précisa Nele. ‘A moins que les garçons aient encore insisté pour t’attendre à l’aéroport et que Maria ait cédé ?…’

            Nele me jeta un regard incertain, comme si moi, je détenais la réponse ! J’entrai chez moi, j’appelai les enfants à nouveau. Ma mère précisa dans mon dos que Marie-Louise devait être là aussi, qu’elle était elle-même allée la chercher chez sa mère pour réunir la famille et fêter mon retour. Je longeai le couloir, à la recherche d’une explication à ce silence lugubre, qui m’échauffait déjà le sang de frustration. Du coin de l’œil, je vis Nele se diriger vers les chambres à l’étage. Je poussai la porte du salon et je vis.



            Je vis un désastre sans nom, les meubles à peine déplacés, le tapis froissé, et le sang – partout. Les murs, le sol, la table basse, la télé en étaient recouverts. Des taches rouges qui collaient au beige ambiant, qui collaient même à mes tympans, qui n’entendaient plus rien. Je n’arrivais pas à me rendre compte de ce qui se passait, comme si mon cerveau avait réussi à arrêter le temps.

Ma mère se précipita vers ce qui ressemblait au corps de Maria, allongée sur le ventre, puis sur celui de Marie-Louise. Elle releva la tête vers moi, éplorée. Puis j’entendis le cri cinglant de Nele, qui venait de l’extérieur ; alors je me ruai vers la porte menant au jardin, la fracassai au passage, et attrapai ma fille dans mes bras, où elle ne pleurait pas, où elle criait toujours, le regard rivé sur deux garçons que je ne reconnaissais plus, accrochés à la balançoire, la tête en bas, les pieds entortillés par les chaînes. Je devinai que ces deux garçons étaient mes fils, mais je suppose que le choc ou la colère avait évacué toute tristesse : je ne les reconnaissais pas, leur posture ne me faisait rien. En moi, il y avait comme un vide total de sentiments – je n’étais décidé qu’à une seule chose. Agir. Pour faire quoi, je l’ignorais. Mais agir était la seule idée qui monopolisait mon cerveau.

            Je lâchai ma fille, qui se recroquevilla au sol, et je m’élançai vers le garage. Je saisis mon fusil, le chargeai à la volée, laissai tomber quelques cartouches en les enfournant dans ma poche, et ressortis l’arme en main, prêt à tirer sur le premier coupable en vue. J’entrai à nouveau dans le salon, où je gueulai à ma mère, qui appelait certainement la police :

‘Laisse tomber ! Va chercher Lutz !’

‘Et tu comptes faire quoi comme ça avec Lutz ? Partir à la chasse ?’

            Elle semblait outrée et je ne comprenais pas pourquoi alors je gueulai de plus belle, tandis qu’elle me suppliait de lâcher mon fusil, ce que je refusai catégoriquement, regardant autour de moi de manière frénétique, craignant le retour de ceux qui avaient foutu ce bordel sans nom chez moi, à tout instant – et aussi familière que semble l’expression aujourd’hui, je dois avouer que c’était ainsi que je ressentais vraiment les choses, comme une simple perturbation qui provoquait une colère incompréhensible – comme si le seul moyen que j’avais trouvé pour atténuer l’horreur était d’anéantir toute peine, toute logique. Je ressortis pour trouver Nele, prosternée devant les corps mutilés de Fabian et Esteban, desquels le sang ne coulait plus mais avait laissé une flaque noirâtre dans le bac à sable au-dessous.

‘Lève-toi, Nele ! Y’a rien à faire pour eux.’

            Tous – tous, vous dis-je, avaient reçu plusieurs balles dans la tête – seules Maria et Marie-Louise avaient été respectivement blessées à la jambe et dans le dos avant d’être achevées comme du vulgaire bétail et laissées là où elles étaient tombées. Fabian et Estaban, eux, avaient été accrochés en l’air pour une raison que j’ignorais mais qui devint cruciale plus tard.

‘Nele !’

‘Papa… Il faut les détacher…’

‘Nele, lève-toi et va raisonner ta grand-mère ! Elle n’écoute pas ce que je dis.’

