lundi 16 avril 2012

Interview de Richard Kruspe (traduction)


Comme je manque d'inspiration pour la suite d'IVN, j'ai pris le temps de traduire cette interview de Richard (audio accessible sur le site de WMMR), un peu comme un entraînement à une des épreuves orales de l'agrégation, puisque ça ne parle pas seulement de musique, mais aussi d'Histoire. Si vous êtes curieux mais que vous ne pigez pas trop l'anglais, voici ce que racontent de beau Richard et le journaliste américain Markus, traduit en français.
 
PARTIE I

MARKUS : Allo?

RICHARD : Salut Markus! C’est moi, Richard.

MARKUS : Hey Richard! Comment ça va?

RICHARD : Très bien. Comment ça va ?

MARKUS : Tout va bien, merci. Merci beaucoup de prendre le temps d’appeler, ça me touche.

RICHARD : C’est naturel! (rires)

MARKUS : Tu es en train de te préparer pour la tournée?

RICHARD : Eh bien, oui. On va dire ça. (rires) Nous avons quelques semaines de repos après la tournée européenne, ça paraît toujours un peu court comme pause, mais nous sommes en fait impatients de venir chez toi – c’est la première fois (que nous venons) avec l’ensemble du show – ça nous rend fébriles.

MARKUS : Ouais, ça fait un moment que vous n’êtes pas venus aux Etats-Unis avec l’artillerie lourde, et nous sommes très heureux de vous voir de retour à Philadelphie. Ça faisait un moment que vous n’étiez pas venus ici précisément, d’ailleurs. Vous avez sorti une nouvelle chanson intitulée Mein Land. Je l’adore, c’est une chanson géniale – et la vidéo est vraiment hilarante !

RICHARD : Nous nous sommes éclatés à la tourner, ça c’est sûr! (rires)

MARKUS : Où l’avez-vous filmée précisément?

RICHARD : Nous avons filmé à Los Angeles, et il était prévu qu’on commence dès le matin, ce qui a réjoui tout le monde. Mais à 5h du matin, personne n’était plus si content, en particulier les filles : il faisait si froid sur la plage – on n’avait quasiment rien sur le dos, on était à moitié à poil, et on devait pourtant se dandiner. Les filles n’étaient donc pas si contentes mais on a apprécié le tournage dans l’ensemble.

MARKUS : Est-ce que vous avez enregistré tout un paquet de titres avec cette chanson, ou juste celles qui sont présentes sur le EP que vous avez sorti, le single?

RICHARD : En fait, on a juste fait cette chanson, c’est pour un best-of, tu vois. Nous avons juste ajouté une chanson qui, pensions-nous, rendrait bien sur le disque. Ce dernier compile le meilleur de ce que nous avons fait jusqu’à présent. Pour ce qui est de la tournée, il y a le meilleur de notre musique, évidemment, mais aussi les meilleurs effets que nous avons utilisés durant ces 18 dernières années. C’est ainsi que nous avons conçu le show. Le problème que nous avons toujours rencontré lorsque nous venions jouer en Amérique, c’est l’impossibilité d’apporter l’ensemble du show là-bas parce que, évidemment, nous jouons dans des salles bien plus grandes en Europe et nous ne pouvons pas caser l’ensemble dans de plus petits clubs. Cette fois, c’est la première fois que nous sommes enthousiastes à l’idée de montrer ce que nous faisons vraiment. D’une certaine manière, cette tournée est vraiment une partie de plaisir.

MARKUS : A quoi peuvent s’attendre les fans de Philadelphie, de vous et du spectacle?

RICHARD : Déjà, je pense, et je ne veux pas avoir l’air de me vanter, mais je pense que notre show est unique et spécial. On n’a jamais vu un truc pareil avant. Et même si on n’aime pas la musique… il y a des gens qui viennent me voir en disant : « Tu sais, je ne suis pas un grand fan de metal (ou autre) mais le show va au-delà de ce à quoi je m’attendais. » D’autres disent : « Ces mecs chantent en allemand, on comprend pas un mot, mais c’est comme aller à l’opéra ! » On s’en fiche que ce soit en italien, en allemand, ou autre. Tout repose sur le visuel. C’est un peu comme un cirque rock-metal, en quelque sorte. Il y a beaucoup de flammes, du divertissement, et beaucoup d’humour aussi. Evidemment, c’est difficile de tout expliquer. C’est juste génial ! (rires)

MARKUS : Tu sais quoi? Toutes mes connaissances qui vous ont vus jouer disent que votre show est l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur, qu’ils aient vus – le mélange d’une musique géniale avec du divertissement, des flammes, ce que tu viens de dire. On ne s’y attend pas mais on passe un sacré bon moment du début à la fin.

RICHARD : Exactement! Et même des gens comme… Mon fils est venu avec son grand-père ; il a quelque chose comme 75 ans et il s’est déchaîné comme un fou ! Je n’avais jamais vu un truc pareil auparavant. (rires) J’ignore si c’est positif ou négatif par contre.

MARKUS : C’est une très bonne chose! Quand vous êtes en tournée, est-ce que vous en profitez pour visiter les villes dans lesquelles vous passez ?

RICHARD : Au début, nous en profitions pour sortir et faire les touristes, mais après avoir passé les 17 dernières années sur les routes, nous avons envie prendre du temps pour nous-mêmes [Richard dit « we take our time » qui se traduit par « nous prenons notre temps » - plus vague, tu meurs]. Par exemple, notre claviériste a toujours besoin de sortir. C’est lui sur le tapis roulant pendant le concert. Il a besoin de marcher quasiment tout le temps, donc il parcourt toujours les villes à pied. Mais la majorité du groupe préfère se la couler douce. Parfois nous avons envie de sortir, de visiter – mais sinon, nous restons au chaud et nous nous laissons aller à la routine.

MARKUS : As-tu eu le temps de te relaxer, et est-ce que certains d’entre vous travaillez sur quelque chose pendant votre pause, ou est-ce que vous vous contentez de vous préparer pour la grande tournée américaine pendant cette pause ?

RICHARD : Je travaille toujours sur quelque chose, surtout quand je rentre à Berlin, il y a toujours tellement de choses qui se passent ici. Mais (la pause) c’est le seul moment qui me permette, par exemple, de composer des morceaux pour mon autre album solo à venir. En ce moment, j’écris beaucoup de chansons pour ce projet. Et il y a toujours des trucs que je dois faire quand je suis à Berlin, choses que je ne peux pas faire quand je suis en tournée. Pour une raison obscure, je n’arrive pas à composer quand je suis en tournée. Il y a toujours quelque chose qui me distrait, ce qui m’empêche d’écrire des chansons. Donc, quand je reviens ici (à Berlin), je prends toujours le temps de simplement composer et d’être productif.

MARKUS : Laisser l’inspiration venir, en quelque sorte.

