mercredi 19 août 2020

Ich verstehe nicht - 14

 

Chapitre XIV – Un nouveau venu

 

            Je m’habituais au printemps à Marseille. Le vent qui frappe les façades d’immeubles décrépis, sûrement autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les gens qui traînent dans les bistrots pour s’échanger les dernières rumeurs et peut-être aussi observer les nouveaux dans le quartier. Les bateaux de croisière qui commencent déjà leur ballet incessant. Et puis les femmes, évidemment, qui découvrent déjà leur peau qu’il faut hâler au plus vite en vue de l’été. Mais je n’avais pas l’esprit à draguer. Je traînais au hasard des rues en m’étonnant du fait d’être quasiment jamais reconnu de fans passant par là. D’habitude, je ne peux pas faire trois pas dans une ville européenne sans être emmerdé pour des selfies ou une signature. Là, j’avais dû croiser peut-être quatre ou cinq T-shirts Rammstein et aucun des mecs qui les portaient n’avait tiqué. Je ne m’en serais pas plaint – ça arrangeait bien mes affaires en fait – mais c’est là que je compris que le contexte est le principal facteur de notoriété qui entre en jeu pour être reconnu.

            C’est donc avec étonnement, au retour d’une de mes rondes dans la ville, que je découvris Paul, assis dans le hall de mon hôtel, la mine penaude, son portable fébrile dans la main, le regard logé quelque part à côté de son écran. Constater qu’il avait pu me retrouver malgré toutes les précautions me rendit sûrement encore plus parano. C’est donc sans dire bonjour, en me posant en face de lui, que je lui ordonnai d’éteindre son portable.

‘Till !’ dit-il à la fois avec effroi et soulagement, la main posée sur le cœur mais le sourire aux lèvres.

‘Chut !’ lui dis-je. ‘Ton portable.’

‘Quoi ?’

‘Eteins-le !’

‘Mais Till, il faut que je te raconte –’

‘Eteins ton putain de portable ! On peut nous surveiller avec ces saletés de smartphones !’

            Paul était circonspect mais il s’exécuta. Il semblait avoir perdu dix kilos. Son sourire fixe creusait ses rides et ses cernes et, sous ses petites mains inquiètes, ses jambes pas bien épaisses en temps normal tressautaient comme le reflet des roseaux sur un lac agité.

‘Till, je sais pas comment te dire –’

‘Qu’est-ce que tu fous là ?’ lui dis-je.

‘Je…je te cherchais. Il y a un truc que –’

‘T’aurais pas dû.’

‘Putain mais laisse-moi finir ma phrase !’

‘Chut !’

            Je regardai autour de moi. Il y avait personne dans le hall à part le réceptionniste planté devant Facebook mais je psychotais. Si Paul avait pu me retrouver, aussi dégourdi soit-il, n’importe qui d’autre pouvait le faire.

‘Mais qu’est-ce qui t’arrive ?’ demanda Paul en suivant mon regard.

‘Il faut que tu partes.’

‘Non.’

‘Je te laisse pas vraiment le choix,’ dis-je sur le point de me lever en lui agrippant le poignet.

‘Je ne partirai pas avant de t’avoir annoncé la mort de Richard et Schneider.’

            Je le fixai du regard sans mot dire. Paul laissait son poignet dans ma main mais, face à son ton impérieux, je le lâchai. Il avait perdu son sourire et me regardai droit dans les yeux, les lèvres pincées, une larme à l’œil droit.

‘C’est bien ce que je pensais. Tu n’es pas au courant. C’est ce que j’ai dit aux autres, que tu devais pas regarder l’actu –’

‘Tu racontes n’importe quoi.’

‘Mais… Till –’

‘C’est impossible ! De toute façon, Ariane m’aurait…’

            Non, elle ne m’aurait rien dit même si elle avait vu passer l’info. Le regard sanglotant de Paul était sans équivoque mais mon cerveau avait fait sauter les plombs.

‘Pourquoi j’inventerais un truc pareil ? Alors que je viens de te retrouver ! Till…’ soupira-t-il.

‘Faut pas qu’on parle ici,’ assénai-je. ‘Viens dans ma chambre !’

‘Your compère need a room ?’ demanda le réceptionniste dans un franglais bien vague alors que je me relevai.

‘Non, c’est bon,’ lui répondis-je en français.

