samedi 16 mars 2019

Glaube Mir

Ceci est une nouvelle dont l'action se déroule 14 ans après la fin d'Amaryllis. La démarche y est très différente de la romance d'origine. Le personnage de Till est volontairement plus torturé et dérangeant que de mesure. Bonne lecture.

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Glaube mir

„Die Haut...so jung
Das Fleisch...so fest“
Rammstein, „Wiener Blut“

            Pétale d’Amaryllis. Voilà ce qu’elle est quand je la vois se lever. Elle enfile sa petite culotte, me jette un regard sombre disant peut-être : « Je me doutais bien que tu étais un sale pervers ! » ou autre chose dans le même esprit, puis ramasse ses affaires et s’en va se rhabiller dans ma salle de bains.

***

            C’est quatorze ans après la mort de Paul et Amaryllis que j’ai vu cette gamine débarquer chez moi, accompagnée de sa tante, visiblement peu enchantée à ma vue. Cette dernière ne parlant pas un mot d’allemand, et moi ne comprenant rien au français, c’est avec des notions d’anglais plus que vagues qu’elle m’avait appelé pour me faire part du choix qu’elle avait fait il y a longtemps : attendre l’adolescence de la petite pour lui transmettre toutes mes lettres – deux par an – et l’envoyer dans un collège où elle aurait étudié l’allemand en première langue (chose peu aisée à faire dans le Midi, m’avait-elle rappelé par bonne conscience), histoire que la petite puisse les lire, ces lettres, un jour.
« Myalis est une bonne élève, m’avait précisé la tante dans son anglais toujours plus approximatif en réponse à mon silence résigné. Elle a pu me traduire toutes les lettres et m’a demandé qui vous êtes… »
C’est une bonne petite dame, la tante. Un peu ronde, visiblement débrouillarde et pleine d’entrain ; ça se voit qu’elle a mis au monde quatre gosses et les a éduqués comme il faut. Au téléphone, elle m’avait expliqué qu’elle s’était contentée de dire le « strict nécessaire » à Myalis sur ses parents : sa mère partit vivre à Berlin, où elle rencontra un homme plus âgé avec qui elle vécut quelques mois ensemble avant de perdre la vie dans un accident. Son père ne supportant pas ce décès tragique préféra se suicider. Moi, dans l’histoire, je ne deviens que le « meilleur ami » du papa. Au final, le « strict nécessaire » s’avère être tout hormis un petit détail – la rupture et les raisons de cette rupture, qui m’incluent donc dans le récit et l’altèrent légèrement.
Mais je me dis que la tante ignorait sûrement ce petit détail et l’ignore toujours, la malice de Myalis étant telle qu’elle avait choisi de ne pas tout traduire de mes lettres pour voir jusqu’où sa tante en savait de l’histoire.
« En fait, si je vous appelle, c’est pour vous dire qu’elle aimerait vous rencontrer, pour en savoir un peu plus sur son père, comment il était… »
            C’est vrai que le Paul n’a laissé que peu de famille derrière lui, à part trois autres gosses qui n’ont jamais su ce qu’était devenue Myalis : Emil par choix, Tanja par oubli, Hannah par contrainte car Maja, sa mère, a coupé les ponts avec tout le monde, y compris son premier défenseur Schneider. Aux yeux de la tante, qui a fait son possible pour raconter ce qu’elle savait de sa sœur à Myalis, je suis le mieux placé pour assouvir le désir paternel qui pousse chez la gamine. J’avais donc accepté qu’elles viennent me voir dans ma campagne solitaire, leur payant le vol et leur proposant même de venir dormir chez moi.