RICHARD : Voilà! Par exemple, ça peut aussi concerner la construction. Je me rends compte qu’en ce moment, je suis à fond dans l’architecture parce que je suis en train de construire ma maison, ce qui est aussi très gratifiant.

MARKUS : Ah cool! [comme c’est meugnon! Ahem, désolée] Tu as mentionné un album solo, parles-tu de Emigrate ?

RICHARD : Exact. C’est le second album. Je suis en train de travailler sur les demos en ce moment. Mais je n’ai pas encore prévu de date d’enregistrement en studio. J’espère sortir l’album PEUT-ÊTRE l’an prochain mais je verrai bien…

MARKUS : Vas-tu y chanter en anglais aussi, comme sur le premier album?

RICHARD : Oui, mais ça sonnera différemment, il sera bien plus sombre et il y aura une « electric vibe » [je vous laisse imaginer à quoi ça peut correspondre] J’ai pris pas mal de plaisir à y incorporer des influences diverses. Mais il sera en anglais, oui.

MARKUS : Quelles sont ces influences qui t’ont inspiré sur ce nouvel opus?

RICHARD : Oh, ces jours-ci, j’écoute surtout mes vieux trucs des années 1970, mais j’écoute toujours Skrillex and quelques autres contemporains, comme des DJs qui versent dans le dubstep, des trucs de ce genre. Je n’ai pas de style musical préféré – j’écoute de bonnes chansons, c’est tout. Il m’arrive d’écouter la radio en Allemagne et quand j’entends un truc qui me plaît, je vérifie qui est le groupe. Mais il n’y a pas de groupe en particulier, pour lequel je peux dire maintenant: “ça, c’est le meilleur du moment!” Je ne fonctionne pas comme ça.

MARKUS : Y a-t-il une nouvelle musique que tu as entendue récemment et que tu aimes particulièrement?

RICHARD : Eh bien, je dirais à nouveau Skrillex, c’est l’un des mecs qui m’étonne le plus en ce moment, je dois dire. Tu le connais ?

MARKUS : Oui, je sais qui c’est. Il est intéressant, il vient de faire un album avec Korn et…

RICHARD : Voilà, il vient de faire cet album avec Korn, il verse pas mal dans le dubstep et tous ces trucs de DJ, il sait faire de bonnes chansons. C’est vraiment intéressant la manière dont il a su mélanger le tout. J’aime beaucoup.

MARKUS : Intéressant, oui. Je ne connais pas trop son travail en solo, mais l’album de Korn…je ne savais pas à quoi m’attendre avant de l’écouter, mais j’ai été très impressionné : il s’est avéré bien mieux que ce à quoi je m’attendais. Il (Skrillex) a su y ajouter du bon son [Le journaliste dit en fait « cool vibe »]. Je sais que Jonathan Davis verse déjà dans les sons de DJ, ce genre de trucs, donc je sais qu’il était très heureux de pouvoir fusionner ce son dans son album.

RICHARD : Moi aussi, j’ai été vraiment surpris. C’est du bon son en fin de comptes. Tout le long, je pensais : « Oh ! faites que ça rende bien… » Parfois, je trouve qu’ils vont trop loin, mais tout le monde aura quelque chose à redire.

MARKUS : Tu as dit que tu écoutais des vieux trucs, quelques classiques. Est-ce que tu écoutais un de ces… Je sais que Berlin-Ouest attirait pas mal d’artistes un peu dingues vers la fin des années 70, comme lors de la Birthday Party, Iggy Pop, David Bowie…Ils étaient tous là-bas à se shooter à l’héroïne et à créer une musique de dingue…

RICHARD : Tout à fait! C’est un peu la part la plus intéressante de Berlin, parce que…des gens me demandent toujours : « C’est comment Berlin ? » et je réponds toujours : « Selon moi, Berlin est un mélange de haine et d’amour, Berlin est vraiment destructrice. » Et ils disent : « Vraiment ? » Je réponds : « Oui ! Retourne dans les années 1970 : les gens allaient à Berlin-Ouest et se dopaient à l’héroïne ; puis il y a eu les années 1980 avec la cocaïne ; à présent, les gens continuent à prendre énormément de drogues. Berlin est une grande Drug City. » C’est incroyable. Et certaines personnes dans mon boulot aiment plutôt ça, mais moi, je pense… C’est une ville destructrice d’une manière positive et négative à la fois.

MARKUS : C’est une ville intéressante. D’ailleurs, j’ai parcouru l’Europe avec mon sac à dos en 2000, et j’ai passé 4 ou 5 jours à Berlin. J’en ai profité pour visiter la ville. Ça m’a coupé le souffle. Toutes les canalisations d’eau et de gaz doivent être installées au-dessus du sol parce qu’on trouve encore des bombes qui n’ont pas explosé sous la ville. J’ignore si les gens se rendent compte à quel point Berlin a été bombardée pendant la Seconde Guerre Mondiale.

RICHARD : C’est vrai, c’est intéressant que tu dises ça, parce que je me suis toujours demandé pourquoi Berlin est si destructrice. Quelqu’un m’a dit : « Sais-tu combien il y a de cadavres enterrés sous la ville ? » Et je me suis dit : « C’est logique, ouais… » Tout avait été détruit.

MARKUS : Oh oui, la ville en a pris un sacré coup des deux côtés, des Russes et des Alliés, et…

RICHARD : Ils l’ont bien mérité, tu sais! (rires)

MARKUS : Oui, je suppose. Autre chose intéressante que j’ai apprise sur ta ville : avant que les Russes prennent le contrôle de Berlin en Allemagne de l’Est et que le Mur soit construit, il n’y avait pas un seul bâtiment de plus de 3 ou 4 étages. Il y avait des tas de règles qui empêchait de construire plus en hauteur, et je me suis dit, peut-être que c’est à cause de ce que Hitler a fait aux Russes, du genre : « Allez vous faire voir ! Nous, on construit de très hauts bâtiments. »

RICHARD : Vraiment? J’étais pas au courant!

MARKUS : Ouais, un guide touristique, aussi historien, un peu geek sur les bords nous a dit ça. Cette visite de 11 heures était géniale. J’ai entendu parler d’une boîte de nuit où il y a une « Table pour baiser » au milieu…

RICHARD : Ouais, on l’appelle Berghain. L’atmosphère y est très intense. Je pense que c’est le meilleur club au monde, le Berghain, si on parle de la même chose. Quand on arrive devant le bâtiment, on ressent une énergie folle, et il se passe des trucs bizarres à l’intérieur. L’autre jour, je prenais un petit déjeuner avec des amis à deux heures de l’après-midi. Quelqu’un a demandé : « Vous avez quoi de prévu ? »
« Eh bien, nous allons au Berghain. »
Il était 14h ! Il a répondu : « Quoi ? Vous allez dans une boîte de nuit en pleine après-midi !? » J’ai répondu : « Ouais ! » Nous avions prévu d’aller au club à 14h, un dimanche après-midi, et de revenir à 10h le lundi matin, pour retourner au boulot. C’est plutôt bizarre.

