vendredi 1 novembre 2019

Ich verstehe nicht - 12


Chapitre XII – Le départ

Grundsätze anzündet
Dein würdiger Drache
Und ich verlange
Wuchtig nach Rache

            L’hiver se manifestait par quelques giboulées quand je décidai de plier bagages. Par habitude, mon sac était fait, la voiture louée cash, l’hôtel réservé sous mon faux nom avant même qu’Ariane ne se décidât définitivement à me suivre. Guillaume essaya bien de me dissuader mais, après les vaines tentatives de Schneider quelques mois plus tôt, il n’avait aucune chance et étrangement, plus il épuisait ses arguments pour me ramener sur la voie de la raison, plus Ariane penchait dans mon sens.
            Dix jours après la réception, Ariane et moi roulions en direction de Marseille, le sac lesté de cinquante mille euros « au cas où, » psalmodiait-elle. J’ignorais quelles mésaventures il fallait prévoir, et je n’avais pas réfléchi à comment opérer ensuite après être installés à Marseille. L’improvisation me sembla être la meilleure voie à suivre, d’autant plus qu’elle nous réussissait jusque-là, Ariane étant bien débrouillarde ; peu importaient les conséquences qui en résulteraient ; alors je m’y tenais.
            Sur la route, je voulais conduire la majeure partie du trajet – fixer mon attention sur la conduite m’aidait à ne pas réfléchir – mais Ariane m’arracha le volant quand je faillis percuter une Mercedes qui doublait par la droite.
‘Les Français ne savent pas conduire !’ m’emportai-je.
‘Ça tombe bien ; je suis Pakistanaise. Passe-moi le volant ou je te laisse en plan sur la prochaine aire de repos.’
‘Très bien, comme tu veux.’
            Pendant qu’elle conduisait, je feuilletais le journal d’Adélaïde, me plongeant dans ses péripéties comme on s’intéresse au feuilleton de l’été – un peu malgré soi. Je tombai ainsi sur une description laconique de G.Don – « le gros Anglais » – et compris enfin qu’il s’agissait de Tony, photographe que j’invitais souvent car il arrivait toujours accompagné de cinq ou six mannequins. Adélaïde ne le portait visiblement pas dans son estime et les surnoms fusaient : « le bouffon, le débile » aurait, selon elle, pris l’habitude de marchander un accès à nos after en échange de petites gâteries. En soi, ça ne me choquait pas. Si des femmes font le choix d’offrir leur corps en échange d’une rencontre avec le groupe – nous ne valons pas mieux que Tony lui-même – libre à elles ! Et puis, si ça me faisait plus de filles « ouvertes d’esprit » comme je disais, j’allais pas y mettre un terme.
A vrai dire, c’est le fait que n’importe quel fan pouvait se rendre compte de tout ça qui me gênait. On aurait cru que les témoignages se propageaient comme des traînées de poudre s’enflamment ; tout ce qui se passait normalement à huis clos faisait l’objet de toutes les rumeurs le lendemain ; et ce sont précisément ceux en qui je pensais pouvoir faire le plus confiance, ces fameux guests, qui étaient les premiers à balancer des infos pour faire les intéressants. Quelle drogue je prenais, quelles filles je me tapais, quelle méthode j’employais pour ne pas les foutre en cloque – tous les détails, même les plus « sordides » (son mot), étaient énumérés avec la minutie d’un reporter.
Maintes fois, je me suis répété que ce journal n’avait aucun intérêt et pourtant, j’y reviens inlassablement. Les commentaires en aparté, qui détonnent par rapport au style neutre et soigné du reste, m’intriguent toujours même si je ne les comprends pas. Par exemple, Adélaïde trouvait que G.Stras5 était « admirable » – alors qu’elle me surnommait le « nid à IST » ; que G.Don finirait « en dépression quand le groupe partirait en retraite » – alors que je ne l’imagine pas une seule seconde finir au fond du trou ; que cette G.The Bee, que je ne reconnaissais pas, était « extrêmement dangereuse » pour le groupe ; que G.Grün était juste un « hypersociable qui ferait tout pour être apprécié des autres fans… » Ses quelques analyses de caractère, qui ponctuent ses récits et me laissent perplexe, sont pourtant tout à fait justes quand elles concernent le groupe.
A croire que ce sont nous, les bouffons du roi…