‘C’est 135 euros de pénalité, vous savez,’ ajouta-t-il sans daigner passer par quelques mots en anglais cette fois.

‘Not if she left.’[1]

‘Oh ! pardon, je savais pas que vous étiez de ce bord. Par contre, il me faudra sa pièce d’identité, au Monsieur, pour…’

            Je sortis un billet de 100 euros et le posai sur son comptoir.

‘Bon, ça ira aussi.’

            Paul fronça les sourcils mais je ne le laissai pas protester et l’entraînai dans ma chambre, où il me raconta l’assassinat de Richard et Schneider, abattus le mois précédent alors qu’ils se rendaient à l’ouverture d’un restaurant appartenant à un ami animateur radio. Regina n’avait été que blessée lors de la fusillade et le criminel, qui était resté dans la voiture garée en face pour tirer, avait réussi à s’enfuir, laissant sa Volkswagen volée dans une ruelle plus loin. La police n’avait aucune piste mais pour moi, ça ne faisait aucun doute : seul Taylor pouvait être derrière tout ça. Paul, éploré, tentait de me contredire, en vain. Il avait une autre piste mais il n’était pas en état de m’exposer sa théorie ; et moi, je ne l’étais pas pour l’écouter.

‘Comment peux-tu être aussi… aussi insensible !’

‘Je ne suis pas insensible,’ lui dis-je. ‘Je ne me laisse pas envahir par les émotions, c’est tout.’

            Paul secouait la tête, peu convaincu.

‘C’est horrible. C’est comme si j’avais… j’avais perdu deux frères.’

            J’avoue que j’écoutais à peine ce qu’il avait à me dire, même si je sentais bien que Paul s’était démené à me retrouver pour chercher un peu de réconfort. Il avait clairement pas choisi le parfait bonhomme.

‘Comment tu m’as retrouvé ?’

‘Mais ça te fait donc rien ?’ se lamenta Paul.

‘Oh arrête un peu.’

‘Mais je viens t’annoncer que Schneider et Richard sont morts ! Et toi, tu… tu… tu t’en fous en fait !’

‘J’ai dit : Arrête ! Evidemment que ça me touche, mais je te rappelle que j’ai perdu mes fils, et Marie-Louise aussi,’ m’emportai-je, ‘alors ça laisse…des traces.’

‘Tu veux dire : ça endurcit.’

‘Ouais, voilà. Et il a buté Maria aussi.’

J’oubliais presque mon ex dans tout ça. Bizarrement, dans ces circonstances, ma mémoire était devenue parcellaire.

‘Je sais pas. Je suis en colère, voilà.’

‘C’est pas une bonne phase du deuil, ça, tu sais.’

‘Oh, laisse tomber ta psychologie de salon ! J’ai une très bonne raison. C’est forcément lui qui est responsable.’

‘Mais de qui tu parles ?’

‘Taylor.’

‘Mais Till, il est mort.’

‘Pas lui, le père.’

‘Mais attends, ne me dis pas que ce qu’ils m’ont dit est vrai…’

‘C’est forcément lui. Même manière de procéder. C’est évident. Le mec veut me détruire en tuant toutes les personnes qui comptent pour moi. Et ce que tu viens me dire ne fait que confirmer ce que je pensais. Il n’y a rien d’autre qui puisse expliquer leur mort.’

‘Till, c’est pas la même manière de pro–’

‘Si ! Quasiment. De toute façon, c’est forcément lui, ça ne peut être personne d’autre !’

            Paul soupira.

‘Il faut que t’arrêtes avec cette histoire de vengeance…’

‘Tu sais rien de ma vengeance.’

‘Si, Christophe m’en a suffisamment dit pour –’

‘Quoi ? Schneider ?’

‘Non, non,’ dit-il d’un air fatigué, ‘Christophe, le Français. L’ami et voisin d’Adélaïde. Tu te souviens au moins ?’

‘Ah oui.’

‘J’ai pensé qu’il n’y avait qu’un seul endroit où tu pouvais être parti, alors je suis allé à Paris, et… j’avais appris pour Adélaïde,’ dit-il en baissant le regard, ‘Quelle horreur… Et c’est comme ça que je suis tombé sur Guillaume puis Christophe, qui m’a tout raconté de tes… tes, disons, manigances avec l’autre fille.’