***

            La tante n’était franchement pas enchantée en me voyant. Je suppose qu’elle ne s’attendait pas à ce que je ressemble tant à un vieillard (à soixante-six ans maintenant, je fais plutôt figure de grand-père), habitant seul dans ma grande maison depuis ma rupture avec Maria, qui avait cru bon d’étaler mon problème avec l’alcool au grand jour pour obtenir la garde de nos petits. Je ne me teins plus les cheveux, me rase rarement, préfère souvent rester au lit à brûler mes démons plutôt que d’entretenir mon corps en plongeant dans ma piscine – signe manifeste d’une dépression chez moi. L’alcool est juste le sale trait que j’aurais préféré ne pas hériter de mon père. Même Nele n’ose plus me rendre visite (elle prétend être trop occupée avec Fritzi) ! Je sais que je suis dans un état plus que navrant. Aux yeux de la tante perspicace, ce n’était peut-être plus une bonne idée de repartir seulement deux jours après son arrivée et de me laisser Myalis pour le restant de la semaine – mais comme c’est moi qui ai réservé les billets…
            Myalis me semble être une gamine introvertie, au corps tout frêle encore, mais au regard malin. Quand je lui ai ouvert la porte le jour de leur arrivée, elle était pensive, comme si elle calculait déjà la surprise que j’ai ressentie en constatant combien elle ressemble à sa mère – avec moins de poitrine et sans tatouage. Elle a les mêmes cheveux ondulés, quoique bruns au lieu de noirs, et sans ses mèches rouge vif ; les mêmes yeux noisette, une lueur pétillante en plus ; la même bouche bien dessinée avec ses lèvres charnues si atypiques, mais sans son rouge savamment glossé ; les mêmes mains délicates, aux ongles longs parfaitement vernis. Myalis a aussi hérité de sa mère ce goût pour un style vestimentaire moderne et raffiné à la fois, malgré son jeune âge, choisissant pour ce jour d’été particulièrement chaud de se présenter à moi en chemisier fuchsia et jupe rose pastel, montée sur de petites sandales blanches. J’avoue que je me suis réjoui de voir qu’elle a aussi reçu les petits pieds fins de sa mère en digne cadeau génétique. Elle est le parfait petit clone à mes yeux, et elle s’en doutait sûrement déjà.
            La tante n’a pas fait attention au regard que je lançais à Myalis pendant les deux jours sous tutelle – regard rêveur, quasi nostalgique, qui s’attardait sur les jolies fesses de la petite fille avant de fuir aussitôt, honteux – ou résigné. Et comme dans l’ensemble, la tante semblait être satisfaite de ma cuisine et de mes anecdotes humoristiques sur feu Paul devenu le Farceur, homme débordant de joie de vivre et irréprochable sur tous les points, elle a finalement embarqué pour son vol retour sans avoir trop de scrupules mais en veillant longuement à ce que Myalis n’oublie pas de l’appeler pendant la semaine.
            Myalis ne l’a appelée qu’une seule fois, pour faire bonne figure, en mentionnant qu’elle s’amusait bien avec moi, que j’organisais des balades pour découvrir la région, que j’étais un type marrant, que je lui racontais des tas de trucs intéressants sur son père. En réalité, Myalis me posait surtout des questions sur sa mère – elle savait que j’avais eu une très courte relation avec elle pour l’avoir deviné dans ses poèmes et pour l’avoir lu dans mes lettres. Elle voulait maintenant tous les détails. C’était un peu de l’automutilation pour moi, mais je me suis plié à ses désirs, comme un vieil homme à qui on demande avidement de raconter la guerre pour en connaître les atrocités. Myalis me semblait assez mature pour comprendre tous ces sentiments brûlants qui font chavirer des vies, alors je n’ai pas hésité à tout lui dire, de ma passion pour Amaryllis jusqu’à mes regrets à sa mort en passant par mes remords jaloux face à l’amour tendre et servile que Paul avait ressenti envers la même femme, et enfin, ma décision de m’effacer. Myalis comprenait peu mon choix – de son point de vue rétrospectif et lacunaire, il était évident que sa mère n’avait ressenti que de la compassion envers Paul, homme dépressif, rongé par la culpabilité et le manque de confiance en soi. Je lui ai dit qu’elle était injuste envers son père, mais elle est restée catégorique – selon elle, Amaryllis n’avait jamais aimé Paul.
« C’est toi qu’elle aimait. Tu voyais pas ?
- Elle… elle n’a pas agi comme tel…
- Quoi ? Tu parles de la fois elle s’est mis à pleurer après avoir couché avec toi ? »
            J’ai acquiescé : Myalis a une franchise qui me vole les mots de la bouche.
« Pfff ! Mais c’est toi qui aurais dû aller la voir après que Paul l’a foutue dehors ! Au lieu de lui laisser un misérable poème et ce petit mot…
- Tu sais…
- Quoi ?
- …ça ne m’aide pas… de remuer le passé comme ça. »
            Myalis est restée stoïque. Je venais de fondre en larmes comme ça m’arrive parfois, pendant les soirs de pluie ou les nuits blanches, lorsque la solitude me pèse comme un étau broyant, écrasant, triturant mes épaules. Myalis est venue s’asseoir à côté de moi, a posé sa main sur ma cuisse et m’a demandé si je voulais un verre. Sa question m’a fait étrangement rire et c’est toujours en gloussant un peu que j’ai séché mes larmes d’un coup de manche en répondant :
« Non, non, ça ira. »
            Quand j’ai tourné la tête vers elle, j’ai vu qu’elle ne me lâchait pas du regard – elle scrutait le blanc de mes yeux comme à la recherche d’une faille – et sur le coup, je me suis senti comme replongé au jour où j’ai rencontré sa mère pour la première fois, pendant une de mes dédicaces, à laquelle Amaryllis était venue en vêtements rétro, femme fatale jusqu’au bout des ongles. Ce jour-là, j’avais ressenti la même gêne, le même doute face à un regard qui m’inspectait dans les moindres détails, comme s’il cherchait à photographier chacune de mes expressions. Ce jour-là, j’avais découvert jusqu’où l’admiration d’une fan pouvait aller dans le désir de me décortiquer, analysant tous les poèmes de mon premier livre, un par un, sans exception, et avec la minutie d’une psy particulièrement chiante.
« Ma mère avait raison.
- Comment ça ?
- Dans un de ses poèmes, elle parle de l’âge qui embellit les hommes. Elle y dit qu’il existe des hommes sans charme à vingt ans, mais qui en prennent d’un coup à quarante. Pas un charme qui les rend beaux, mais un charme qui les rend attirants. Comme un panneau sur lequel on a marqué ‘Interdiction d’entrer’ ou ‘Pas toucher’ ; ça donne envie de voir ce qu’il y a derrière, juste par curiosité. »
            Elle a dit ces mots avec une désinvolture qui semblait vouloir me coincer dans un piège, et sur ses lèvres, j’ai revu l’ébauche du sourire malicieux de Paul ; alors j’ai détourné le regard et préféré ne rien répondre. Myalis ne s’est pas laissé abattre pour autant. Elle s’est redressée, a attrapé ma tête dans ses petites mains et m’a donné le baiser le plus fougueux de toute ma vie.