‘Tu comptes faire quoi après ?’
            J’étais tellement plongé dans ma lecture que je n’avais pas entendu le début du discours d’Ariane.
‘Parce que c’est bien beau de vouloir le buter, si tant est qu’on y parvienne, mais après, on fait quoi ?’
‘Aucune idée.’
‘Va pourtant falloir y réfléchir.’
‘Je sais. Mais pour l’instant, il faut juste savoir rester crédible. Un seul faux pas, et tout partira en poussière.’
‘J’ai pas d’inquiétude pour ça. Te faire passer pour un Allemand qui baragouine peu d’anglais et pige rien au français, c’est la meilleure aubaine pour rester vagues sur les projets politico-financiers à proposer à ces pervers corrompus,’ asséna-t-elle.
‘Tu les hais tant que ça ?’
‘Quoi ?’
‘Tu es toujours à les traiter de pervers, de fachos, ou de connards…’
‘Ils ont fait assassiner ma meilleure amie, je te rappelle !’
‘Oui, mais de là à les haïr…’
‘C’est pas suffisant pour toi ? Ils ont tué ta famille aussi. C’est pas suffisant ?’
            Je regardai longuement les plaines défiler avant d’ajouter :
‘Je le hais aussi, c’est pas ça le problème… Je suis sûr qu’il y a autre chose.’
            Elle hésita, tapotant nerveusement le volant.
‘Ouais, y a autre chose, mais je t’en parlerai pas. Tu peux pas comprendre.’
‘Pourquoi ?’
‘Parce que toi aussi, t’es un vieux bourge. Toi aussi, t’es un peu comme eux.’
‘Comment ça ?’
‘Pour toi aussi, une belle femme, c’est juste un trophée.’
            Elle se mordait la lèvre inférieure en fronçant les sourcils, une haine volcanique endurcissant son regard fixé sur la route.
‘De toute façon, tu pourrais pas comprendre donc je t’en parlerai pas, Lindemann.’
            Je m’enterrai dans mes pensées, préférant laisser passer cette froide conversation et échanger seulement des banalités et des détails techniques jusqu’à l’arrivée à Marseille.

***

            L’hôtel n’était pas trop tape à l’œil mais pas craignos non plus. Je voulais éviter d’être retrouvé trop rapidement si ma famille ou le groupe intensifiaient les recherches, même si – je me rends compte que j’ai oublié de le préciser – avec ma barbe blanche et le crâne rasé (une idée lumineuse d’Ariane), j’étais méconnaissable. Cependant, je n’allais pas sous-estimer Taylor père. Il ne pouvait pas totalement ignorer la gueule du meurtrier de son fils, même avec un look de père Noël déguisé en actionnaire de boîte pharmaceutique, intronisé de manière discrète auprès de ses contacts.
            Les premiers jours, Ariane s’éclipsait souvent, ne donnant presque aucune explication sur ses promenades et ne mentionnant que les quartiers nord. Je savais bien que quelque chose m’échappait mais je ne m’en inquiétais pas plus que ça. Je me fiais un peu trop au bon sens d’Ariane.
            C’est seulement quand elle revint avec un flingue, balancé sur le lit avec indifférence, au milieu de ses munitions, que je pris conscience du pétrin dans lequel nous allions nous plonger – et autant je n’avais plus aucun scrupule pour moi-même (estimant, de toute façon, être trop vieux pour repartir de zéro), autant je ne voulais pas qu’une jeune femme telle qu’Ariane allât tout foutre en l’air pour une soif de vengeance que je partageais, oui, mais qui n’a d’importance que si on a vraiment tout perdu – et ce n’était pas son cas, me semblait-il.
            Je n’en voulais pas de ce flingue, répétai-je. Je n’en avais pas besoin pour tuer un homme, clamai-je. Ariane essaya de me convaincre du contraire, argumentant que Taylor était entouré de gorilles forcément armés, que je n’avais pas le choix maintenant qu’elle se l’était procuré, et que je ne devais pas me « surestimer. » Mais je fis mon têtu et refusai catégoriquement – je finis même par lui dire de se le garder, qu’elle en aurait davantage besoin, sans penser qu’elle me prendrait au mot. J’avoue qu’à ce moment-là, je voyais encore Ariane comme l’alliée de l’ombre – celle qui épaule le héros sans risquer le danger sous peine d’être rapidement kidnappée par le méchant. Quelle ironie, quand j’y pense, compte tenu de ce qui se passa ensuite.