MARKUS : C’est drôle. Ouais, on nous a dit que ce club était l’un des meilleurs pour l’ambiance. On n’a pas le droit d’y venir avec une cravate, ou elle serait retirée à coup de ciseaux, ou quelque chose comme ça, je ne me souviens plus. En tout cas, on n’a pas le droit de venir avec une cravate.

RICHARD : Tout dépend où tu la mets! (rires)

MARKUS : Très drôle! Quand tu voyages, est-ce que Berlin te manque, parce que je sais que tu as vécu à NY pour un certain temps…

RICHARD : Non, en fait, comme je viens de dire, je ressens à la fois de la haine et de l’amour envers Berlin. Evidemment, ma famille, mes enfants, me manque, mais la ville… J’ai tellement besoin du soleil et Berlin n’a pas beaucoup de journées ensoleillées. C’est toujours si gris, et ça me déprime. Donc je suis toujours heureux d’être quelque part ailleurs où il y a des jours ensoleillés, un ciel bleu. J’y retourne (à Berlin) parce que ma famille, mon groupe, est ici, et j’y travaille. Mais généralement, j’essaie d’éviter Berlin.

MARKUS : Est-ce que tu prends des vacances quelque part en Europe? Tu as une destination que tu préfères ?

RICHARD : En fait, je vois pas les choses comme ça. Quand je suis en tournée, c’est comme des vacances. On sort, on visite la ville, on rencontre des gens. Je suis très heureux, quand je ne suis pas en tournée, d’être simplement à un endroit. Ces 11 dernières années, quand j’avais du temps libre, soit je restais à NY, soit je restais à Berlin, juste pour travailler, me fixer quelque part, et surtout ne pas trimballer ma valise partout. C’est une manière différente de voir les choses : ne pas prendre l’avion, ne pas voyager, ou autre.

MARKUS : Trouves-tu qu’avec l’âge, tu manges plus sainement lorsque tu es sur les routes ? Fais-tu de l’exercice, ce genre de choses ?

RICHARD : Oh oui! Nous nous sommes tous rendu compte que nous n’avions plus 20 ans. Chacun fait des trucs différents. Nous avons tout essayé. Ce que je fais en ce moment, qui me fait beaucoup de bien…j’avais des problèmes de dos en particulier en sortant de concert, et j’ai commencé le yoga, une heure avant le début du concert. D’abord pour me vider l’esprit, et atteindre un état d’esprit différent, parce que c’est toujours la folie, les gens courent partout. Donc je fais ça pour me calmer. Et depuis que je fais ça, mon dos va mieux et je joue tellement mieux, j’arrive mieux à me concentrer sur ce que je joue en fait.

MARKUS : J’ai acheté le single Mein Land à sa sortie. Vous y avez mis un remix de Mogwai, c’est vraiment un remix de malade ! [“that is such a badass, trippy, psychedelic remix” – je vous laisse traduire!]

RICHARD : Ouais, ces mecs sont géniaux.

MARKUS : La chanson y sonne tellement différemment mais ça fonctionne parfaitement.

RICHARD : Tu sais, j’ai une petite compilation que j’utilise pour baiser, et Mogwai est toujours dessus ! (rires) C’est tellement érotique, c’est incroyable.

MARKUS : Moi, je me sers de Rammstein pour ça.

RICHARD : Vraiment?

MARKUS : Tu savais que votre musique est vraiment érotique (“has a great sex groove to it”)? Enfin, si tu passes à du sexe un peu plus hardcore. Vos CDs sont parfaits pour ça, ceux de Marilyn Manson aussi.

RICHARD : (rires) En fait, je m’en sers plutôt pour faire de la muscu, ce genre de trucs, mais je n’avais jamais pensé à m’en servir pour baiser. J’essaierai un jour ! (rires)

MARKUS : Les strip-teaseuses adorent danser là-dessus! Tu sais, c’est parfait pour se déshabiller rapidement.

RICHARD : Eh bien, ouais… (rires)

MARKUS : J’ai lu quelque part que tu as acheté ta première guitare en Tchécoslovaquie, avant que le pays devienne respectivement la République Tchèque et la Slovaquie. Que faisais-tu à Prague ? Etait-ce facile, même en tant que gamin, de voyager librement dans ces pays du Bloc de l’Est ?

RICHARD : Eh bien, c’était les seuls où on pouvait aller, surtout! Il y avait toujours des trucs à faire avant, demander pour un visa, il fallait attendre de recevoir une invitation, il fallait toujours avoir prévu l’hébergement, ce genre de choses. Il ne suffisait pas de se dire « j’y vais » pour y aller ; il fallait s’y prendre à l’avance. C’était éreintant !
A cette époque, je traînais avec des potes metalleux qui buvaient de la bière tout au long de la journée. Je n’ai jamais été un gros buveur. Il y a des trucs qu’on n’aime pas quand on est très jeune : la café, les cigarettes, l’alcool, on n’en aime pas le goût, tout simplement. Mais pour une raison obscure, quand on vieillit, on essaye et on ne s’arrête pas. Mais je n’ai jamais été un gros buveur. Donc quand quelqu’un était bien bourré, je me faisais chier, parce que la conversation tournait en rond… Un jour, je me baladais en ville et j’ai repéré ce magasin où ils vendaient cette guitare, et mon esprit commercial m’a dit : « Tu sais quoi, tu devrais la rapporter chez toi et la revendre » parce que c’était difficile de trouver des guitares par ici. Et c’est ainsi que j’ai acheté ma première guitare. Pour une raison obscure, elle m’est restée et j’ai commencé à apprendre à en jouer. En fait, à cette époque, j’étais cuistot – c’est ce que j’ai fait directement après l’école, je suis devenu chef de cuisine. C’est vraiment un boulot éreintant, franchement, si jamais tu travailles dans une cuisine un jour, alors tu comprendras ce que je veux dire. Donc après le boulot, je pouvais passer 6 ou 7 heures à jouer et c’est comme ça que j’ai appris à jouer de la guitare.
Un truc assez drôle, c’est qu’au début, je voyais tous ces mecs qui essayaient de jouer tous ces classiques rock, mais ils ne disposaient que d’enregistrements pourris où on n’entendait pas vraiment ce qui était joué. Alors, parfois, j’en avais marre et je me disais : « Je ne jouerai pas comme ça, je n’ai pas envie de sonner comme ça. » Très tôt dans ma vie j’ai commencé à composer mes propres morceaux parce que je n’arrivais pas à entendre ce que les autres jouaient.

PARTIE II

MARKUS : J’ai lu quelque part que tu avais un enregistrement d’AC/DC, enregistrement que tu écoutais souvent. Etait-il aussi pourri (niveau qualité) ?

RICHARD : Oh oui, je l’écoutais sans arrêt. [Mmm… Richard n’a pas compris la question…]

MARKUS : De quel album d’AC/DC s’agissait-il?