‘Ariane.’

‘Oui,’ acquiesça-t-il sans relever la tête. ‘Tu suis son fil, j’imagine.’

‘De quoi ?’

            Paul me regarda, hésitant.

‘Non, rien, un truc idiot. Elle est où d’ailleurs ? Je croyais qu’elle était –’

‘Partie.’

‘Ah. Laisse-moi deviner : elle a essayé de te convaincre d’abandonner ?’

‘Non. Le contraire, figure-toi,’ lui lançai-je sur le ton de la défiance. ‘Elle sait exactement quoi faire et comment. Moi, je… je suis pas sûr du comment. Bref ! Elle s’est barrée parce qu’elle en avait marre d’attendre. Et toi, tu devrais rentrer à Berlin.’

‘Maintenant que je t’ai retrouvé ? Hors de question.’

‘C’est trop dangereux, Paul.’

‘Raison de plus de ne pas te lâcher.’

‘Fais pas chier. Rentre à Berlin.’

‘Tu n’as pas idée de l’angoisse dans laquelle tu nous as tous plongés ! On croyait que tu étais parti pour… pour en finir. Et maintenant qu’on a perdu Schneider et Richard, tu voudrais que je te laisse te mettre sciemment en danger en affrontant une espèce de mafieux ou je ne sais quoi !’

‘C’est pas un mafieux.’

‘Attends, c’est quasiment pareil. Le mec s’intéresse aux marchés militaires. Il travaillait même pour la NSA, pour qui il espionnait les contrats d’industriels français d’un montant de plus de 500 millions d’euros – ou 200 millions ? Oh, je ne sais plus.’

‘Quoi ? D’où tu tiens ces infos ?’

‘Oh, tu sais bien, Till ; avec mon air sympathique, on me dit tout,’ ironisa-t-il.

‘Je suis sérieux. Qui t’a dit tout ça ?’

‘Un journaliste est venu me trouver. Antony quelque chose, mais je pense qu’il m’a pas donné son vrai nom. Il enquête sur le meurtre d’Adélaïde. Et comme il a su que tu te cachais dans son appart, et que des sbires de Taylor t’avaient agressé l’an dernier, bah, il est venu me poser des questions sur toi.’

‘Tu lui as rien dit, j’espère ?’

‘Mais qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je savais même pas où tu étais parti !’

‘C’est sûrement un mec envoyé par Taylor.’

‘Non, je pense pas. Au fait, ça va ?’

‘Hein ?’

‘Je viens de me souvenir que tu as été agressé l’an der–’

‘Ah, oui, oui – ça va.’

            Paul me scruta du regard, sûrement à la recherche d’éventuelles cicatrices.

‘De toute façon, ça change pas grand-chose, tout ça.’

‘Bah si,’ insista Paul. ‘En plus, il y a les connexions d’Hélène de Maistre à prendre en compte –’

‘De qui ?’

            Paul me dévisagea, limite agacé par mon amateurisme.

‘L’épouse de Ralph Taylor, et du coup la mère de celui que tu as tué.’

            Il y eut un mince silence où chacun semblait juger l’autre. Paul avait fait exprès de dire ça, pour me faire réagir, mais il semblait tout aussi craintif à l’idée que ça pût me braquer.

‘Une mère aussi peut très bien vouloir venger son fils,’ dit-il pour essayer de diluer la tension. ‘Mais bon, tu fais fausse route de toute façon,’ insista Paul. ‘Il y a des trucs qui collent pas.’

‘Pourtant tu viens d’énumérer de bonnes raisons de croire que Taylor est derrière tous ses meurtres !’

‘Qu’il en a les moyens, oui, mais… ça colle pas.’

‘Avec quoi ?’

‘Mon intuition ?’

‘Oh, super !’ m’exclamai-je en m’affalant sur le lit, comme si le poids d’une longue discussion menant nulle part me tombait d’un coup sur les épaules.

            Paul se rapprocha, me regardant de haut.

‘Et avec ce que m’a dit Richard il y a quelques mois.’

‘Hm.’

‘Ah, ça y est, tu n’écoutes plus.’

‘Hm,’ fis-je en lui tournant le dos.

            Paul alla s’asseoir au bureau, vraiment dépité de ne pouvoir m’exposer sa longue théorie, qui serait pourtant cruciale. Si seulement j’avais su… Après un long silence, Paul me demanda simplement :

‘T’as couché avec ?’