‘Mais papa…’

            Elle restait à genoux, le regard suppliant rivé sur moi, et moi, j’avais mon fusil à l’épaule, prêt à exploser le crâne de la première cible en vue, et je me rends compte aujourd’hui combien mon comportement pouvait paraître étrange. Je n’avais pas encore versé une seule larme ; c’était comme si j’avais à peine regardé le corps de mes enfants, sans vie, comme si… comme si je m’en foutais.

            Mais je ne m’en foutais pas. J’étais devenu fou. Littéralement. Et quand je repense à ce moment, ce n’est plus qu’un fouillis d’actions sans logique, se déroulant dans le désordre – un cauchemar éveillé sur plusieurs heures, qui se termina sur les mots de ma fille :

‘Papa, s’il te plaît – rentre à la maison.’

            Elle posa sa main sur mon épaule et je me rendis compte que j’étais à genoux, couvert de terre, perdu au cœur du bois alentour, où j’avais cru voir s’enfuir un type, et mon fusil par terre devant moi. Et je pleurai. Je pleurai en silence.

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La suite de la fiction.

jeudi 9 mai 2019

Deutschland (Rammstein) - Review de clip et paroles (II et III)


Review de Deutschland (Rammstein) - clip et paroles
Parties II et III

Nous terminions la première partie sur une double question car le traitement de la religion chrétienne dans le clip mérite de s’y pencher dans une partie dédiée, mais rappelons qu’il est difficilement dissociable de la manière dont le pays est représenté dans le clip, ne serait-ce que parce qu’en Allemagne, l’Eglise est partenaire de l’Etat. Ceci peut sembler anodin en soi mais pour un groupe tel que Rammstein, dont les membres sont tous nés en Allemagne de l’Est, cela ne l’est pas. L’athéisme est embrassé par plus de 60% des citoyens de l’ex-RDA (72% si on ne prend que la tranche d’âge correspondant à celle du groupe) et certains dans le groupe, Flake en première ligne, ne cachent pas leur athéisme. Or, ils vivent aujourd’hui dans un pays où leur fête nationale, la date de la réunification, commence par un office religieux.


 

Une religion parodiée pour critiquer les fondements d’un pays ?


Le premier indice a été révélé avant la sortie du clip par le réalisateur lui-même, Specter Berlin qui, sur son compte Instagram, a posté des images du clip accompagnées de la mention de six des sept péchés capitaux. On aperçoit ainsi Germania-médiévale associée à la gourmandise, Germania en tenue de garde prussien associée à l’avarice, Germania-Judith à la colère, Germania en fauteuil roulant à la luxure, Germania en maillot doré (accompagnée de chiens et de policiers) à l’orgueil, enfin Germania-RDA à l’envie. Certaines associations sont plus faciles à comprendre que d’autres.



Prenons l’exemple de Germania sous les traits de Judith, la veuve juive du récit biblique qui séduisit et décapita Holopherne pour sauver son peuple (la ressemblance entre le tableau de Lucas Cranach l’Ancien, au niveau des accessoires, et la tenue de Germania est frappante). L’association à la colère, celle qui s’exprime face à l’envahisseur, est peut-être due au fait que Germania-Judith porte encore la tête de Till, décapitée dans la scène d’introduction, au moment où il représentait justement un envahisseur romain. Dans l’introduction, Germania n’y figure pas sous les traits de Judith mais plutôt sous ceux d’Odin : on constate qu’il y a des hommes pendus dans les arbres – le sacrifice que faisaient les peuples germaniques à Odin était la pendaison, d’où son autre nom « Hangi » – et l’acte de décapiter rappelle le mythe de Mimir le sage, dont la tête était conservée par Odin. Cette figure d’Odin va être plus tard reprise avec Germania-médiévale qui ressuscite les chevaliers morts (il s’agit d’un des pouvoirs du dieu nordique). Odin semble être celui qui prend en charge la colère de son peuple attaqué par les Romains puis cette colère ahurissante où les chevaliers se battent entre eux, et religions païenne et chrétienne finissent par être associées pour être remises en cause. Le message semble être que le travers de l’Allemagne est de renverser les valeurs : quelque chose qui semble à l’origine une réaction légitime devient une source d’autodestruction.



