dimanche 25 novembre 2018

Amaryllis - Chapitre VI


VI – Le détective


                Trop, c’est trop. J’ai besoin d’en avoir le cœur net.
                Depuis que Till s’est approché de Paul en le reniflant comme un chien et lui a sorti cette remarque étrange : « Tu t’es planté de gel douche ce matin, ou quoi ? On dirait que t’as piqué celui de ta fille, » Paul lui répondant après avoir hésité une demi-seconde de trop selon moi : « Tu vas rire, mais en fait, je crois que c’est celui de Thomas que j’ai utilisé ! » j’ai l’impression que Paul nous cache quelque chose. Je ne suis pas tombé dans le piège de la boutade. Tout le monde s’est mis à rire, Regina la première. Mais moi, je ne me laisse pas prendre au jeu. Paul a changé récemment. Il est différent. Il est moins disponible. Il répond moins souvent au téléphone. Il est rarement chez lui. Il est moins bavard concernant ce qu’il fait de ses journées mais il est redevenu bavard pour sortir des blagues bidon comme avant. Et je veux savoir pourquoi.

                Regina croit que je me fais des films.
‘Une double-vie ? Paul ? Voyons ! qu’est-ce que tu racontes, Chris ?’
‘Je te le dis : Paul se comporte bizarrement depuis un certain temps. Il a radicalement changé. T’as pas remarqué qu’il a souvent la tête ailleurs ?’
‘Oui, mais ça fait quatre ans qu’il est comme ça, tu sais… Le pauvre…’
‘Non, non ! Je te dis, la tête ailleurs, oui, mais pas comme d’habitude : là, il n’a pas la tête ailleurs comme s’il ne pensait à rien. Là, on dirait qu’il pense à autre chose.’
‘Selon moi, ça revient un peu au même…’
‘Je te dis que non. C’est pas pareil. Il y a quelque chose qui le préoccupe. Ça se voit. D’habitude, il se fout de tout… Là, il est différent. Il a changé.’
‘Allez ! Chris, viens te coucher…’
‘Tu ne vois pas ce que je veux dire ?’
‘Là, je vois que mon mari préfère s’en faire pour son ami plutôt que venir me faire un câlin. Je ne vais pas me plaindre, c’est vraiment gentil de ta part – mais tu sais que Paul ne veut pas qu’on l’aide. Tu as déjà essayé, et ça n’a jamais marché.’
‘Oui mais… j’ai peur qu’il nous cache quelque chose de grave, tu comprends ? Imagine qu’il…qu’il ait une maladie grave ? Ou…je sais pas…qu’il…’
                Je secoue la tête en réfléchissant. Si ce n’est pas une maladie, ce serait quoi ?
‘Chris… Viens te coucher ! Tu as déjà passé la journée à te poser des questions et ce n’est pas ce soir que tu trouveras la solution.’
                Je vais me coucher auprès de ma femme, mais je ne peux pas m’en empêcher : au lieu d’aller l’embrasser, comme elle s’y attend sûrement, je me triture la cervelle. Et s’il avait un cancer ? Avec toutes les clopes qu’il se fume maintenant, il bat le record de Richard, c’est certain. Oh ! mon Dieu ! Un cancer des poumons ! ou de la gorge ! Il ne peut quand même pas me cacher un truc pareil. Je suis son ami ! Il me l’aurait dit si c’était ça…