***

            La suite ne fut pas simple à organiser à vrai dire. Lagardère ne nous avait pas oubliés, mais il préférait échanger par texto sur tout et clairement sur rien, ce qui me gonflait particulièrement. La pire fut quand il demanda un soir « combien prenait Ariane, » ce qui me mit dans une rage pas possible.
‘Mais qu’est-ce qu’il insinue, ce connard ?’
‘Calme-toi, va !’ répondit Ariane qui, postée devant son ordinateur portable sur un coin du bureau de la chambre d’hôtel, continuait ses recherches sur Lagardère et ses associés.
‘Que je me calme ? Attends… Tiens, regarde ! Il ajoute : « That’s what I mean, how much is it with her ? »[1] Il te traite de pute quand même !’
‘Indirectement.’
‘Ouais, indirectement – mais je suis pas con ! ça t’emmerde pas, ça ?’
‘Non.’
‘Putain, moi, ça m’emmerde !’
‘Parce que lui estime que tu n’es pas capable d’emballer une belle femme sans devoir la payer – ça fait chier ton ego. Mais moi, je m’en fous. C’est qu’un gros con, normal qu’il pense comme un gros con. Alors évite de faire comme lui.’
            Oubliant de rebondir sur le fait qu’elle venait d’avouer indirectement qu’elle se trouvait belle – ce qui était vrai, après tout – j’écoutais ses insinuations, devenues récurrentes depuis celles qu’elle avait émises pendant le trajet, en marmonnant mon mécontentement. Pourquoi disait-elle que j’étais « comme eux, » ou que je ferais « mieux de ne pas penser comme eux, d’agir comme eux » ? Elle le savait, que ça me foutait encore plus en rogne, mais ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle assénait ses vérités comme ça, avec intransigeance, tout en regardant ailleurs ou en faisant autre chose – seulement à moitié intéressée par ce que je racontais, comme une mère se sentant vaguement impliquée dans le caprice de son gosse mais souhaitant rester ferme avec lui.
‘Ça m’étonne que tu réagisses comme ça.’
‘Et pourquoi donc ?’ bougonnai-je en mâchonnant l’envie de fracasser mon portable par terre.
‘Parce que, sur ce point précis, Adé et moi, on était pareilles.’
            Je fis volte-face. Ah ! c’est sûr que ses commentaires de féministe bien chiante à tout bout de page, ça me gonflait déjà bien suffisamment, inutile d’y ajouter la voix ! Mais je ne dis rien. Elle me lança un regard sceptique me rappelant étrangement celui de Paul – un sourcil levé mais pas l’autre – elle attendit que je parlasse, en vain, puis haussa les épaules et reprit ses recherches.


[1] « C’est bien ce que je dis, combien ça coûte avec elle ? »

jeudi 5 septembre 2019

Ich verstehe nicht - 11


Chapitre XI – Les préparatifs

Mein Herz brennt nur
Mit einem Streichholz
Das deine Augen löscht
Und zeigt meinen Pol


            Je fus longtemps interloqué par sa remarque. Mais elle avait raison. Que faisais-je donc encore à Paris ? L’origine du mal vivait près de la Méditerranée. Je devais m’y rendre sans plus tarder. Mais j’avais besoin de me déplacer en toute discrétion – pas que ma tête soit si reconnaissable pour un Français lambda, ou que mes blessures attirassent tant l’attention que ça un mois et demi après le passage à tabac, mais le nom qui figurait sur mon passeport aurait permis à quiconque, famille et amis mais aussi ennemis, de me pister. Il me fallait donc une nouvelle identité. Mais comment en forger une ? En RDA, j’avais connu les bonnes combines pour ça. Or, dans cet Occident du tout numérique, j’avais l’impression d’être un has been désœuvré.