***

            Sa langue contre la mienne produit comme un électrochoc. L’étincelle qui s’en émane se faufile directement jusqu’à mes entrailles, où elle s’éternise peu avant d’aller réveiller mon sexe qui souffrait pourtant d’une torpeur navrante depuis des années. Myalis ne me laisse aucune porte de sortie : son genou se cale entre mes cuisses, ses deux mains collent mes épaules contre le canapé. Après ma langue, mes mains échappent à mon contrôle et partent explorer la fine taille brûlante de cette fille qui, pour évaporer tous mes scrupules, vient de me chuchoter à l’oreille :
« Crois-moi : je suis pas vierge. »
            Sa remarque me fait prendre conscience qu’elle n’a que quatorze ans, qu’elle est même plus jeune que ma deuxième fille, que je ferais mieux, non, que je dois réfréner ses ardeurs avant qu’il ne soit trop tard – mais il est déjà trop tard : dans mes bras, c’est le fantôme d’Amaryllis qui me revient, toujours aussi insaisissable, qui me glisse sous les doigts, toujours aussi enflammée, avec la même attitude autoritaire quand elle me chevauche, toujours aussi fragile aussi… alors je la prends avec délicatesse pour l’allonger sur mon canapé, sous mon corps crépitant de désir pour elle.
            Au fond de mon esprit, ma conscience me hurle d’arrêter, mais je n’y arrive pas – je ne vois plus la gamine de quatorze ans ; je vois sa mère ressuscitée, apparue spécialement pour racheter mes fautes, mes doutes de trop. Je ne vois que la femme avec qui j’avais osé m’imaginer vivre une passion insensée pendant une nuit, une seule nuit dans mon existence depuis misérablement vide de toute émotion qui fait palpiter les cœurs. Je ne vois que la morte qui hantait mes cauchemars et qui me revient dans un rêve enchanté, presque trop exquis pour y croire. Je ne veux pas voir à quel point les mains de Myalis sont plus petites, sa peau plus douce, sa chair si ferme. Oui, je perds l’esprit. Je perds complètement l’esprit quand elle jouit à tue-tête, enserrant dans son vagin étroit mon pénis qui s’enivre de ces contractions imprédictibles, délicieusement incontrôlables. Je sais que je fonce tête baissée dans un volcan à chaque coup de reins. Je sais que mes remords ne seront plus seulement accompagnés de la honte du lâche mais aussi du dégoût du pervers. Je sais, je sais tout ça. Mais mon corps n’en a rien à foutre !
            Au moment d’éjaculer, mes yeux se ferment, mon esprit se meurt, et mon corps colle contre lui la minuscule créature qui lacère mes côtes. L’extase qui me saisit est telle que j’en oublie jusqu’à mon nom – j’oublie tout – tout ce qui fait de moi un homme.
 