‘Même pas.’

‘Ah, c’est pour ça.’

‘Quoi ?’

‘Ta mauvaise humeur.’

‘Hm. Ariane est trop hargneuse pour me plaire.’

‘Bien sûr,’ ironisa-t-il. ‘T’as un truc à manger ?’

            Je me redressai et regardai fixement Paul.

‘Tu dois rentrer à –’

‘Non !’ me coupa-t-il en me lançant un regard dur mais légèrement malicieux.

‘Dans le sac,’ cédai-je en me rallongeant. ‘J’ai pris des sandwiches.’



[1] Pas si elle est partie.

mardi 14 avril 2020

Ich verstehe nicht - 13


Chapitre XIII – La réception


            Ce passage à vide me sembla interminable. La fin de l’hiver sur la Côte d’Azur, avec ce vent effroyable et l’air dépité des habitants emmitouflés comme pour affronter les neiges de Sibérie, n’avait rien à voir avec ce que j’avais connu lors de l’enregistrement de Mutter. Je n’en pouvais plus d’attendre le message de Lagardère réclamant notre présence – enfin, disons honnêtement celle d’Ariane plutôt – à un de ses fameux dîners. J’avais pourtant très cordialement répondu à ses messages libidineux, en blaguant sur le mauvais caractère d’Ariane tout en ignorant à quel point j’étais proche du compte, et j’avais eu l’impression qu’il n’avait pas trop mal pris le refus poli. Ariane, de son côté, ne semblait pas se préoccuper de tout ça et continuait à pianoter inlassablement sur son ordinateur, parfois devant un écran noir où s’affichaient des lignes de commandes auxquelles je ne bitais que dalle, et je préférais ne rien lui demander de peur d’apprendre qu’elle eût commandé des grenades explosives ou tout un arsenal de guerre.
            Non, en fait, avec le recul, je devine qu’elle pistait sûrement les proches de Lagardère et Taylor, voire les types eux-mêmes.
‘Lagardère a été vu au Duchesne,’ me dit-elle un soir.
‘Putain ! ça y est, c’est foutu pour l’infiltration…’
‘T’inquiète, Taylor n’y est sûrement pas encore ; ça doit être un de ces petits dîners que Lagardère aime bien organiser pour frimer.’