‘Tu as deux mille euros ?’ me demanda subitement Ariane alors que je lui faisais part de mes doutes.

‘Je suis multimillionnaire, je te rappelle,’ ironisai-je, sans comprendre où elle voulait en venir.

‘Tu me files deux mille euros, tu me laisses le temps de les convertir en bitcoins –’

‘En quoi ?’

‘En monnaie numérique – et je te sors un nouveau passeport de mon chapeau, sans problème.’

‘Attends, attends. Comment peux-tu faire un truc pareil ?’ demandai-je, cette fois soucieux.

‘Darkweb.’

‘Hein ?’

‘Tu es trop vieux pour comprendre, Lindemann.’

            C’est ainsi qu’elle m’appelait depuis le soir où j’avais essayé de l’emballer, clairement en vain. Avec la célébrité, les râteaux se font rares : j’avais presque oublié la désuétude qu’on pouvait ressentir après – et surtout cette impression coquine que la femme convoitée nous devient désormais supérieure en tous points.



***



            Ariane n’avait pas annoncé de délais quand je lui remis les coupures de deux cent euros en main ; et elle précisa relativement peu de choses concernant ce faux passeport, sur lequel mon nouveau nom, Friedrich Mühe, figurerait.

‘Tu ne peux pas vraiment te faire passer pour autre chose qu’un Allemand, franchement,’ se justifia-t-elle alors que j’objectais qu’une autre nationalité serait plus appropriée.

            J’attendis donc plusieurs semaines ainsi, dans l’inconnu, en parcourant souvent Internet à la recherche d’infos sur Ralph Taylor, ou même sur sa femme, Hélène de Maistre. Je voulais surtout leur adresse mais je ne trouvai que leur CV : un sénateur américain qui avait bossé pour la NSA – ou y travaillerait encore – venu en France pour peut-être espionner les propositions de contrats de la part de grands industriels français (c’est du moins ce qu’affirmait un journaliste de la presse indépendante, endetté par un procès en cours), était tombé sous le charme de la seule héritière du premier milliardaire français, lors d’un « rally » comme ils les appellent. Une « mésalliance, » disaient-ils sur les sites people, un « mariage d’amour peu conventionnel qui a mené à une horrible tragédie. » Un bon débarras, j’aurais dit. Leur fils unique Patrick Taylor était dépeint comme le gendre idéal – quelle bonne blague – qui aurait eu « le caractère fougueux de sa mère en matière de sentiments, préférant les filles simples plutôt que les femmes de son rang, pour son plus grand malheur » – quel ramassis de conneries ! Leurs vulgaires histoires de bourgeois ne m’intéressaient pas mais elles étaient partout sur le web.

            L’attente de ce passeport fut pénible mais elle me permit de trouver quelques rares noms de personnes à contacter, journalistes plus critiques ou concurrents révulsés. Les codes de la bourgeoisie française, toute imprégnée de relents aristocratiques, je ne les avais pas, et je sentais bien que je devais m’initier à ses arcanes pour approcher Ralph Taylor.