Il est intéressant de constater que la tête décapitée de Till traverse les époques, jusqu’à se retrouver sur les genoux de Germania dans une scène qui semble représenter la réunification (Germania en fauteuil roulant porte sa tenue RDA sans le calot à l’insigne communiste, avec un crucifix à sa botte). Le choix du personnage de Judith, et le fait qu’elle n’appartienne pas à une période historique claire, intrigue : les scènes dans cette tenue semblent avoir été filmées dans le même lieu que les scènes au camp de concentration, donc on s’éloigne de l’antiquité ; même si la tenue rappelle la Renaissance, le lieu nous y extrait (on aperçoit même les graffitis). Par ailleurs, l’allusion au péché de colère est faite à plusieurs reprises via les scènes de violence : bataille médiévale où policiers en tenue anti-émeute sont finalement présents ; match de boxe entre Till et Richard ; réaction des Romains face à Germania ; acte terroriste de la RAF… L’Allemagne est dépeinte comme étant fautive du péché de colère à plusieurs reprises dans son Histoire. Germania-Judith semble représenter une figure religieuse phare pour Germania, traversant les époques, reprise à la fin du clip car nous l’apercevons aussi dans le caisson en forme de cercueil qui part en orbite. Judith est, en quelque sorte, une guerrière comme Germania la valkyrie et Germania-Odin, qui prend l’initiative d’agir pour tuer l’envahisseur. En étant associée au péché de colère, elle semble vouloir la légitimer, mais les faits historiques présentés viennent remettre en cause cette légitimité. Cette Germania-Judith ne serait-elle donc pas la représentation de ces Allemands d’aujourd’hui qui rejettent réfugiés, immigrés, sous prétexte qu’ils n’ont pas la même religion ? Et le fait qu’elle termine dans un cercueil ne serait-il pas une manière symbolique de tenter (en vain) de se débarrasser de ce péché de colère ?

On retrouve des allusions à d’autres péchés mentionnés par le réalisateur à travers le clip, notamment l’avarice avec la présence ostentatoire de billets (la corruption dans la scène au siège de la RDA ; match de boxe improvisée rappelant la période faste de la République de Weimar, où on voit Paul le bookmaker compter ses billets derrière un Till dépité d’avoir perdu un match ; la scène dans la prison où il serait peut-être question de crise économique, puisque les billets sont en euros…) ; l’envie peut-être dans toutes les scènes de rivalité entre membres du groupe ; l’orgueil, comme nous l’avons démontré dans la première partie, avec l’or et les dorures présentes même sur les accessoires les plus incongrus (par exemple le pistolet de Germania en maillot bling-bling) ; la luxure avec les politiciens de RDA et les hommes en tenue BDSM sous la table de banquet des moines, probable représentation de l’enfer symbolique qui attend ces religieux qui se gavent allègrement, et commettent donc aussi le péché de gourmandise.



En outre, ce péché de gourmandise est représenté de manière très évocatrice : la choucroute dévorée n’est autre que Germania elle-même. Les moines, qui sont arrivés en foulant une horde de rats (probable référence à la peste) et en méprisant la présence de cadavres pendus au-dessus de leur tête (la tête dégoûtée de Till en dit long), mange littéralement l’Allemagne : ils l’épuisent de ses ressources. Cela rappelle la division en trois ordres, avec le clergé et la noblesse (dont on aperçoit furtivement la présence à gauche) qui s’enrichissaient au détriment du peuple.



Cette lecture permet de donner un autre sens aux lasers rouges, qui mettent désormais en évidence un vice présent au cœur même de l’Allemagne dès l’arrivée des Romains, vice inhérent dont elle ne parviendrait pas à se séparer, amplifié par la religion, et qui culminerait avec une scène de Nativité revisitée dans le futur où le vice survit malgré une renaissance puis des funérailles symboliques. En effet, on voit encore des croix rouges sur les bœufs ; la tenue de Doktor Flake est rouge comme celle d’un cardinal ; et on aperçoit un laser rouge au moment où le cercueil est envoyé dans l’espace. Le fait de se promener avec la tête décapitée de Till pourrait donc être une sorte de memento mori rappelant à quel point le sentiment de toute-puissance de l’Allemagne la rapproche toujours de l’autodestruction.