RICHARD : C’était un album live d’AC/DC. Peut-être Live in Paris ou quelque chose comme ça. Je crois que c’était Paris, je ne suis pas sûr à 100% mais je pense que c’est ça. Et j’écoutais ce disque encore et encore et toujours. Je suppose, avec le recul, que c’était comme une échappatoire pour moi.

MARKUS : Est-ce que ça s’est avéré être une échappatoire efficace ? Parce que j’ai lu quelque chose sur un incident qui t’est arrivé : peu avant la Chute du Mur, tu sortais d’une station de métro, et tu as été tabassé par la police est-allemande et envoyé en prison pendant 6 jours.

RICHARD : Exact, c’est justement la raison pour laquelle j’ai fui. Je n’avais pas prévu de partir mais ces 6 jours, ils étaient juste… J’avais l’impression que quelqu’un m’avait drogué. Je ne pouvais plus respirer ici, je devais partir. Il y a des moments comme ça dans ma vie où je me suis rendu compte que je devais m’en aller : aller de l’est à l’ouest, de Berlin à NY. Parfois j’ai le sentiment que je dois aller voir ailleurs. Lors de ces circonstances (l’arrestation à Berlin), je n’avais vraiment rien à voir avec la manifestation. Il y avait simplement cette manif’ déjà commencée quand je suis sorti du métro, et ils (la police) m’ont récupéré au passage et m’ont interrogé. Evidemment, ils ne voulaient pas me croire, suffisait de voir à quoi je ressemblais…mais je n’avais rien à voir là-dedans. Puis j’ai pensé, « ça suffit, je me casse ! »
Ensuite, je suis arrivé à l’ouest et c’était juste…ce n’était pas un séjour très intéressant, je te le garantis.

MARKUS : Mais comment tu as fait pour passer? Y avait-il un équivalent de l’Underground Railroad qui te permettait de traverser la République Tchèque pour passer en Hongrie, puis en Autriche, enfin en Allemagne de l’Est ? [Underground Railroad : réseau clandestin qui permettait aux esclaves noirs du Sud des USA d’aller dans les « free states » du Nord, où l’esclavage était déjà aboli]

RICHARD : Non, en fait, ce qu’on faisait c’était… On devait prendre l’avion pour aller chez quelqu’un, on devait avoir une adresse spécifique où se réfugier. On prenait donc l’avion pour aller d’abord en Tchécoslovaquie, puis en Hongrie, et ensuite on passait la frontière… A cette époque, ce n’était plus aussi dangereux, même si un cinglé pouvait toujours te tirer dessus.

MARKUS : Et étais-tu en Allemagne quand le Mur est tombé? Es-tu retourné à Berlin pour voir Roger Waters donner un concert lors de la Chute du Mur ?

RICHARD : En fait, je n’étais pas à Berlin-Ouest, je n’ai pas vu le live. J’étais simplement du côté ouest. Je n’arrêtais pas d’hésiter à traverser la frontière, je n’arrivais pas à croire que la frontière s’était ouverte. Je me disais : « ça y est, je suis à l’Est – ah non, laissez-moi revenir à l’Ouest – non, non, je veux aller à l’Est… » (rires) Berlin vivait une époque intéressante à ce moment-là. C’était presque l’anarchie. C’était génial.

MARKUS : Etait-ce difficile pour les deux Allemagne de se réunir? Est-ce que ça a été difficile pour les Est-Allemands ?

RICHARD : Je pense vraiment que c’était difficile pour les deux côtés, mais plus particulièrement pour l’Est parce que…imagine : en presque une seule journée, tu perds toute ta culture, je veux dire : les choses que tu achètes, celles que tu écoutes, la télévision, la radio, les magasins, tout ce dont tu es familier, tout ce avec quoi tu as grandi, a disparu. En quelque sorte, c’est comme être aspiré dans un monde différent. Je pense que ça a été difficile pour les gens. Ensuite, ils se sont retrouvés avec la société de consommation, et après qu’ils se sont rendu compte que ce n’est pas quelque chose qui rend heureux, c’était trop tard.

MARKUS : C’est intéressant parce que, lorsque j’ai fait mon tour d’Europe en 2000, j’ai eu l’occasion de parler avec des gens du coin. Les plus âgés que j’ai rencontrés, qui avaient vécu à l’est du Mur, préféraient la vie avant la Chute du Mur parce que c’était plus simple pour eux, et les jeunes semblaient plus heureux. J’ai pris le train partant de Budapest et allant jusqu’à Vienne, avec un mec de Roumanie. Et je me souviens du jour où Ceausescu a été pendu par le peuple ; [En fait il a été fusillé après un procès sommaire.] ça avait fait la une, et ma famille en avait parlé lors du dîner le soir où c’est arrivé. Donc je m’en souviens très bien. C’était intéressant d’avoir accès à un point de vue interne sur la vie derrière le Mur, parce qu’ici nous n’avons aucune idée de ce que cette vie pouvait être.

RICHARD : Mon enfance était plutôt cool jusqu’à mes 12 ou 13 ans, parce que c’était un environnement si bien contrôlé : il n’y avait pas de chômage, pas de crime, du moins on n’en entendait pas parler ! Il n’y avait pas de riches et de pauvres d’une certaine manière, tout le monde était au même niveau, je veux dire : à première vue. Je constate aujourd’hui que lorsque j’étais enfant, je n’avais pas à me préoccuper de tout ce qui préoccupe mes gamins. C’était en quelque sorte sans danger, assez contrôlé. Je me sentais en sécurité tout le temps. Les problèmes commençaient quand on grandissait et qu’on se rendait compte qu’on vivait dans un mensonge – quand on posait des questions et qu’à chaque fois qu’on les posait, on avait des ennuis, à l’école ou ailleurs. Les problèmes commençaient quand on voulait faire de la musique ou se lancer dans quelque chose qui permette d’explorer sa vie mais qu’on se rendait vite compte qu’on ne pouvait aller nulle part. Les problèmes commençaient quand on s’apercevait qu’ici, c’était comme vivre dans une prison. Mais avant mes 12 ans, je me sentais bien. Quand je regarde en arrière, lorsqu’on me demande : « Préfèrerais-tu l’Ouest ou l’Est ? »…je me dis que les choses ont pris une bonne tournure pour moi – peut-être si le Mur était tombé deux années avant, ça aurait été mieux. Mais les débuts étaient agréables.

MARKUS : Tu as pu vraiment apprécier l’innocence de la jeunesse, si on peut dire, sans les craintes qu’on a ici en Amérique, avec le nombre de kidnapping à travers le monde, c’est juste dingue, mais c’est un sujet bien différent.

RICHARD : Tu sais, quand tu regardes la télé, t’as vu comment le journal s’intéresse aux gens inquiets, ça tourne uniquement autour des sujets qui inquiètent… Nous n’avions pas ça, nous étions innocents en quelque sorte, ce qui était positif.