„Sie will es und so ist es fein
So war es und so wird es immer sein
Sie will es und so ist es Brauch
Was sie will bekommt sie auch“
Rammstein, „Rosenrot“



 


***

« Réveille-toi. »
            En ouvrant les yeux, je l’ai vue se courber au-dessus de moi pour attraper sa veste.
« C’est bien une heure de route jusqu’à l’aéroport ?
- Heu… oui… oui, pourquoi ?
- Là, on a juste deux heures et demi avant le décollage, a-t-elle dit en rangeant sa veste dans la valise.
- Oh ! merde ! »
            Elle s’est esquivée pour me laisser m’habiller ; je me suis précipité sur mes clefs ; on a roulé aussi vite que possible jusqu’à l’aéroport. Quand elle a montré sa carte d’identité à l’hôtesse, je n’avais toujours pas repensé à ce qui s’était passé. Nos ébats fougueux portaient encore la saveur évanescente du rêve qu’on préfère oublier pour le bien de tous. J’avais bien encore dans la bouche le goût de sa peau et de ses sécrétions, mais je me suis répété que tant que j’étais le seul à savoir, personne ne saurait. Et devant les portillons de la sécurité, je ne voulais surtout pas me décider sur la réalité ou non de mon acte impardonnable.
            Elle s’est tournée vers moi une dernière fois, m’a lancé un petit sourire en coin ; puis elle s’est exclamée :
« Je pense pas qu’on se reverra ! »

***

            Pétale d’Amaryllis. Voilà tout ce que tu es quand je regarde les écorchures que tu as laissées sur ma peau encore frémissante. Et je pleure.
Je pleure la honte que je m’inflige –
Je pleure la haine que tu m’obliges.
Je pleure la bête que je suis devenue –
Je pleure l’homme que je ne suis plus.

