vendredi 1 novembre 2019

Ich verstehe nicht - 12


Chapitre XII – Le départ

Grundsätze anzündet
Dein würdiger Drache
Und ich verlange
Wuchtig nach Rache

            L’hiver se manifestait par quelques giboulées quand je décidai de plier bagages. Par habitude, mon sac était fait, la voiture louée cash, l’hôtel réservé sous mon faux nom avant même qu’Ariane ne se décidât définitivement à me suivre. Guillaume essaya bien de me dissuader mais, après les vaines tentatives de Schneider quelques mois plus tôt, il n’avait aucune chance et étrangement, plus il épuisait ses arguments pour me ramener sur la voie de la raison, plus Ariane penchait dans mon sens.
            Dix jours après la réception, Ariane et moi roulions en direction de Marseille, le sac lesté de cinquante mille euros « au cas où, » psalmodiait-elle. J’ignorais quelles mésaventures il fallait prévoir, et je n’avais pas réfléchi à comment opérer ensuite après être installés à Marseille. L’improvisation me sembla être la meilleure voie à suivre, d’autant plus qu’elle nous réussissait jusque-là, Ariane étant bien débrouillarde ; peu importaient les conséquences qui en résulteraient ; alors je m’y tenais.
            Sur la route, je voulais conduire la majeure partie du trajet – fixer mon attention sur la conduite m’aidait à ne pas réfléchir – mais Ariane m’arracha le volant quand je faillis percuter une Mercedes qui doublait par la droite.
‘Les Français ne savent pas conduire !’ m’emportai-je.
‘Ça tombe bien ; je suis Pakistanaise. Passe-moi le volant ou je te laisse en plan sur la prochaine aire de repos.’
‘Très bien, comme tu veux.’
            Pendant qu’elle conduisait, je feuilletais le journal d’Adélaïde, me plongeant dans ses péripéties comme on s’intéresse au feuilleton de l’été – un peu malgré soi. Je tombai ainsi sur une description laconique de G.Don – « le gros Anglais » – et compris enfin qu’il s’agissait de Tony, photographe que j’invitais souvent car il arrivait toujours accompagné de cinq ou six mannequins. Adélaïde ne le portait visiblement pas dans son estime et les surnoms fusaient : « le bouffon, le débile » aurait, selon elle, pris l’habitude de marchander un accès à nos after en échange de petites gâteries. En soi, ça ne me choquait pas. Si des femmes font le choix d’offrir leur corps en échange d’une rencontre avec le groupe – nous ne valons pas mieux que Tony lui-même – libre à elles ! Et puis, si ça me faisait plus de filles « ouvertes d’esprit » comme je disais, j’allais pas y mettre un terme.
A vrai dire, c’est le fait que n’importe quel fan pouvait se rendre compte de tout ça qui me gênait. On aurait cru que les témoignages se propageaient comme des traînées de poudre s’enflamment ; tout ce qui se passait normalement à huis clos faisait l’objet de toutes les rumeurs le lendemain ; et ce sont précisément ceux en qui je pensais pouvoir faire le plus confiance, ces fameux guests, qui étaient les premiers à balancer des infos pour faire les intéressants. Quelle drogue je prenais, quelles filles je me tapais, quelle méthode j’employais pour ne pas les foutre en cloque – tous les détails, même les plus « sordides » (son mot), étaient énumérés avec la minutie d’un reporter.
Maintes fois, je me suis répété que ce journal n’avait aucun intérêt et pourtant, j’y reviens inlassablement. Les commentaires en aparté, qui détonnent par rapport au style neutre et soigné du reste, m’intriguent toujours même si je ne les comprends pas. Par exemple, Adélaïde trouvait que G.Stras5 était « admirable » – alors qu’elle me surnommait le « nid à IST » ; que G.Don finirait « en dépression quand le groupe partirait en retraite » – alors que je ne l’imagine pas une seule seconde finir au fond du trou ; que cette G.The Bee, que je ne reconnaissais pas, était « extrêmement dangereuse » pour le groupe ; que G.Grün était juste un « hypersociable qui ferait tout pour être apprécié des autres fans… » Ses quelques analyses de caractère, qui ponctuent ses récits et me laissent perplexe, sont pourtant tout à fait justes quand elles concernent le groupe.
A croire que ce sont nous, les bouffons du roi…

‘Tu comptes faire quoi après ?’
            J’étais tellement plongé dans ma lecture que je n’avais pas entendu le début du discours d’Ariane.
‘Parce que c’est bien beau de vouloir le buter, si tant est qu’on y parvienne, mais après, on fait quoi ?’
‘Aucune idée.’
‘Va pourtant falloir y réfléchir.’
‘Je sais. Mais pour l’instant, il faut juste savoir rester crédible. Un seul faux pas, et tout partira en poussière.’
‘J’ai pas d’inquiétude pour ça. Te faire passer pour un Allemand qui baragouine peu d’anglais et pige rien au français, c’est la meilleure aubaine pour rester vagues sur les projets politico-financiers à proposer à ces pervers corrompus,’ asséna-t-elle.
‘Tu les hais tant que ça ?’
‘Quoi ?’
‘Tu es toujours à les traiter de pervers, de fachos, ou de connards…’
‘Ils ont fait assassiner ma meilleure amie, je te rappelle !’
‘Oui, mais de là à les haïr…’
‘C’est pas suffisant pour toi ? Ils ont tué ta famille aussi. C’est pas suffisant ?’
            Je regardai longuement les plaines défiler avant d’ajouter :
‘Je le hais aussi, c’est pas ça le problème… Je suis sûr qu’il y a autre chose.’
            Elle hésita, tapotant nerveusement le volant.
‘Ouais, y a autre chose, mais je t’en parlerai pas. Tu peux pas comprendre.’
‘Pourquoi ?’
‘Parce que toi aussi, t’es un vieux bourge. Toi aussi, t’es un peu comme eux.’
‘Comment ça ?’
‘Pour toi aussi, une belle femme, c’est juste un trophée.’
            Elle se mordait la lèvre inférieure en fronçant les sourcils, une haine volcanique endurcissant son regard fixé sur la route.
‘De toute façon, tu pourrais pas comprendre donc je t’en parlerai pas, Lindemann.’
            Je m’enterrai dans mes pensées, préférant laisser passer cette froide conversation et échanger seulement des banalités et des détails techniques jusqu’à l’arrivée à Marseille.