De plus, Germania-médiévale relève des chevaliers pour qu’ils combattent à nouveau au moment où elle plante le drapeau. Certains, comme Till et Flake, sont pourtant criblés de flèches et d’épées, ce qui rend les images très comiques. Au final, aucun ne sera montré vainqueur : on les reverra tous tomber à genoux, s’effondrer en criant, ou chercher une échappatoire avec un regard ahuri. Le pouvoir de Germania n’est même pas salvateur : on dirait presque que la bataille est vouée à se répéter indéfiniment puisque les policiers rejoignent les chevaliers plus tard, et la scène passe de la bataille à l’émeute. Germania est ici l’allégorie d’un pays qui apporte sa propre ruine, en répétant inlassablement les mêmes erreurs, ou les mêmes péchés.



C’est seulement par l’absurde qu’elle peut trouver une forme bien fragile de rédemption en adoptant les traits d’une religieuse en robe entièrement blanche et au chapeau à cornette, peut-être une Vierge Marie vénérée par des astronautes à côté d’une biche (symbole de pureté et de virginité – cf la déesse Artémis) à laquelle on a mis un collier à piques sûrement pour accentuer l’absurdité, une Marie qui enfante six chiots pour chacun des astronautes, et dont l’Assomption consiste à devenir un ange victorieux devant lequel le groupe se met à quatre pattes (tels des chiens justement), dans une parodie du quadrige situé au-dessus de la Porte de Brandebourg (Germania serait donc ici la déesse de la Victoire), puis à orbiter autour de la Terre.




L’ensemble de ces dernières scènes met en évidence l’absurdité de la situation, comme si l’image d’une Allemagne gardienne des nations (cf les chiens, la croix rouge, la position de l’ange) serait ridicule, et parodier la religion est une forme de provocation en soi.

Or, la provocation est quelque chose qui est presque devenu la marque de fabrique de Rammstein, et nous étudierons maintenant la manière dont les références méta se sont infiltrées dans le clip.





Un retour sur soi pour un retour sur le devant de la scène


Les petits détails faisant allusion à Rammstein en général, que ce soit leur show, leurs autres clips ou leur carrière, sont tellement nombreux qu’une liste exhaustive est impossible à établir. Des accessoires en forme de croix présents sur le champ de bataille aux bustes des membres du groupe utilisées pour la promo MIG ; du match de boxe entre Till et Richard faisant allusion à la bagarre générale dans le clip de Haifisch au lyco-masque de la mise en scène de Feuer Frei, que porte Germania sur le bûcher, en passant par les moines qui rappellent le clip Rosenrot, les membres à quatre pattes qui rappellent celui de Mein Teil, les astronautes qui rappellent ceux dans Amerika, ou encore le cercueil de Germania qui rappelle celui de Blanche-Neige dans Sonne, les références s’accumulent à tel point qu’on pourrait se demander si tout le clip ne serait pas juste un prétexte pour inclure tout ce qui fasse penser à ce qu’a fait le groupe auparavant.

Les paroles elles-mêmes, avec l’anaphore en « über, » rappellent d’autres chansons, comme Zerstören, ou Los. Tout le clip, sous couvert de dépeindre l’Allemagne, ne serait-il pas prétexte à montrer tout ce pourquoi le groupe est célèbre aujourd’hui ?

Il y a quelque chose de la gloire autoproclamée dans une telle démarche. Pourtant, cela passe aussi par l’effacement des membres du groupe, en tant que chanteur et musiciens, au profit des nombreux rôles qu’ils incarnent. Certains sont même méconnaissables avec leur costume et le maquillage. Paul au siège de la RDA a une coupe de cheveux complètement improbable, qui le ferait presque passer pour un figurant s’il n’était pas au premier plan. De même pour Schneider qui, par son attitude dans les différents rôles, interpelle et étonne précisément parce qu’on le reconnaît à peine quand il se prête autant au jeu ; ou encore Till qui, malgré son visage parfaitement reconnaissable quoi qu’il fasse (d’autant plus avec ses piercings), va jusqu’à se travestir en femme lorsqu’ils incarnent les terroristes de la RAF.