samedi 9 mars 2019

Amaryllis - Epilogue


EPILOGUE


„Der Tod



ist ein König

mächtig und

allmächtig

mit Königin

doch ohne Garde

und zwischen seinen Beinen

pendelt eine Hellebarde

weiß nicht wohin er will

links   rechts

das Pendel gibt die Richtung an

weil er sich nicht entscheiden kann“

Till Lindemann, „Der Tod“

                Tout le monde est déjà là quand j’arrive à l’hôpital : Maja dans les bras de Schneider, visiblement en larmes, sous le regard timide de la mère d’Emil et de la sœur de Paul ; Olli agenouillé devant Hannah, qui est sagement assise entre Emil et Thomas – non, Tanja ; Flake debout à côté d’eux, murmurant quelque chose à Jenny et Lidja ; et Richard qui fume sa clope au bout du couloir, tout seul.
‘Till,’ m’accueille Flake. ‘Tu as fait vite.’
‘J’ai pris le premier avion.’
                Je jette un coup d’œil à chacun des enfants de Paul.
‘Comment ils encaissent ?’ marmonné-je à Flake.
‘Hannah est sous le choc et ne parle pas : Olli essaye de la rassurer depuis tout à l’heure ; Emil semble un peu déboussolé mais ça va ; par contre, Thomas… enfin, je veux dire : Tanja… comment dire ?… Elle a l’air désinvolte et choqué en même temps.’
‘Ils s’étaient disputés,’ rappelle Jenny. ‘Elle et Paul ne se sont pas revus depuis le départ d’Amy.’
‘Il – enfin, elle – doit se sentir un peu coupable…’ conclut Lidja.
‘Paul est dans un sale état ?’ demandé-je.
‘Toujours dans le coma aux dernières nouvelles. Avec un hématome sous dural, c’est normal,’ répond Flake d’un air sceptique.
‘Il y a toujours de l’espoir,’ insiste Jenny.
‘Là, je ne crois pas, non.’
                Les deux femmes gardent le silence. Je dévisage Flake.
‘Un hématome sous dural, c’est un choc au niveau du crâne qui crée une hémorragie importante,’ m’explique-t-il. ‘Si elle ne se résorbe pas d’elle-même, il faut opérer. L’ennui, c’est qu’il a fracturé sa colonne vertébrale avec la chute. Même si l’opération se passe bien, et même s’il sort du coma, ce qui serait déjà un miracle, il sera paralysé à vie. En plus, l’hématome est au niveau du cortex visuel… Il risque aussi d’être aveugle. Et tout ça, c’est si son cœur tient le coup.’
                J’acquiesce pour lui signifier que j’ai enfin compris. Au loin, Richard recommence à faire les cent pas en allumant une autre clope. Il a l’expression anxieuse qu’il affiche quand il se trouve face à un dilemme : pouce sur les lèvres, cigarette entre l’index et le majeur, regard complètement vide. Olli vient de prendre Hannah dans ses bras et lui caresse les cheveux tendrement, tout en pleurant lui-même, silencieusement. Maja et Schneider sont toujours dans leur coin à se consoler mutuellement. Enfin, je regarde Thomas – je veux dire, Tanja. Visiblement énervée. Ou dépitée. Ou les deux. Difficile à dire.
‘Et on a une idée de ce qui s’est passé ?’ ajouté-je.
                Lidja et Jenny baissent la tête.
‘Eh bien…’ commence Flake. ‘D’après la police, il aurait sauté de son balcon. Mais il n’a rien laissé derrière lui – aucune lettre… mis à part un…’
‘Quoi ?’
‘La police a demandé à Schneider s’il connaissait un certain T.L. car ils ont trouvé un mot signé de ces initiales dans son salon. Bien sûr, Schneider a pensé à toi tout de suite et il a demandé à voir le mot. La police le lui a juste montré, mais selon lui, le message n’était pas destiné à Paul.’
                Flake fait une pause pour me laisser répondre mais je ne dis rien.
‘En tout cas,’ reprend-il, ‘la police a conclu à la tentative de suicide quand Schneider leur a parlé de la séparation. Et comme les médecins ont trouvé un taux d’alcoolémie très élevé, ça semble concorder. La question, c’est pourquoi maintenant ? Je veux dire, ça fait au moins six mois qu’ils sont séparés !’
‘Il est allé voir Amaryllis.’
‘Tu es au courant de quelque chose alors ?’
                Je surveille Flake du regard. Je n’ai jamais aimé son côté un peu inquisiteur. Ça lui donne un air mesquin qui lui apporte toujours des ennuis.
‘Il est venu me voir hier pour me dire qu’il voulait se réconcilier avec elle. C’est tout.’
‘Et le mot ?’ insiste Flake.
‘C’est peut-être… ça doit être celui que j’ai écrit à Amaryllis il y a quelques jours,’ lui dis-je en évitant son regard perçant.