MARKUS : Je dois dire que c’est clairement un avantage de grandir dans ce genre d’environnement. J’ai aussi lu quelque chose d’intéressant : à l’époque où tu as commencé Rammstein, tu voulais créer un nouveau style musical. As-tu l’impression d’avoir accompli ce que tu as initié en 1994 quand tu as formé le groupe avec Olli et Doom ?

RICHARD : A chaque fois qu’on commence quelque chose de nouveau, on n’y réfléchit pas tant que ça. La chose que nous avons essayé de faire, c’est d’associer la musique allemande, ou plutôt la langue allemande à la musique. Avant, je jouais une musique plutôt d’influence américaine. Puis je me suis rendu compte que c’était me mentir à moi-même. On a besoin de l’environnement, de la culture pour jouer ce genre de musique. Donc ce que nous avons voulu faire (avec Rammstein), c’était de pousser au bout une idée, et pour une raison obscure…tu sais, parfois de bonnes choses arrivent avec la vie ; et c’est avec étonnement qu’on regarde ce qu’on peut accomplir avec juste une idée (vague au départ).
Il y a deux ans, je suis allé à une réunion d’anciens élèves, et on m’a dit que lorsque j’étais jeune, je répétais que je voulais devenir rockstar. C’était impossible de devenir rockstar en Allemagne de l’Est mais, pour une raison étrange, tout au fond de moi, je savais (ce que j’allais devenir).

MARKUS : J’ai vu des vidéos qui relataient comment était la vie derrière le Mur et montraient des petits groupes de musique et autres. Etais-tu dans des petits groupes de ce genre, qui faisaient du rock ou autre, en allemand ?

RICHARD : Oh oui, ça bougeait pas mal, en particulier lors des 5 années précédant la Chute du Mur. Avant, c’était très contrôlé, et ensuite, pour une raison obscure, les gens ont commencé à faire leur propre style de musique. En particulier à Berlin, ça s’activait énormément. Ça bougeait bien plus dans la milieu rock qu’aujourd’hui. Je ne dirais pas que Berlin est une Ville du Rock, mais à cette époque-là, il y avait tellement de groupes qui apparaissaient, tous avec un style punk bien différent, c’était très intéressant. De nos jours, ça verse plus dans l’electro, avec des petits projets qui se forment dans les appartements… Mais Berlin n’est plus une Ville du Rock.

MARKUS : Mais on y trouve toujours une grande culture de la musique, Berlin a toujours été connue pour ça.

RICHARD : Oui, c’est clairement une Ville de la Musique, mais avec le rock, c’est… Il se passe la même chose à NY : ça m’a pris 10 ans pour m’en rendre compte mais c’est très difficile de former un groupe à NY. Tout le monde a toujours trois boulots en même temps, ils ne restent pas dans le même groupe bien longtemps, ils en changent tout le temps, et on n’a pas la liberté de former un groupe.

MARKUS : Et ton groupe a réussi à rester ensemble en gardant tous les membres d’origine, c’est vraiment un exploit. J’ai lu que vous réussissiez à transcender l’amitié pour former une vraie famille. Mais je suis sûr qu’à certains moment, pendant les tournées, vous avez envie de vous étrangler mais vous faites avec, parce que…

RICHARD : Oh! Nous voudrions nous tirer dessus! (rires) Je crois vraiment en l’idée d’une forme de réaction chimique qu’on peut avoir avec certaines personnes. J’ai appris une leçon quand j’étais plus jeune, j’étais dans un autre groupe, et je détestais le bassiste. Un jour, j’ai dit : « ça suffit, je prends un autre bassiste ! » Mais même si je haïssais le mec, et que le nouveau était sympa et gentil, et que je l’appréciais, il n’y avait plus la même énergie. Si on change juste une partie, ça ne fonctionne plus. Je suppose que lorsque tu accomplis quelque chose de bien avec ces mecs…si quelqu’un venait à quitter le groupe, ça ne serait plus Rammstein, ça serait autre chose. Beaucoup de gens, en particulier les Américains, aiment changer, bosser avec des gens différents tout le temps, mais pas moi. Je commencerais plutôt un nouveau groupe !

MARKUS : C’est intéressant, toutes ces différences de philosophie entre les groupes, à cause, évidemment, du fait qu’en Europe, la culture y est différente… Une des choses que j’ai entendu dire de la bouche de pas mal de groupes américains lorsqu’ils parlent de tourner en Europe, Monster Magnet par exemple, qui n’a pas beaucoup de succès par ici, pas autant qu’en Europe. Et ils ont tendance à jouer plus souvent en Europe qu’aux Etats-Unis. Mais il existe aussi une forme de loyauté en Europe qui est très différente de ce qu’on peut ressentir aux Etats-Unis.

RICHARD : C’est vrai. Les fans en Europe sont plus fidèles pour une raison obscure. Je pense qu’en Amérique, tout va si vite, les gens s’ennuient facilement. Ils veulent être divertis, ils veulent toujours avoir le dernier truc à la mode, lancé par les médias évidemment. C’est vraiment différent… Mais on peut trouver des cas inverses. Par exemple, un groupe comme Jane’s Addiction, qui est très connu en Amérique, quand ils viennent en Europe, ils jouent devant 400 spectateurs.

MARKUS : Vraiment? Wow! C’est intéressant comment certains groupes connaissent un succès bien opposé suivant les endroits où ils vont. J’ai aussi lu dans un article que lorsque tu as grandi en Allemagne de l’Est, les sports étaient vraiment mis en avant. Quand tu étais enfant, y avait-il un sport que tu pratiquais, que tu voulais pratiquer, que tu aurais aimé mieux pratiquer, ou ça ne te branchait pas du tout ?

RICHARD : Mais totalement! C’était la chose qui était encouragée par les parents et le gouvernement, par toute la société en Allemagne de l’Est. J’ai fait beaucoup de sport. J’ai commencé avec le football puis je me suis rendu compte que je n’adhérais pas à l’esprit d’équipe. (rires) Donc je suis passé à la lutte, j’en ai fait pendant 7 ans. Mais je me souviens que directement après l’école, je devais aller aux entraînements, et pendant les weekends, il y a avait les compétitions. En grandissant, c’était une compétition par semaine. Mais j’étais plus intéressé par la musique. J’ai appris pas mal de choses grâce au sport : la discipline, la ténacité, la patience, ce qui est aussi utile dans la musique si tu veux avoir du succès.

MARKUS : Je regardais souvent les Jeux Olympiques et je me souviens des nageurs est-allemands, combien ils étaient forts; ils dominaient le domaine de la natation dans les années 1970 et 80. Et je me souviens de la grande différence entre l’Est et l’Ouest, en Amérique, ils en faisaient tout un foin du fait que là-bas, c’était des nageurs professionnels, alors que les nôtres s’entraînent à l’université, ils ne sont donc pas des professionnels, et combien c’est injuste et bla-bla…

RICHARD : Je pense que les Est-Allemands se dopaient plus que les Américains! (rires)

MARKUS : C’est drôle, ça! Votre dernier leader, c’était Egon Krenz. Il a déjà passé 4 années des 6 ans et demi de prison auxquels il a été condamné pour meurtre. Est-il toujours dans l’actu ?