***

            L’hôtel n’était pas trop tape à l’œil mais pas craignos non plus. Je voulais éviter d’être retrouvé trop rapidement si ma famille ou le groupe intensifiaient les recherches, même si – je me rends compte que j’ai oublié de le préciser – avec ma barbe blanche et le crâne rasé (une idée lumineuse d’Ariane), j’étais méconnaissable. Cependant, je n’allais pas sous-estimer Taylor père. Il ne pouvait pas totalement ignorer la gueule du meurtrier de son fils, même avec un look de père Noël déguisé en actionnaire de boîte pharmaceutique, intronisé de manière discrète auprès de ses contacts.
            Les premiers jours, Ariane s’éclipsait souvent, ne donnant presque aucune explication sur ses promenades et ne mentionnant que les quartiers nord. Je savais bien que quelque chose m’échappait mais je ne m’en inquiétais pas plus que ça. Je me fiais un peu trop au bon sens d’Ariane.
            C’est seulement quand elle revint avec un flingue, balancé sur le lit avec indifférence, au milieu de ses munitions, que je pris conscience du pétrin dans lequel nous allions nous plonger – et autant je n’avais plus aucun scrupule pour moi-même (estimant, de toute façon, être trop vieux pour repartir de zéro), autant je ne voulais pas qu’une jeune femme telle qu’Ariane allât tout foutre en l’air pour une soif de vengeance que je partageais, oui, mais qui n’a d’importance que si on a vraiment tout perdu – et ce n’était pas son cas, me semblait-il.
            Je n’en voulais pas de ce flingue, répétai-je. Je n’en avais pas besoin pour tuer un homme, clamai-je. Ariane essaya de me convaincre du contraire, argumentant que Taylor était entouré de gorilles forcément armés, que je n’avais pas le choix maintenant qu’elle se l’était procuré, et que je ne devais pas me « surestimer. » Mais je fis mon têtu et refusai catégoriquement – je finis même par lui dire de se le garder, qu’elle en aurait davantage besoin, sans penser qu’elle me prendrait au mot. J’avoue qu’à ce moment-là, je voyais encore Ariane comme l’alliée de l’ombre – celle qui épaule le héros sans risquer le danger sous peine d’être rapidement kidnappée par le méchant. Quelle ironie, quand j’y pense, compte tenu de ce qui se passa ensuite.

***

            La suite ne fut pas simple à organiser à vrai dire. Lagardère ne nous avait pas oubliés, mais il préférait échanger par texto sur tout et clairement sur rien, ce qui me gonflait particulièrement. La pire fut quand il demanda un soir « combien prenait Ariane, » ce qui me mit dans une rage pas possible.
‘Mais qu’est-ce qu’il insinue, ce connard ?’
‘Calme-toi, va !’ répondit Ariane qui, postée devant son ordinateur portable sur un coin du bureau de la chambre d’hôtel, continuait ses recherches sur Lagardère et ses associés.
‘Que je me calme ? Attends… Tiens, regarde ! Il ajoute : « That’s what I mean, how much is it with her ? »[1] Il te traite de pute quand même !’
‘Indirectement.’
‘Ouais, indirectement – mais je suis pas con ! ça t’emmerde pas, ça ?’
‘Non.’
‘Putain, moi, ça m’emmerde !’
‘Parce que lui estime que tu n’es pas capable d’emballer une belle femme sans devoir la payer – ça fait chier ton ego. Mais moi, je m’en fous. C’est qu’un gros con, normal qu’il pense comme un gros con. Alors évite de faire comme lui.’
            Oubliant de rebondir sur le fait qu’elle venait d’avouer indirectement qu’elle se trouvait belle – ce qui était vrai, après tout – j’écoutais ses insinuations, devenues récurrentes depuis celles qu’elle avait émises pendant le trajet, en marmonnant mon mécontentement. Pourquoi disait-elle que j’étais « comme eux, » ou que je ferais « mieux de ne pas penser comme eux, d’agir comme eux » ? Elle le savait, que ça me foutait encore plus en rogne, mais ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle assénait ses vérités comme ça, avec intransigeance, tout en regardant ailleurs ou en faisant autre chose – seulement à moitié intéressée par ce que je racontais, comme une mère se sentant vaguement impliquée dans le caprice de son gosse mais souhaitant rester ferme avec lui.
‘Ça m’étonne que tu réagisses comme ça.’
‘Et pourquoi donc ?’ bougonnai-je en mâchonnant l’envie de fracasser mon portable par terre.
‘Parce que, sur ce point précis, Adé et moi, on était pareilles.’
            Je fis volte-face. Ah ! c’est sûr que ses commentaires de féministe bien chiante à tout bout de page, ça me gonflait déjà bien suffisamment, inutile d’y ajouter la voix ! Mais je ne dis rien. Elle me lança un regard sceptique me rappelant étrangement celui de Paul – un sourcil levé mais pas l’autre – elle attendit que je parlasse, en vain, puis haussa les épaules et reprit ses recherches.


[1] « C’est bien ce que je dis, combien ça coûte avec elle ? »

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...