‘Je vois… Donc, il semblerait que Paul soit allé voir Amy aujourd’hui ; ils ont eu une explication, qui s’est mal passée pour Paul puisque Amy lui a donné ton mot. La question, c’est pourquoi elle aurait fait ça ?’ dit-il, plus pour lui-même qu’à moi, j’ai l’impression. ‘Tu avais écrit quoi ?’
‘Schneider te l’a pas dit ?’
‘A vrai dire, il a très vite évité le sujet quand Maja est arrivée.’
‘Mm.’
‘Alors ?’
‘J’aime pas quand t’insistes comme ça.’
‘Je sais.’
‘J’ai juste écrit que je regrettais ce qui s’était passé. C’est tout.’
‘Je vois.’
                Le chirurgien sort dans le couloir et nous explique que l’état de Paul est désormais stable. Ils ont tenté de minimiser l’hémorragie et le reste, je ne comprends pas vraiment. Du jargon d’hôpital. Au final, Paul va être transféré dans une chambre mais il est toujours dans le coma.
‘Il y a… des chances qu’il se réveille ?’ demande Schneider en se pinçant les lèvres.
                Je crois que je ne l’ai jamais vu avec un tel regard désespéré.
‘Pour être sincère, elles sont infimes. L’hémorragie s’est étendue au-delà du cortex visuel donc les dégâts peuvent être très graves. On a aussi dû le mettre sous respiration artificielle, ce qui n’est pas bon signe. Pour l’instant, son cœur tient le coup, mais à terme, cela pourrait ne pas suffire. Par ailleurs, on ne peut rien faire pour ses trois fractures.’
‘Celles à la colonne vertébrale ?’ demande Olli.
‘Oui. Trois fractures lombaires avec section de la moelle épinière. Malheureusement, on ne connaît aucune technique pour réparer ce genre de fracture. S’il se réveille, ce qui me semble, et je le regrette beaucoup, assez peu probable, il sera paraplégique.’
‘Ça veut dire quoi paraplégique ?’ demande la petite voix d’Hannah.
‘Eh bien, ça veut dire qu’il ne pourra plus marcher,’ lui répond le doc avec une voix compatissante au débit ralenti pour qu’elle comprenne mieux. ‘Vous pourrez le voir d’ici quelques minutes. Je suis vraiment désolé…’
                Je m’esquive pour rejoindre Richard quand le chirurgien passe au chapitre des condoléances.
‘Alors ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?’ me demande la voix anxieuse de Richard.
‘Il est comme mort.’
‘Mais non, c’est pas possible ! Je comprends pas : ils ont dit qu’il était encore en vie quand il est tombé. C’est – c’est que le choc ne pouvait pas le tuer ! Hein ? Hein ?’
‘Il est dans le coma.’
‘Donc il peut se réveiller ?’
‘Mouais, c’est possible. Mais s’il se réveille, il sera paralysé.’
‘Oh non… merde !’
                Richard se cale le dos contre le mur, abattu, le regard voilé.
‘Mais pourquoi il a fait ça, ce con ? Pourquoi ?!’ soliloque-t-il.
                Du coin de l’œil, je vois Thom– Tanja nous rejoindre.
‘Alors ?’ demande encore Richard, sans qu’aucune réponse ne soit donnée. ‘Il peut pas mourir, il peut pas mourir…’ se répète-t-il en secouant la tête.
‘Mais il a le cerveau en compote !’ lui lance nerveusement Tanja.
                Richard la dévisage, stupéfait d’être attaqué ainsi.
‘Désolée… c’est juste que… ça fait beaucoup d’un coup…’
‘Oui, c’est normal, c’est ton père. Ça doit être dur pour toi. Mais il faut garder espoir !’ lui sort Richard en allant lui tapoter l’épaule.
‘Arrête, s’il te plaît.’
‘D’accord,’ lui dit Richard en s’exécutant, un peu penaud.
                Tanja s’approche de la fenêtre et Richard me regarde, comme si je détenais la réponse au comportement lunatique de Tanja.
‘Thomas ? Je peux te demander quelque chose ?’ commencé-je.
                Il– Elle ne bouge pas. Richard me regarde en fronçant les sourcils.
‘Je veux dire : Tanja ?’
‘Quoi ?’
‘T’as des nouvelles d’Amaryllis ?’
                Ma question est suivie d’un silence glacial.
‘Où est le rapport ?’ me murmure Richard, visiblement intrigué à la fois par ma question incongrue et la résignation de Tanja, qui finit par se retourner vers nous.
Ce qu’elle me dit, à moitié étouffé dans un sanglot, me scie en deux :
‘Amy est décédée. Renversée par un bus le week-end dernier. Je suis allée à son enterrement hier.’
‘Oh, mince…’ s’exclame Richard. ‘C’est vraiment pas de chance, ça. Deux malheurs d’un coup, c’est…’
                Richard lève le regard vers moi.
‘Till, ça va ?’
‘Mm.’