RICHARD : Non. Il a disparu. L’autre jour, je regardais un documentaire sur Honecker et sa femme. Ils se sont échappés au Chili et y ont vécu un certain temps. Je crois qu’il y a un livre qui sort bientôt sur leur vie. Et le plus drôle, c’est que… elle a donné la première interview depuis un très long moment, et c’était si drôle de la voir défendre le système, et refuser d’admettre ce qui se passait. Je me suis rendu compte que des gens peuvent être bloqués sur une certaine manière de voir les choses, en ignorant la vérité, qu’ils refusent de voir parce que sinon, ils seraient obligés d’admettre que toute leur vie n’était que mensonges. C’était un documentaire intéressant.

MARKUS : On n’a pas de documentaires de ce genre chez nous, ce qui fait chier, parce que je trouve que l’Histoire est passionnante, c’est pour ça que ma femme et moi aimons voyager à travers l’Europe. En fait, ma femme et moi sommes revenus d’Italie en avril, nous nous sommes mariés en septembre et nous avons passé notre lune de miel à Rome.

RICHARD : Félicitations!

MARKUS: Merci. Et nous avons pu rencontrer pas mal d’Allemands en voyage, parce que les Allemands aiment venir en Italie, en particulier les Catholiques pendant la période de Pâques. Et un truc que j’ai trouvé intéressant, c’est que beaucoup de ces Allemands étaient habillés exactement comme vous dans la vidéo Mein Land !

RICHARD : Vraiment?

MARKUS : Oui! Avec les tenues colorées, le short, les couleurs vives. Je le jure !

RICHARD : (rires) Comme c’est drôle!… En fait, pas mal de gens y vont car ils habitent en Bavière, c’est pas loin de la frontière.

MARKUS : Je voulais juste signaler la petite anecdote. C’était sympa de voyager avec eux, c’est toujours sympa de voyager avec des Allemands, d’ailleurs, après toutes mes bonnes expériences… Au fait, lorsque vous avez terminé l’enregistrement et le mixage d’un disque, quand il vient le moment de l’écouter, qu’entends-tu en tant que créateur de la musique en question ?

RICHARD : Eh bien, j’ai l’impression que chaque bagarre, chaque dispute, se dégage de cette putain de musique. Quand on écoute les chansons, on se souvient de tous les obstacles qu’il a fallu surmonter pour que le tout soit prêt. Je veux dire… Je me souviens de tous les petits morceaux dont tout le monde se foutait, de toutes les mélodies pour lesquelles il fallait se battre. Ça fait tellement d’histoires, impossible de se relaxer, réécouter l’album est la chose la plus dure à faire. D’ailleurs, ça peut prendre 2 années avant que je puisse réécouter la musique… Ecoute, Markus, je dois vraiment y aller maintenant !

MARKUS : Pas de souci! J’étais prêt à conclure, je tiens à dire merci, on vous attend avec impatience à Philly (Philadelphie) le 26 avril, merci beaucoup d’avoir pris le temps (d’appeler), ça fait plaisir.

RICHARD : La conversation m’a beaucoup intéressé, c’était sympa de discuter. Si seulement j’avais un peu plus de temps mais quelqu’un d’autre attend et je dois voir ma fille ! (rires)

MARKUS : Merci encore, et j’espère vous voir bientôt, à plus !

RICHARD : Merci beaucoup, bye bye!

samedi 3 mars 2012

Ka-boom!

En attendant la suite de Ich Verstehe nicht et quelques reviews de concert si je trouve enfin le temps, voici la nouvelle que j'ai présentée au concours d'une amie. Bonne lecture!


Ka-boom !