***

            Courant avril, le message tant attendu arriva. Le dîner était prévu à ce fameux restaurant chic d’Aix, Le Duchesne, où Lagardère avait ses habitudes. Le lieu avait été complètement privatisé, comme le montrait l’armée de gorilles en costard qui gardaient l’entrée. Je leur présentai ma fausse pièce d’identité, et Friedrich Mühe et son interprète purent entrer. Ariane avait pour l’occasion enfilé sa robe la plus sexy, ce qui, après plusieurs mois sans baiser, me rendait un peu distrait.
‘Concentre-toi, putain !’ me murmura-t-elle. ‘Taylor doit être dans les parages !’
            Malgré des tables et chaises écartées jusque contre les murs, ou dans une pièce à côté, le restaurant était bondé. Je m’efforçais de croire que c’était probablement la meilleure aubaine pour m’éviter d’être reconnu trop vite, mais c’était aussi, et surtout, la présence oppressante d’une masse humaine qui s’épiait mutuellement, ce qui n’allait pas m’aider à lutter contre ma peur du regard des gens. Et puis des femmes sublimes, beaucoup de femmes sublimes…
‘Je t’ai dit, concentre-toi ! Tu m’écoutes ou pas ?’
            Ariane me lança un regard sévère avant de baisser les yeux vers mon entre-jambes et de soupirer, comme une mère exténuée après un énième caprice de son fils.
‘C’est bon, c’est bon !’ dis-je par automatisme presque. ‘Je vais prendre un verre, ça va aider. Tu bois quoi ?’
‘Rien,’ asséna-t-elle en balayant toujours la foule du regard.
            Je m’éloignais pour me trouver un truc assez fort capable de me calmer les nerfs quand je vis Taylor, copie conforme de son fils en plus vieux, riant aux éclats, entouré de petites gazelles qui buvaient ses paroles et d’un mec à l’air conscrit qui regardait fixement par terre. L’Amerloque dégageait une assurance à la De Niro, l’opulence et l’orgueil suintant de ses énormes poches sous les yeux et, une main distraitement posée sur la fesse d’une des filles longilignes, il brassait de l’air avec l’autre, comme pour faire semblant de gifler le demeuré en face de lui. Je lui tournai le dos sans réfléchir. Je craignais toujours d’être reconnu. Mon anxiété devait être palpable car c’est à ce moment-là qu’une dame de peut-être mon âge, mais belle à s’en damner, s’approcha de moi, l’air interrogateur. Je me ressaisis et décidai d’afficher mon look de gentil tombeur, la tête penchée en avant, pour lui lancer un regard de chien battu. Cette femme n’y alla pas par quatre chemins. Après l’échange de deux-trois banalités – son prénom (Christine), mon prétendu métier, et le sien (directrice d’une boîte de com’, si je me souviens bien) – elle commença à me draguer, en allemand.
‘Permettez-moi d’entreprendre de vous séduire. Ça prendra probablement un peu de temps, mais après tout, vous êtes ici pour en perdre, du temps,’ dit-elle avec un sourire narquois.
‘Mais les femmes séduisent en un regard ou un mouvement de hanche. Ce sont surtout les hommes qui ont besoin de temps pour séduire parce que les femmes ne se laissent pas facilement prendre.’
‘Vous faites erreur sur le terme. On excite en un regard ou en un tour de hanche – on ne séduit pas. La séduction est une quête, qui peut prendre la forme d’une conquête avec moult batailles, victoires et défaites, ou d’une découverte, certes plus rapide qu’une conquête mais pas autant que l’éclair.’
‘Alors les coups de foudre n’existent pas ?’
‘Non.’
‘Pourtant, j’aurais cru qu’il venait de s’en produire un à l’instant.’
‘Joli, joli… Mais je ne suis pas bluffée. Il faudra faire mieux pour me séduire…’ ajouta-t-elle en me prenant le bras pour nous isoler un peu.
            Ses manières de bourgeoise ne me déplaisaient pas, bizarrement. Elle était de ce genre de femmes qui, en temps normal, me répulsent, avec leur maintien d’aristo, leurs manies sophistiquées, leur regard inquisiteur. Mais elle, cette Christine, dégageait un sex appeal quasiment palpable. Je sais que j’ai l’air de focaliser bêtement sur un détail, sur le récit d’une énième aventure, mais à vrai dire, cette femme-là vint à mon aide un peu plus tard. Ne pas la présenter maintenant serait une erreur, l’oubli d’un détail qui empêcherait la compréhension de mon histoire – et des détails importants comme ça, c’est ce qui émaille mon récit – c’est comme si tout convergeait mais moi, imbécile que je suis, j’étais incapable de repérer cette convergence de détails a priori anodins…
            Alors qu’il devenait évident que j’allais emballer la Christine, Ariane apparut dans mon champ de vision, le regard froid pour me signifier à quel point elle était exaspérée mais pas surprise de me trouver là, dans une pièce à l’écart, en charmante compagnie.
‘Franchement, tu as complètement vrillé,’ se contenta de dire Ariane.
‘Que se passe-t-il ?’ demanda Christine qui, sans se laisser démonter, posait la question avec un ton d’innocence tout en glissant sa carte dans la poche de ma veste.
‘Rien,’ lui répondit Ariane froidement. ‘Viens, on se casse,’ me dit-elle.
            Je susurrai quelques excuses à Christine, qui me faisait déjà promettre de la recontacter, avant d’emboîter le pas, voyant Ariane filer à toute vitesse vers la sortie.
‘Attends, attends !’ lui criai-je avant de la rattraper, mais me tut en voyant le regard étonné des convives qui se retournaient à notre passage.
            Ariane me chopa le bras et me tira jusque sur le trottoir.
‘Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu as un problème avec –’
‘Ça sert à rien de rester,’ me coupa-t-elle. ‘Taylor s’est barré avec ses sbires, et Lagardère fanfaronne devant ses rivaux. Par contre, j’ai réussi à obtenir la date d’un dîner privé chez Taylor. Et ouais, j’ai un problème avec ton problème de queue.’
‘Pardon ?’
‘Tu viens de perdre tes gosses à cause de ces connards, on est là pour choper des infos et les punir, et toi, tu penses qu’à baiser ?! Nan mais sérieux, mec ! T’en as pas marre ?’
            Avant même que je me rendisse compte que je ne pouvais rien répondre à cette diatribe, elle avait tourné les talons pour rejoindre la voiture, et je la suivis, sans mot dire, littéralement la queue entre les jambes.