***

                Les jours suivants défilent comme si je n’étais que figurant d’une pièce de théâtre que j’aurais écrite. Je ressens le découragement de l’auteur bafoué ; la résignation de l’écrivain spolié qui voit sa pièce jouée médiocrement devant deux ou trois péquenauds.
                Chacun y va de son avis sur ce qu’il faut faire pour Paul, et moi, je n’arrive tout simplement pas à y croire. Je suis pourtant quelqu’un de terre à terre. Je sais bien que les réactions de chacun sont tout à fait compréhensibles à défaut d’être logiques ; la peine est un monstre qui nous extorque les pires décisions. Mais la mienne, celle de garder le silence, est probablement la moins comprise de tous.

On est tous réunis dans la chambre blanchâtre de Paul, tous postés autour de son lit, moi dans un coin. Paul a l’air d’aller – si ce n’est qu’il a le crâne rasé, avec un pansement dessus, et un énorme tuyau dans la bouche qui l’empêche de sourire. Il a l’air bien tranquille ainsi. Comme apaisé. Mais il ne bouge pas, et ne bougera plus jamais. Lui qui était pourtant quelqu’un de vif, toujours à gigoter, ou à faire en sorte qu’on se bouge le cul quand on faisait face à un problème ; lui qui, même à cinquante balais, continuait de courir, de sauter, de se casser la gueule, comme un gamin dans un parc ; lui qui ne supportait pas l’idée de stagner, et ne le faisait que lorsqu’il était au plus mal, le voilà immobile, allongé sur un lit d’hôpital. Mort.
Le médecin discute avec Emil et lui explique l’importance de la décision qu’il doit prendre avec Tanja. Cette dernière n’a pas hésité une seconde quand le médecin a fini son speech. Elle a gardé les bras croisés et elle a lancé dans un silence morbide :
‘Débranchez-le alors ! Il est déjà mort de toute façon.’
‘Ecoute, faut… faut pas prendre cette décision… à la légère…’ se défend Emil, aux côtés de Schneider qui acquiesce pour l’encourager.
Emil se tourne à nouveau vers le médecin.
‘Vous… vous êtes vraiment sûr… qu’il… qu’il n’y a pas d’esp…’
‘On n’est jamais sûr de rien,’ lui répond le doc. ‘A vrai dire, le cerveau est l’organe que nous connaissons le moins. Il est assez imprévisible. Mais disons qu’en l’état actuel des choses, ses chances de se réveiller sont infimes. Et comme je vous l’ai dit, s’il se réveille, nous ne pourrons rien faire contre sa paralysie et sa cécité. Comme je ne peux pas vous garantir qu’il se réveillera dans quelques jours, ou même dans quelques années, et que les dommages au cerveau peuvent être encore plus graves encore que ceux que nous avons identifiés au scanner, je ne peux que vous conseiller de prendre cette décision pour vous. C’est à vous de voir si vous préférez faire votre deuil maintenant, ou… si vous voulez attendre.’
                Evidemment, les avis sont partagés. On dirait que Maja, Schneider et Lidja préfèrent croire aux miracles. Mais Flake a rameuté Olli, Jenny et la soeur de Paul à sa cause plus sceptique. Selon lui, « ce que l’on fait subir à Paul depuis des jours, c’est de l’acharnement thérapeutique pur et simple. » Richard vote blanc : il est plongé dans ses pensées oppressantes et personne n’arrive à l’en sortir. Tanja signale qu’elle a déjà voté, et Hannah regarde chaque acteur donner son argumentation sans qu’on lui laisse la parole. Pauvre petite. Les larmes me montent aux yeux quand je la vois ainsi, au centre de l’arène, la main fermement accrochée aux doigts de Paul.
‘Till ?’
‘Mm.’
                Je ne sais même pas qui m’a appelé.
‘T’en penses quoi ?’ me demande Emil d’une voix désabusée.
                Tout le monde me fixe de leur regard inquisiteur, presque accusateur. Je prends une grosse inspiration comme pour plonger :
‘Ton père a fait un choix ; il avait ses raisons. C’est vrai que c’est difficile à accepter mais c’est comme ça.’
                Schneider est outré par ce que je viens de dire et repart dans son discours moralisateur, d’autres argumentent l’idée peu commune que Paul ne voulait pas se suicider, qu’il est évident que ce n’était en fait qu’un accident, mais Emil les arrête dès que le prénom d’Amaryllis survient pour réveiller Richard de sa torpeur.
‘Richard ?’
‘Hein ?’
‘T’en penses quoi ?’
‘Oh ! Heu…’
                Richard me regarde comme un collégien qui a perdu ses anti-sèches et qui cherche la réponse sur la copie du voisin.
‘Je ne sais pas…’ hésite-t-il. ‘Non, franchement, j’en sais rien. Désolé.’
                Richard sort de la chambre sans demander son reste. Le clan Schneider me lance des éclairs, et celui de Flake a l’air honteux de me compter parmi ses membres.

C’est vrai. C’est de ma faute. Du début jusqu’à la fin. Si je n’avais pas autant merdé comme ça, Amaryllis serait en vie – peut-être. Et Paul ne serait pas ce légume pour la dignité duquel tout le monde prétend se battre. Il faut croire que tout ce dont je suis capable, c’est de tomber amoureux de la mauvaise personne – à chaque fois dans une configuration différente, donc à chaque fois en succombant à la tentation interdite – et au lieu de trouver une solution au merdier que je laisse derrière mon passage, je me contente de regarder les autres recoller les pots cassés sans les prévenir quand ils se trompent de morceaux.
Je suis comme un vieil ours qui, quand il fait une bêtise, se cache tout au fond de sa tanière où il espère qu’on l’oubliera – et quand il en ressort enfin, les problèmes ont décuplé et on lui reproche de ne toujours pas avoir d’explications à fournir.

Au final, Emil rejoint la décision de Tanja et chacun entreprend de faire ses adieux – en silence pour la plupart, en serrant une des mains du mort. Schneider ne peut pas s’empêcher de sangloter en embrassant le front de celui qu’il considère toujours comme son meilleur ami. Hannah pose sa tête sur le torse de son père et insiste pour qu’il n’oublie pas d’aller dire Bonjour à ses grands-parents et à Amaryllis quand il sera « là-bas, » cet au-delà auquel il ne croyait pas – auquel je ne crois pas non plus.
‘Je sais que tu t’en fiches mais c’est important, alors t’oublies pas,’ ajoute-t-elle en pointant son index vers son père. ‘Bien.’
                Emil se contente d’un « Tu vas me manquer, Papa » enroué et difficile à sortir. J’avoue que les mots me manquent quand vient mon tour. Je me contente d’acquiescer en approbation d’une fatalité qui, pourtant, me déchire le cœur et je laisse vite ma place à Tanja, qui se baisse et murmure à l’oreille de Paul :
‘Je te pardonne.’