***

                Le lendemain, je décide d’aller le voir. Mais cette fois, je change de tactique. Je me rends chez lui en voiture et me gare dans sa rue, puis je l’appelle. Quand il décroche, je lui demande les trucs habituels : si ça va, si je peux passer. Il me dit qu’il est dans la salle d’attente de son dentiste, qu’il ne sait pas combien de temps ça prendra. Je lui dis que ce n’est pas grave, que je passerai le lendemain. Je raccroche et j’attends.
                Il y a plusieurs choses qui m’ont mis la puce à l’oreille. Déjà, il se laissait vachement aller depuis des années et hop ! du jour au lendemain, il recommence à faire attention à la manière dont il s’habille, il se teint de nouveau les cheveux en brun, il se met du crayon sous les yeux comme avant. Quand il répond au téléphone, ce n’est plus un Allô morne qu’il sort mais un Coucou enthousiaste. Et quand il ouvre sa porte, ce n’est plus l’odeur d’alcool et de renfermé qu’on sent chez lui – c’est celui d’un parfum frais, comme s’il sortait tout juste de la douche. Mais attendez, ce n’est pas ça le pire ! Le pire, c’est qu’il s’est mis à faire le ménage chez lui – Paul qui est pourtant le mec le plus désordonné que je connaisse ! Il a rembauché la bonne qu’il avait virée et a cessé de répandre ses chaussettes et ses canettes un peu partout…
                Je le vois sortir de son immeuble. Je me ratatine tout au fond de mon siège pour éviter qu’il ne me voie. On dirait qu’il cherche ses clefs de voiture. Et là, j’aperçois le bouquet de fleurs dans sa main. Des fleurs ? Mais pour qui ? Il a enfin trouvé ses clefs et sort de la cour. Il se dirige vers son 4x4, monte dedans et démarre. Je décide de le suivre en espérant qu’il ne reconnaîtra pas ma BMW. Au début, j’ai l’impression qu’on va chez Flake ; on roule comme ça pendant quelques minutes. Mais au dernier moment, il tourne et on n’est plus en direction de Prenzlauer. Je le suis toujours. On conduit vers les quartiers peu fréquentables de Berlin-Est, et je me pose des tas de questions. Soudain, Paul met son clignotant et se gare sur la droite tandis que je continue et m’arrête un peu plus loin. Dans mon rétroviseur, je le vois sortir de sa voiture et entrer dans un bar ou un cabaret qui devrait être fermé à cette heure-ci.
                J’attends quelques minutes dans ma voiture ; je m’interroge sur les raisons de sa présence dans une rue aussi malfamée. Puis il ressort en souriant, sans le bouquet. Il se retourne et une fille sort à son tour – elle porte une longue robe bordeaux, un petit chapeau et un foulard autour du cou, qui s’envole légèrement ; elle tient le bouquet près de son visage pour sentir le parfum des fleurs. Paul lui ouvre la portière pour la faire monter. Je n’arrive pas à en croire mes yeux ! C’est qui cette fille ? Elle a l’air deux fois plus jeune que lui même si elle s’est habillée bizarrement, comme dans les vieux films ! Ce n’est pas l’âge qui me dérange – Till s’en tape des plus jeunes encore – mais merde ! C’est…ça ne peut quand même pas être une… une… une prostituée ?!
Je suis sonné à cette idée. Ce n’est pas que je trouve cela inconcevable – après tout, Paul reste un mec, je peux comprendre, on est tous un peu pareils là-dessus – mais merde ! Il peut se permettre tellement mieux ! Vraiment, il ne tourne pas rond…
Paul monte à son tour et redémarre. Je le suis toujours. On sort très vite du quartier sordide et on termine au centre-ville, où il part se garer sur un parking. Pour éviter d’éveiller les soupçons, je pars me garer dans une rue plus loin et je cours vers le parking. Au moment où j’arrive, Paul et l’inconnue en ressortent. Je me cache derrière un arbre pendant qu’ils attendent devant le passage piétons.
                C’est bizarre. Ils ont l’air de bien se connaître puisqu’ils se parlent entre eux – Paul lui sort sûrement des blagues de son cru puisqu’elle n’arrête pas de lui sourire. Mais ils gardent leur distance. Ils ne se tiennent pas par la main, ni par la taille. Donc ça ne peut pas être sa copine. Et elle n’a pas vraiment l’air d’une pute en fait – ni même d’une strip-teaseuse – pas que je m’y connaisse vraiment, à dire vrai… Et puis, s’il s’était trouvé quelqu’un, il nous l’aurait dit, quand même ! Mais c’est qui cette fille, alors ?
                Ils traversent la rue et je les suis à quelques mètres derrière. Je me dis que si je m’approche assez, je pourrai peut-être entendre leur conversation. Je presse un peu le pas mais garde quand même mes distances. Elle lui dit quelque chose que je n’arrive pas à entendre. Je me rapproche encore. Paul lui répond :
‘Ah bon ! Tu trouves ? Pourtant, je ne fais rien de particulier pour.’
‘A part jouer avec tes altères !’
                Ils éclatent de rire et je dois m’arrêter car ils ont ralenti le pas.
‘Décidément, je ne peux rien te cacher – t’as les yeux partout – t’es pire que Schneider !’
‘Mais je suis sérieuse : tu as minci.’
‘Merci, c’est gentil.’
J’aimerais voir leur visage, mais chacun regarde devant soi – sont-ils gênés ?
‘Tiens ! et si tu me racontais la dernière anecdote concernant tes copains !’
‘Alors voyons voir… Ah oui ! j’en ai une bien bonne. Tu sais que Richard est arrivé à Berlin cette semaine pour nous présenter sa nouvelle copine…’
                Là, je n’arrive plus à entendre. On entre dans les rues bondées du centre-ville et quelques personnes se sont faufilées entre eux et moi. Je continue de les suivre du regard pendant quelques minutes jusqu’à ce qu’ils entrent dans un restaurant assez chic. En m’approchant de la vitrine, je vois Paul parler au réceptionniste ; la fille a le visage tourné vers moi et j’aperçois quelque chose sur sa joue, comme un dessin… (Ah ! pourquoi ai-je oublié mes lunettes ?) Le réceptionniste prend leur veste et les dirige vers une table pour deux un peu plus loin. Dans la pénombre, je n’arrive plus du tout à distinguer leur silhouette.
                Je soupire et décide de rentrer chez moi. De toute façon, je n’en apprendrai pas plus en les attendant dehors.