            L’attente me permit aussi de feuilleter davantage le journal d’Adélaïde, à la recherche de noms ou de surnoms de personnes qui pourraient m’aiguiller dans cette marée de mots en anglais, décrivant avec minutie tous les détails des concerts auxquels elle avait assisté – des ventilos ou lance-flammes qui n’avaient pas fonctionné aux mimiques de Paul (se placer de son côté de la scène semblait être une manie chez elle) en passant par les différences dans le maquillage d’Olli ou mes erreurs sur les paroles : des pages et des pages où sont catalogués tous ses souvenirs qui à mes yeux ne valaient pas la peine d’être mémorisés et parmi lesquels apparaissaient des gens, des fans, qu’elle avait connus ou dont elle avait entendu parler, que je croyais reconnaître via ses descriptions physiques… C’est à ce moment-là que je compris que la lettre G. devant un nom ou un surnom voulait dire « guest » soit un invité à nos concerts. Elle avait donc croisé G.Mark que je reconnus en la personne de Marcus, gérant d’un bar en Hongrie dont Paul s’est pris d’affection et qu’il invitait à quasi tous nos concerts organisés à l’Est. Elle avait aussi discuté avec les G.Twins, jumelles espagnoles qui m’avaient bien fait rire, et une G.Stras5 qui ressemblait à la sublime Clara avec qui Richard, Schneider et moi avions couché pendant la dernière tournée, se l’échangeant parfois le même soir, sans le savoir, d’après le compte-rendu d’Adélaïde. Et puis, il y avait G.Fabz, G.The Bee, G.Don, G.Grün, et j’en passe – autant de surnoms, qui ne me disaient rien, pour désigner des gens dont j’aurais préféré ne pas croiser le chemin.

            Lire son journal me donnait presque la nausée, nausée que je ressens encore quand me prend l’envie d’y revenir – c’est comme me plonger dans un esprit qui ne fonctionne pas du tout comme le mien, où l’obsession de l’ordre et de l’exactitude mène à des remises en question systématiques envers elle-même, alors même que sa manière de raisonner la disculpe de tous reproches à mes yeux. J’en ai la nausée aussi parce que j’ai la quasi-certitude qu’un détail m’y échappe, qu’il y a dedans un indice que j’aurais dû voir et qui aurait pu tout expliquer – qui aurait pu m’éviter l’engrenage dans lequel je me lançais.



***



            Lorsque Ariane arriva avec le passeport, j’avais donc recueilli quelques noms de gens utiles mais seul Robert Morin, le journaliste accusé de diffamation par la famille de Maistre, répondit à mon appel et m’en apprit davantage sur l’ennemi, même si son air sceptique lorsqu’il me reconnut en nous ouvrant sa porte ne le quitta pas quand il nous offrit le café. Il ne mit pas du tout en doute mes accusations contre Taylor – elles étaient « parfaitement vraisemblables, compte tenu du genre de type qu’il était, » confirma Morin – mais le journaliste se méfiait de mes intentions officielles, à savoir recueillir des preuves pour inculper Taylor.

‘Vous ne pourrez jamais les faire condamner. Cette caste est devenue intouchable en France, d’autant plus quand elle se met à la botte de la bourgeoisie américaine,’ répéta-t-il en pointant le plafond de l’index.

‘Je compte quand même essayer,’ répondis-je, imperturbable, laissant Ariane traduire pour moi.

‘Vous allez quand même pas le buter, si ?’

‘Je veux qu’il finisse en prison,’ répétai-je.

‘Très bien, très bien. Attendez ici deux secondes, je vais chercher mon dossier.’

            Il revient avec deux classeurs et un ordinateur portable, où il dit y garder les fichiers les plus sensibles, « cryptés évidemment. »

‘Je peux vous filer son adresse mais ça ne sera pas super utile. Sa villa est aussi bien gardée qu’une forteresse, et ses gorilles sont de vrais légionnaires. Vous pourrez jamais le cambrioler pour y chercher des preuves. Le mieux est de pénétrer son cercle de proches, notamment Xavier Lagardère.’

‘Mais c’est pas son rival ?’ demanda Ariane avant que je me souvinsse que de Maistre père avait voulu que sa fille épousât Lagardère, riche héritier d’un conglomérat automobile, avant qu’elle ne jetât son dévolu sur l’Américain.

‘Si, justement. Taylor aime garder ses ennemis potentiels proches de lui, sûrement pour mieux les surveiller. Travers d’espion.’

‘Mais comment Lagardère peut-il nous aider ?’ demandai-je.