***

            Pendant le trajet du retour jusqu’à l’hôtel, Ariane resta muette comme une carpe – cela me mettait hors de moi. Où était le problème après tout ? Est-ce que j’avais été découvert ? Non ! Aucun risque ! J’avais soigneusement évité les regards inquisiteurs de qui que ce fût. D’ailleurs, même avec mon look, je ne pouvais pas être sûr à cent pour cent de ne jamais être démasqué. Il aurait suffi d’un seul faux pas, après tout… Rester à l’écart en attendant le bon moment, voilà qui était la bonne stratégie à mon avis.
            Mais Ariane ne répondit rien. J’avais même l’impression qu’elle ne m’écoutait plus, préférant regarder fixement la route sans jamais jeter un coup d’œil vers moi, et ma colère finit par s’envoler. Je repensai aux belles jambes de Christine pour ne pas culpabiliser. J’essayais de ne pas réfléchir aux raisons m’ayant poussé à tout quitter pour me lancer dans ce projet de vengeance impossible.
            C’est une fois de retour à l’hôtel, alors que je sentais le découragement me saisir quand même, qu’Ariane déclara son plan de bataille. Le dîner privé de Taylor était prévu deux mois plus tard et, selon elle, Taylor me croyait bel et bien investisseur potentiellement intéressant pour ses affaires – car oui, pendant que je « batifolais, » Ariane avait pu causer avec Taylor en s’immisçant discrètement dans une conversation. Toujours d’après elle, elle avait fait forte impression sur l’Américain, qui lui avait donné l’adresse de sa villa en un clin d’œil. Encore un qui voulait se l’enfiler, dis-je avec amertume – mauvais réflexe. Elle me lança un regard noir qui, aujourd’hui, quand j’y repense, me glace le sang, mais qui, ce jour-là, me rendit encore plus dédaigneux. Il faut croire que j’étais peut-être trop dépité de ne pas réussir à me la taper… S’ensuivit le déroulement de son plan que je n’écoutai qu’à moitié car l’amertume combinée au sentiment de ne rien contrôler, voire pire d’être manipulé par cette petite jeune prête à toutes les manigances pour buter un type de sang-froid, me fit lâcher prise. Je n’avais qu’une envie, me pieuter et ne pas réfléchir au comment et quoi faire pour s’introduire dans la villa ultra sécurisée avec le flingue.
‘Je t’ai déjà dit que ton flingue, je ne veux pas le voir !’ m’écriai-je avant de me coincer sous la couette.
            Elle resta longtemps debout à côté, en silence. Puis je l’entendis claquer la porte en partant. J’en profitai pour me branler afin de trouver le sommeil.

***

            Elle revint dans la nuit alors que je m’enfilai la bouteille de vodka que j’avais achetée la veille pour « se détendre à deux, » mais la discussion qu’on eut là, comme les suivantes, tourna court. Je la trouvais de plus en plus obsessionnelle et, par réaction, je me détachais de plus en plus de toute cette affaire. Le désir de vengeance était toujours là mais c’était pas ainsi, pas par un plan minutieux, où le coup ultime serait asséné en cachette, rapidement, presque sans laisser de traces, que je pourrais l’assouvir. Moi, si je chopais Taylor dans un coin, je devrais le faire parler, il devrait s’expliquer, je le tabasserais, s’il le fallait, jusqu’à ce qu’il causât. Cela ne collait évidemment pas au plan d’Ariane qui, exaspérée pour la énième fois, finit par lancer un ultimatum, auquel je ne répondis rien, avant d’empocher une partie du cash et de ranger le flingue et ses affaires, puis de se barrer en annonçant qu’elle prenait notre voiture de location mais qu’elle en avait réservé une autre que je pouvais aller chercher quelques heures plus tard.

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Navrée pour ce long retard. Encore une fois, cette réécriture du personnage de Till n'a pas été une mince affaire, en particulier suite à la sortie de son deuxième album solo, qui est un projet que je trouve... disons "peu inspiré" pour rester polie.

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...