Par conséquent, difficile d’y voir un orgueil mal placé de la part du groupe s’ils se déguisent en même temps qu’ils affichent tout ce pourquoi ils sont connus dans le décor. On peut à la rigueur comparer cela au fan service des films de superhéros, où telle référence sera placée quelque part surtout pour faire un clin d’œil aux connaisseurs, aux fans avertis. D’ailleurs, le choix de la forme, une fresque historique, peut être en soi considérée comme du fan service, les fans étant surtout friands des clips « à histoire » du groupe.

Cependant, suite à la sortie du clip Radio, on peut s’interroger sur l’image que le groupe renvoie d’eux-mêmes et ce que cela peut signifier. Par exemple, les rôles adoptés pour la période Nazi prêtent à sourire. En effet, Richard et Schneider sont les SS ; les quatre autres sont les prisonniers, qui finiront par fusiller les premiers dans une autre scène. Cependant, lorsque les quatre en question incarnent des officiers Nazi (peut-être pour rééquilibrer un peu), Richard est un moine et Schneider un chevalier. Dans la scène tournée en prison, à nouveau Richard et Schneider incarnent l’Etat en jouant le rôle de gardiens, violent pour l’un, moqueur et agressif pour l’autre, tandis que les quatre autres sont des détenus, positionnés comme victimes. Les fans connaissent le rôle prépondérant de Richard dans la création artistique du groupe : son besoin de tout contrôler a parfois mené le groupe à des tensions sévères, à la limite de la rupture. Peut-être s’agit-il ici d’une allusion à ce rôle qu’a pu avoir Richard sur le groupe (par extension Schneider aussi, même si rien le concernant n’a été mentionné en interview), sous forme de « private joke » que seul le fan qui connaît bien le groupe comprendra ?



En outre, malgré l’effacement du groupe derrière des personnages qui s’affrontent parfois, les plans stylisés au ralenti, où le groupe est clairement reconnaissable et avance en même temps dans une attitude de conquête, la tête haute et le regard au loin, nous présentent un groupe uni. Cela fait écho aux dernières interviews du groupe, où ils répètent à quel point leur humeur est au beau fixe et les tensions sont absentes entre eux.

Cela reste de la mise en scène, évidemment, et n’a pas de valeur de preuve concernant leurs rapports entre eux. Mais il est intéressant de noter que cette image d’un groupe uni dans la gloire est utilisée à deux reprises dans les derniers clips sortis, après un Haifisch où ils mettaient en scène des tensions (à la limite de la folie meurtrière) et un Mein Herz Brennt où on voyait un groupe en tenue de clochards s’éloigner d’un hôpital en flammes. Il semblerait qu’ils veuillent marquer leur retour par le sceau de la gloire.






CONCLUSION


Il y a tout de même quelques défauts à trouver au clip. Le montage, qui confond rapidité et rythme, anéantit parfois l’ambiance, ce qui est particulièrement dommage pour les passages comiques, pour lesquels le spectateur n’a pas le temps de rire. Cependant, cela rend aussi la recherche des références diverses assez trépidante, collant une auréole de mystère au clip pour le spectateur qui regarde juste par curiosité. En outre, on peut trouver que le clip verse un peu trop dans la provocation facile, notamment à cause du teaser, qui surfe sur la manière dont réagissent médias et public de nos jours – souvent de manière disproportionnée, sans jamais prendre le temps de la réflexion, de la vérification des faits. Or, il est vraiment audacieux de la part du groupe de choisir un fait de société comme thème principal pour leur clip, surtout après avoir habitué les fans aux clips sans fond, bien fichus mais juste drôles, ou aux représentations de faits divers, qui peuvent être osées, mais n’engagent à rien. Le groupe avait jusque-là sciemment évité certains aspects de l’Histoire allemande, craignant sûrement les accusations qui fusaient même lorsque la provocation était visiblement légère. Avec Deutschland, ils décident d’attaquer frontalement un sujet controversé pour mettre en scène un rapport très maladif à sa propre identité allemande, définie par la violence, la manigance et l’absurdité, à une époque où les nationalismes se propagent en Europe. Et ils font ceci en déployant beaucoup de moyens, en affichant un souci du détail, alors qu’après l’annonce de leur tournée des stades, sold out en très peu de temps, ils n’ont plus grand-chose à prouver.

Ces efforts sont vraiment tout à leur honneur.

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Retrouvez ma traduction des paroles via ce lien.
 

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...