‘Lagardère donne souvent de grandes réceptions pour identifier ce qu’il appelle ses « poulains » : de jeunes étudiants prometteurs qui pourraient briller en politique bientôt, ou de petits investisseurs qu’il souhaite secrètement dépouiller. Et évidemment, il y a aussi… les belles femmes,’ ajouta-t-il en hésitant, alors qu’Ariane fronçait les sourcils.

‘Le genre de type à aimer être bien entouré,’ dit-elle sur un ton narquois.

‘Tout à fait.’

‘Et en s’approchant de Lagardère, on peut vraiment atteindre Taylor ?’

‘Oui, les deux se retrouvent régulièrement à Aix-en-Provence, au restaurant Le Duchesne – et parfois un « poulain » y est aussi invité.’

‘Je suis plutôt un étalon, mais on se débrouillera pour donner le change,’ dis-je en blaguant mais Ariane ne traduisit pas.

‘T’es con.’



***



            La prochaine étape était donc d’infiltrer ces fameuses réceptions hippiques, mais ni Ariane, ni moi n’avions idée de comment faire.

‘C’était Adé la journaliste – c’est elle qui s’intéressait à tout ça, au petit Paris,’ m’avoua-t-elle alors que nous prenions un verre près de l’appartement de Morin.

            Elle me raconta comment elles s’étaient rencontrées à la fac, comment elles s’étaient liées d’amitié – Adélaïde la studieuse, Ariane la fougueuse. C’était toujours Ariane qui les avait attirées dans les plans foireux car elle avait besoin de sortir de son petit studio devenu lieu de travail par manque d’ambition.

‘Devenir traductrice, c’est quand même plus simple que journaliste, mais ça paye aussi mal.’

‘Mm. Et Guillaume et Christophe, comment elle les a connus ?’

‘Oh ! c’est juste ses voisins.’

‘Mm.’

            Alors que je ne savais plus trop quoi dire et regardais les pigeons passer, mollement, je la vis changer d’expression soudainement, comme si une lumière folle s’allumait dans son regard.

‘Mais attends ! Christophe a fait l’Alsacienne ! Il peut nous aider !’ s’exclama-t-elle.

‘Quoi ?’

‘Christophe a fait les plus belles écoles ! Ses parents sont dans le cinéma. D’ailleurs, je suis sûre que c’est lui qui l’a aidée à payer l’appart ! Non, parce que jamais Adé n’aurait accepté d’argent de son connard d’ex, crois-moi !’

‘Attends, attends, je te suis pas. C’est quoi l’Alsacienne ?’

‘Une école privée sous contrat, pour gosses de bourges. Christophe y est allé ; ça lui a permis d’accéder plus facilement à Normale Sup. Mais il s’est détaché de ce milieu. Adé m’a dit qu’il en est dégoûté…’

‘Et comment il peut nous aider ?’ enchaînai-je, sans comprendre son raisonnement pour autant.

‘Mais tu vois pas : il ferait le parfait poulain ! Du moins, s’il a toujours des contacts…’

‘Il ressemble plutôt à un poney,’ ironisai-je sans méchanceté.

‘T’es con,’ soupira-t-elle, cette fois avec un demi-sourire.



***



            Une fois rentrés à l’appartement d’Adélaïde, nous avons raconté notre plan à Christophe, visiblement peu enchanté à l’idée de jouer les intermédiaires. Guillaume renchérit :

‘Mais pourquoi vous ne laissez pas la justice faire leur travail ? Ils ont –’

‘Parce que tu crois vraiment que les flics enquêtent beaucoup sur la mort d’Adé ?’ l’interrompit Ariane.

‘Les circonstances sont assez graves pour –’ se justifia-t-il.

‘Tu parles ! Ils en ont parlé une semaine dans les médias et puis basta ! Je suis sûre que Taylor a tout fait pour étouffer l’affaire. Maintenant qu’il a récupéré les parts dans le journal de son fils, c’est facile !’

‘Tu es parano, Ariane.’

‘Mais bien sûr !’

‘Vous allez pas vous prendre la tête sur ça,’ tempéra Christophe.