***

                Paul n’ayant fait part d’aucune dernière volonté, ni écrit de testament, Emil a choisi de suivre l’idée de Tanja, qui était d’enterrer Paul auprès de la tombe d’Amaryllis. Ce n’était visiblement pas au goût de la meilleure amie, restée à l’écart lors des funérailles. Intrigué par la jeune femme furibonde, j’ai demandé au type à qui j’avais laissé ma lettre pour Amaryllis et qui m’a visiblement reconnu, quel était son nom.
‘Gaïa.’
‘Comme la déesse grecque ?’
‘Oui, c’est ça,’ m’a-t-il confirmé en souriant faiblement.
                Je suis allé la rejoindre discrètement.
‘Bonjour, je m’appelle Till.’
‘Ouais, ouais, je sais : j’ai reconnu ta tête sur un de ses livres.’
‘Ah. Je suis un ami de Paul.’
‘Oui, j’avais compris ça aussi.’
Elle était bien furax, la fille. Je lui ai demandé sans passer par quatre chemins pourquoi elle n’a pas fait rapatrier le corps d’Amaryllis en France.
‘Sa famille est dispersée un peu partout – et personne n’habite près du tombeau familial.’
‘D’accord, je vois.’
‘Alors j’ai proposé à sa sœur aînée de l’enterrer ici. Ça lui a convenu. C’est la seule, avec un des frères, qui a pu faire le déplacement pour l’enterrement et récupérer ses affaires.’
‘Et… heu…’
‘Myalis ?’
‘Oui.’
‘Je l’ai confiée à sa sœur. Je voulais pas que ce connard ait sa garde ! Maintenant, c’est pratique : il peut pas la réclamer. Et puis, selon Tanja, c’est pas son frère Erni…’
‘Emil.’
‘Ouais, c’est ça, Emil, qui ira râler non plus. Et c’est tant mieux parce que vu comment il joue les chochottes éplorées…’
                J’avoue que ça m’a fait bizarre de me retrouver face à quelqu’un qui rejetait en bloc la faute de la mort d’Amaryllis, pourtant accidentelle, sur le dos de Paul. Pas sur moi. Pourtant, il n’y a qu’un ermite égoïste comme moi qui peut foutre en l’air une relation idyllique et sonner le glas pour les deux amoureux. D’après tous les autres, c’est moi le fautif dans le drame. On ne me le dit pas, mais je le sens. D’après Gaïa, non.
C’est comme si elle voyait la situation à l’envers : Paul en trouble-fête dans le couple Amaryllis/Till. Selon elle, Amaryllis m’aimait inconditionnellement – elle m’avait toujours admiré plus que quiconque au monde, et les sentiments qu’elle avait envers Paul n’étaient inspirés que par la compassion. J’aimerais me bercer dans cette illusion, mais même en voyant les choses ainsi, le remords ne me lâche pas. Il prend seulement une nouvelle ampleur. Il se fait plus acéré. Plus tranchant.
                Je n’ai pas fait l’erreur de sous-estimer l’amour de Paul envers Amaryllis – je me suis juste repris trop tard pour lui éviter la mort. Par contre, j’ai complètement sous-estimé celui d’Amaryllis envers moi. J’ai fait cette erreur stupide – sage, mais stupide – de croire qu’elle pouvait m’oublier quand moi-même, je me refusais cet effort ; qu’elle pouvait me pardonner mes écarts quand moi-même n’aspirais qu’à les réitérer.
                Je l’ai crue plus forte qu’elle ne l’était. J’ai oublié qu’elle était aussi fragile qu’une fleur, au pied de laquelle Paul est tombé – comme une abeille empoisonnée.

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Ceci est la fin de la fanfiction Amaryllis. Il existe une nouvelle dont l'action se déroule 14 ans après. J'avais envisagé de l'intégrer à cette fiction mais en réalité, la démarche est fondamentalement différente. Le ton, le thème abordé, la caractérisation des personnages forment un tout qu'il m'est impossible de modifier pour coller à la fiction d'origine. Elle reste donc une nouvelle à part, fondée sur le même univers, qu'on peut trouver ici. 

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...