            Ma bombe est un peu rudimentaire, c’est vrai, mais elle devrait fonctionner. Chris est un expert en la matière, je lui fais confiance, malgré son œil manquant. Il a dit qu’il l’avait perdu pendant la Guerre du Golfe. Un éclat d’obus. Au début, je ne le croyais pas, mais c’est vrai qu’il parle allemand avec un accent bien étrange. Et Paul m’a confirmé qu’il est né aux Etats-Unis, que son père est américain et sa mère allemande, mais comme la Guerre l’a complètement chamboulé, il ne supportait plus de vivre aux Etats-Unis, encore moins de reprendre une activité normale dans cette Amérique si castratrice, si envahissante. C’est alors qu’il s’est coupé les cheveux à l’iroquoise pour marquer sa rébellion, et qu’il est venu à Berlin, habiter chez sa mère, où il fabrique des bombes pour « garder la main. » Il paraît que c’est pour ça que Till l’appelle Doom : ça ressemble à Boom mais c’est de bien plus mauvais augure. (Paul dit quand même des choses bien farfelues, je trouve, mais soit !) Chris Schneider est donc un citoyen américain, et un vétéran aussi. Ça, on ne peut jamais l’oublier dès qu’il ouvre la bouche.
« Une guerre, il y en aura une autre, moi, je te le dis ! Ils ont besoin de guerres pour survivre – détruire ce qu’ils construisent, c’est leur putain de gagne-pain ! » répète-t-il souvent, en mastiquant son chewing-gum dans le garage de sa mère, où il traficote ses minuteurs.
            C’est dans ce garage que nous nous réunissons régulièrement pour notre Plan. Nous nous appelons la Bande. Une idée de Paul. Nous sommes six – six hommes déterminés. Déterminés à frapper un grand coup pour nous faire entendre. Chris, je vous l’ai déjà présenté. Paul Landers, c’est celui qui m’a fait intégrer la Bande. Il savait non seulement que je ne les dénoncerais pas, mais aussi que j’adhèrerais facilement au Plan. Il n’avait pas si tort.
            Je l’ai rencontré à l’hôpital où on le soignait pour de multiples fractures et de graves brûlures, sur le corps et le visage, suite à un accident de voiture dans lequel son épouse et ses deux enfants avaient péri et dont il n’était pas responsable (un poids lourd qui double sans visibilité, lui qui se trouve en face – bam !). Moi, j’étais l’un des infirmiers qui le soignaient. J’étais, oui, parce que j’ai démissionné. J’ai fait ces études d’infirmier et passé le concours dans l’espoir de changer des vies, de me sentir utile mais, confronté à la misère et à la souffrance des gens, je me sentais surtout minable. En particulier face à Paul, qui a été difficile à soigner non pas seulement à cause de ses brûlures, mais aussi à cause de sa psyché, qui a été complètement dévastée par l’accident. Pourtant, c’était, paraît-il, un homme très enjoué, souriant, blagueur, dont la vie ressemblait en tout point à celle du petit gars docile et bien rangé – un peu comme moi, sans la vie de famille. C’est du moins ainsi que j’ai interprété les propos de ses parents à l’hôpital. Mais après l’accident, il n’était plus le même. Son sens de l’humour est devenu un ensemble hétéroclite de sarcasmes et de remarques apocalyptiques. La fatalité l’a touché par un deuil permanent qu’il dissimule derrière l’image d’un lutin diabolique. Et à mes yeux, ça me semble très noble, en fait, même si je ne l’admire pas pour autant.
C’est confronté à Paul que j’ai pris conscience que cette vie n’est en fait qu’une merde. Avant que j’intègre la Bande, nous parlions beaucoup politique, nous refaisions le monde. Et nous tombions souvent d’accord : nous vivons à une époque où l’espoir est spolié, où notre propre sort ne nous appartient pas, où nous sommes tous dirigés comme des marionnettes par des spéculateurs, des patrons, des politiques dénués de sens moral – « tous des enfoirés ! » – et que le seul moyen de parvenir à une forme de liberté, c’est de détruire nous-mêmes ce que ces « enfoirés » construisent avant qu’ils ne le fassent. C’est de cette idée, partagée par Till et Chris, qu’est parti le Plan, d’ailleurs.
            Till Lindemann est paralysé de la jambe depuis l’enfance. C’est un vrai mystère, ce type, mais il semblerait (toujours d’après Paul) que ce soit à cause de mauvais traitements. Une fois, j’ai pu examiné sa jambe – il se plaignait de graves douleurs, qui l’avaient saisi d’un coup, alors que Chris nous présentait le concept de la bombe – et aux vues des cicatrices, pas du tout l’œuvre d’un scalpel bien stérilisé, il aurait été maintes fois mutilé au genou, voire même victime d’infections répétées. Mais il ne veut rien dire là-dessus. En même temps, je le comprends. Il est généralement taciturne mais peut exploser à tout moment – c’est, je crois, pour cette raison qu’il porte une crête de cheveux qui ressemble à des lames bien aiguisées : quand il fonce tête baissée, il est bien plus raisonnable de s’écarter de son chemin. C’est officiellement lui le Chef de notre Bande même s’il n’en a pas vraiment l’attitude, seulement la carrure – et le « sceptre » puisque, pour marcher, il se sert d’une canne tête de mort. Un cadeau de Richard.
            Richard Kruspe est celui qui a mis Till et Chris en contact et qui a ensuite rallié Olli à la cause. Richard m’est particulièrement antipathique : je n’aime pas ses manières, ni les airs importants qu’il se donne, mais il faut bien faire des concessions dans un groupe. Il a perdu sa main je-ne-sais-plus-comment : son récit de l’accident est ex-trê-me-ment long et jamais tout à fait identique à la version précédente – tout dépend de son état quand il le raconte.
Oliver Riedel, ou Olli, est comme moi : il n’a aucun handicap physique particulier, à part sa grande taille. (Si, ça peut être un handicap, d’être trop grand !) Par contre, il est alcoolique. C’est d’ailleurs comme ça que lui et Richard se sont rencontrés : aux Alcooliques Anonymes. Une fois, j’ai pu discuter avec lui, et il m’a raconté un vague mélodrame familial : sa mère décédée jeune, son père vite remarié, lui se sentant abandonné… mais rien de plus. L’alcool le rend toujours suffisamment impulsif pour faire des trucs débiles mais jamais suffisamment pour se confier totalement.
Je ne sais plus très bien comment nous en sommes venus à vouloir commettre un hold-up dans la plus grande banque berlinoise. Tout s’est décidé à partir d’idées lancées au hasard des conversations, devenues presque des conférences avec nous (car nous parlons beaucoup) données dans le garage de Chris, principalement. Il a été aussi décidé que je serai le « suicide bomber » pour reprendre l’expression de Chris, qui truffe son langage de tant de mots en anglais que je suis souvent obligé d’en demander la traduction à Richard. Une bombe artisanale, évidemment, avec minuteur pour que je ne puisse pas la faire sauter avant les deux heures imparties, pendant lesquelles les autres ont prévu de vider les coffres et de faire passer le Message.
Deux jours avant le hold-up, nous sommes tous réunis dans ce garage pour vérifier les derniers détails.
« Non, LE point essentiel de notre Plan, c’est notre allure ! décrète Richard.
- Genre ! dit Chris.
- J’insiste ! Je pense qu’on devrait tous porter des smokings. Tous identiques. Le symbole en sera plus FORT !
- Si tu veux, concède Till.
- Hein ? fit Paul.
- Yes ! s’exclame Richard.
- Mais c’est pas pratique, un smoking ! se plaint Paul.
- Oh ! arrête ! Till est d’accord avec moi, alors ça se fera ainsi. Point barre !
- Non ! On vote !
- Oh, et c’est reparti… se lamente Olli.
- On va pas voter sur ça ! proteste Richard.
- On vote !
- Mais tu fais chier, des fois, toi !
- On vote !
- Bon, très bien, très bien ! On vote, soupire Richard. Qui est contre les smokings ?
- Ah ça, c’est une formulation biaisée ! s’exclame Paul.
- Hein ?
- Qui est POUR les smokings ?
- Mais t’es con, ma parole !
- Ta gueule ! Alors qui est pour ? »
            Olli et Till lèvent la main en même temps que Richard. Chris hésite puis se rallie.
«  On aura l’air classy, au moins, conclut-il en me regardant.
- Tu parles… » ronchonne Paul.
            Le lendemain, Richard a trouvé les smokings qui lui convenaient dans une friperie qui les avait elle-même obtenus à la suite d’un mariage annulé. Evidemment, le mien est trop grand et celui de Till, trop serré, mais ça n’a pas d’importance. Nous sommes tout proches du but.
« Ça va faire Ka-boom ! » répète inlassablement Chris qui trépigne d’impatience dans la voiture que nous avons garée devant la banque le jour de la mise en place du Plan.
            Les mains d’Olli tremblent un peu sur le volant. Till, à côté de moi, regarde sa tête de mort. Paul et Richard se sont placés en éclaireurs près de l’entrée.
« Ka-boom ! »
            Sur ces mots, nous sortons de la voiture ; Olli et Chris enfilent un bas sur la tête et sortent du coffre de la voiture ma bombe, pour ensuite l’accrocher solidement autour de moi, et leurs armes. Dans ma main, le détonateur. Till sur nos talons, nous nous dirigeons vers la banque, où nous prenons vite le contrôle de la situation. Il n’y a quasiment personne à l’intérieur ce matin : une vieille dame, un homme d’affaires, une secrétaire, la directrice, un vigile. Olli se met en place pour surveiller l’entrée ; Chris menace les otages de sa kalachnikov ; Richard et Paul me hissent sur le guichet sur lequel Richard monte d’un bond pour attraper la secrétaire avant qu’elle ne sonne l’alerte. Finalement, c’est Richard qui appuie malencontreusement sur le bouton rouge avec sa prothèse.
            Ça le rend tellement furieux qu’il s’acharne sur la blonde, la cogne de sa main valide, qui tient encore le pistolet, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Ça fait ricaner Paul, qui ouvre toutes les caisses l’une après l’autre pour jeter leur contenu en l’air.
« C’est vraiment tout ce que vous avez ?! Ah ! ça nous déçoit beaucoup ! »
            Une fois que Till est entré à son tour et qu’on a barricadé l’entrée, l’effervescence est à son comble. Olli, Richard, Paul et Chris ont même fini par retirer leur bas. Après tout, nous n’avons plus rien à perdre. Nous sommes là pour tout exterminer.
            Alors que Paul s’en prend verbalement à la directrice obstinée, en lui racontant comment il va s’amuser à « découper ses gros nibards pour en faire de la chair à pâté, » nous entendons les sirènes des policiers. D’un coup d’œil rapide par la fenêtre, Olli repère la situation. Il revient vers nous et signale que les journalistes sont aussi arrivés. La phase 2 du Plan se met en place : les flics nous contactent par téléphone ; Chris leur répond que nous voulons au minimum cinq caméras et une dizaine de journalistes pour diffuser un message sur toutes les chaînes publiques du pays ; il sélectionne la mémé pour servir de monnaie d’échange ; Olli sort de la banque avec elle et fait rentrer les journalistes, non sans avoir fait le kéké sous l’hélico des flics.
« Vous avez encore bu, tous les deux, non ? remarque Paul.
- Ouais, dit Olli avec un sourire béat.
- Contrairement à certains, on n’est pas fous au naturel ! » nargue Richard.
            Il fait un clin d’œil à Olli, qui pouffe de rire. Paul le dévisage sans sourire puis gifle la directrice.
« N’empêche, ça fait un bien fou d’être fou ! » s’exclame-t-il en riant de la directrice, complètement abasourdie.
On place les journalistes dans son bureau où, du coin de l’œil, je vois qu’ils s’installent avec frénésie en face de Till, enfoncé dans un grand fauteuil. Till a appris son texte par cœur. Son texte, il l’a aussi écrit avec minutie. Il se veut un peu poète à ses heures, même s’il n’a jamais réussi à publier quoi que ce soit. Je crois que c’est de là que vient une autre partie de son animosité envers le monde.
            Pendant tout ce temps-là, Paul est parti avec la directrice pour la forcer à donner le code d’accès devant les coffres. Et probablement aussi pour abuser d’elle, vus les cris qu’elle pousse maintenant.
« Arrête tes conneries, Paul ! gueule Richard. On filme ! »
            Devant les caméras, Till semble encore plus timide. Il garde la tête baissée ; son visage grimace légèrement. Mais il finit par dire son texte :