            Guillaume se leva er reprit ce qu’il avait commencé avant notre arrivée, à savoir ranger les décorations de Noël, pendant qu’Ariane et Christophe reprenaient la discussion en français. C’est uniquement à ce moment-là que je réalisai que Noël était passé depuis un mois et que je n’avais donné de nouvelles à personne. Les SMS, les messages vocaux, les mails s’accumulaient sur mon iPhone et j’y jetais à peine un œil, pensant déjà à me procurer un autre téléphone pour éviter d’être pisté, par les flics ou les gorilles de Taylor. C’était comme si ma vie d’avant – ma famille aimante, mes amis bienveillants, le groupe soucieux de mon bien-être, en particulier quand je plongeais dans les excès – était déjà révolue. Je n’avais plus aucun garde-fou.

            Au bout d’une heure, Christophe se laissa convaincre. Il avait gardé contact avec des copains de promo qui s’organisaient en supporters d’un ministre de l’économie qu’ils imaginaient déjà président quatre ans plus tard, et le bruit courait que Lagardère finançait volontiers tout projet servant les intérêts du ministre. La méthode pouvait sembler bien alambiquée mais au bout d’un mois de coups de fil acharnés et de cocktails offerts dans les cafés les plus chers de Paris, Christophe réussit à se faire suffisamment remarquer pour être invité à l’Hôtel Georges V, où Lagardère lançait son petit championnat équestre. Loin d’apprécier l’idée de faire passer un vieil Allemand pour son conjoint et de laisser Ariane en coulisse, Christophe insista pour venir en trio, nous « donnant carte blanche pendant la réception » – ce qui voulait surtout dire que nous devions nous démerder pour attirer les faveurs de Lagardère sur nous, Christophe refusant catégoriquement de nous suivre à Aix-en-Provence si jamais nous parvenions à nos fins.

            Je ne voulais pas prendre le risque d’être plus facilement reconnu, malgré la fausse identité, donc c’est Ariane qui se mit en avant ce soir-là, dans une sublime robe rouge corail au dos complètement dénudé jusqu’à sa chute de reins vertigineuse. Le gros poisson mordit à l’hameçon en moins de temps qu’il ne m’en faut pour écrire cette ligne : le soixantenaire aux cheveux teints et au sourire de requin fut tout de suite charmé par mon acolyte, qui sortait tout l’arsenal pour l’envoûter, me surprenant même dans sa parfaite maîtrise du jeu de séduction, et pour provoquer sa sympathie envers moi, devenu en un claquement de doigts un riche actionnaire de labo pharmaceutique cherchant à placer son argent chez tout homme politique qui faciliterait des rachats intéressants. Inutile d’être crédible : le bonhomme préférait parler voitures et avait une vraie passion pour les allemandes, ce qui facilita nos échanges puérils.

            Trois coupes de champagne plus tard, les numéros de téléphone étaient échangés et la promesse d’un dîner sur la Côte d’Azur le mois suivant – pour fêter le retour du printemps, je suppose – était formulée. L’entretien pourtant bien superficiel s’acheva sur une poignée de mains et une remarque très mielleuse :

‘You’re a lucky man !’

‘I know,’ dis-je en comprenant qu’il faisait allusion à la beauté exotique d’Ariane.

‘Don’t forget to bring your dulcinée next time!’[1]

            J’acquiesçai amèrement pendant qu’il baisait la main d’Ariane

‘Quel gros dégueulasse !’ s’exclama Ariane alors que Lagardère s’éloignait.

            Je la regardai longuement avant de lui dire :

‘Tu lui as quand même sorti le grand jeu. Ça m’a presque étonné.’

‘Pourquoi ? Parce que je ne le sors pas pour toi ? Ça te rend jaloux, en fait !’

‘Je crois bien que oui.’

‘Oh ! Lindemann, t’es con.’



[1] ‘Vous en avez, de la chance !’
‘Je sais.’
‘N’oubliez pas d’amener votre dulcinée la prochaine fois !’

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...