Meine Sachen will ich pflegen
Den Rest in Schutt und Asche legen
Zerreißen zerschmeißen
Zerdrücken zerpflücken
Ich geh am Gartenzaun entlang
Wieder spür ich diesen Drang

Ich muss zerstören
Doch es darf nicht mir gehören

Ich nehme eure Siebensachen
Werde sie zunichte machen
Zersägen zerlegen
Nicht fragen zerschlagen
Und jetzt die Königsdisziplin
Ein Köpfchen von der Puppe ziehen
Verletzen zerfetzen zersetzen

Ich würde gern etwas zerstören
Doch es darf nicht mir gehören
Ich will ein guter Junge sein
Doch das Verlangen holt mich ein

Zerreißen zerschmeißen
Zerdrücken zerpflücken
Zerhauen und klauen
Nicht fragen zerschlagen
Zerfetzen verletzen
Zerbrennen dann rennen
Zersägen zerlegen 
Zerbrechen sich rächen

            J’aperçois les journalistes qui font une drôle de tête ; ils se regardent entre eux, sans savoir comment réagir. Till ne sourit pas, ne dit rien de plus. Il regarde mollement Paul et Richard qui s’approchent derrière eux et les abattent très vite, avant même qu’ils aient eu le temps de se lever pour la plupart. Paul et Richard se regardent fièrement et rechargent leur flingue. Ils reviennent dans le hall principal avec Till et finissent d’abattre les otages que Chris a commencé à buter.
            Les policiers, inquiets à cause des coups de feu, rappellent. Chris ne répond pas cette fois-ci. C’est la phase 3 du Plan. Ils vont faire semblant de se rendre pendant que je ferai tout péter. Avant ça, ils font un tas des billets ramassés dans les coffres et y mettent le feu. Leurs yeux brillent d’une lueur angélique quand ils contemplent le brasier. Les flammes, c’est un peu comme les morts : elles ont quelque chose de fascinant quand leur nombre s’accumule jusqu’à ne former qu’une masse instable, où chaque élément se confond avec un autre, puis s’en dissocie soudain en crépitant, avant de s’enfuir à nouveau dans la masse.
Chris, Olli, Paul et Richard posent leurs armes par terre et se dirigent tranquillement vers l’entrée ; Till se retourne vers moi, regarde le minuteur qui n’affiche plus que trente secondes, et sort à son tour.

$$$

            Ces trente secondes me semblent être les plus longues de ma vie. Alors que je vois, derrière la porte d’entrée, un remue-ménage indistinct, des ombres qui attrapent d’autres ombres dans un brouhaha assourdi de cris et d’ordres, je regarde mon minuteur qui descend lentement à zéro.

            Derrière moi, j’entends un bruissement. Des petits pas.
« Qui est là ? »
            Pas de réponse. Je descends de mon perchoir et me dirige tant bien que mal vers un couloir peu éclairé où il n’y a toujours personne en vue. Je regarde mon minuteur : 10 secondes. Je me dis que j’ai bien le temps de marcher jusqu’à la porte des toilettes. Derrière elle, une petite fille s’y était cachée. Une petite fille blonde avec un T-shirt gris, un pantalon rose et des lunettes carré. Elle me regarde avec des yeux larmoyants.
            5
            Je fais comme si je ne l’ai pas vue.
            4
            Je retourne jusqu’au hall.
            3
            Je me rends soudain compte de tout ce qui vient de se passer.
            2
            Mais je n’ai aucun remords, non.
            1
            La porte d’entrée est bloquée par un ingénieux système réalisé par Chris. Les policiers ne l’ont pas encore compris.
            Clic.
            Je regarde mon minuteur, désormais à zéro. Je décroche le harnais et pose délicatement la bombe au sol. Je ramasse le flingue de Richard resté à mes pieds, m’éloigne un peu et me tire une balle dans la tête.

Er traf ein Mädchen, das war blind
Geteiltes Leid und gleichgesinnt
Sah einen Stern vom Himmel gehen
Und wünschte sich sie könnte sehen
Sie hat die Augen aufgemacht
Verließ ihn noch zur selben Nacht


Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...