                Dès que je rentre à la maison, je cherche Regina mais elle a laissé un mot sur la table de la cuisine, au cas où je n’aurais pas lu ses multiples SMS, disant qu’elle est allée chez Jenny, la femme de Flake, pour l’aider à faire un gâteau et papoter entre filles. Bon, je me rends bien compte que Regina en a marre de me voir me faire du mauvais sang pour Paul au point de la délaisser un peu. Mais je n’y peux rien. Je connais Paul depuis si longtemps ! Pour moi, il est devenu mon meilleur ami. Je ne pourrai jamais le laisser tomber. Alors s’il ne tourne pas rond, je dois agir !
                Je prends mon téléphone et appelle Olli. C’est sur son ton relax habituel qu’il décroche, me demande comment je vais, mais je préfère enchaîner tout de suite sur la raison de mon appel.
‘J’ai un truc hyper important à te raconter.’
‘Vas-y, dis !’
‘Tu vas pas me croire mais je suis quasi sûr, non, j’en suis sûr ! Je viens de découvrir que Paul voit une fille !’
‘Ah ouais ?’
‘Oui, je te jure ! Je les ai vus de mes propres yeux ensemble.’
‘T’avais pas oublié tes lunettes ?’
‘Très drôle. Je ne suis pas myope à ce point ! Ils ont mangé au restau ensemble et…’
‘Eh ben, c’est cool !’
‘Comment ça, c’est cool ?’
‘Oui, c’est cool que Paul voie enfin quelqu’un.’
‘Ah non ! mais je ne t’ai pas tout dit !’
‘Ah ?’
‘En fait, déjà – primo : quand je dis que c’est une fille, c’est pas rien, hein ! C’est qu’elle…’
‘Elle est plus jeune que lui ?’ me coupe-t-il.
‘Oui, c’est ça ! Je sais pas quel âge elle a, mais à mon avis, elle est pas plus vieille qu’Emil, si tu vois ce que je veux dire.’
‘Ah. C’est ballot. Mais bon, en même temps… Till aussi en a une beaucoup plus jeune, et ça se passe plutôt bien entre eux – et puis, entre toi et Regina aussi, alors…’
‘Il y a à peine dix ans entre moi et Regina, je te signale. Mais attends ! je t’ai pas tout dit ! Devine où il est allé la chercher en voiture ?’
‘Ben…chez elle ?’
‘Non, il est passé la prendre dans un bar ou un cabaret !’
‘Peut-être qu’elle y bosse ?’
‘Bosser dans un cabaret ?’ m’offusqué-je.
‘C’est quoi un cabaret ?’
‘Olli, voyons !’
‘Ben, quoi ? je sais pas ce que c’est, moi, un cabaret !’
‘Un cabaret, c’est un lieu où y a…des filles qui…’
‘Un strip-club ?’
‘Oui, voilà !’
‘Ah OK ! Et ?’
‘Quoi, et ? Attends, je te dis que Paul sort peut-être avec une strip-teaseuse deux fois trop jeune pour lui, même si en fait, quand j’y pense, elle ne ressemble pas à une strip-teaseuse, quoiqu’il y en ait pour tous les goûts, j’imagine… Mais c’est tout l’effet que ça te fait ?!’
‘M’engueule pas ! Je veux juste dire que s’il veut passer un peu de bon temps avec elle, moi je dis : pourquoi pas ?’
‘Mais…mais…c’est peut-être une strip-teaseuse !!’
‘C’est vrai qu’il aurait pu trouver mieux… Oh ! attends deux secondes !’
                J’entends Olli parler à quelqu’un. Ça doit être Richard parce que, quelques instants après, il arrache le téléphone des mains d’Olli et me sort :
‘T’es sérieux ??’
‘Oh ! Richard, passe-moi Olli !’
‘Non, mais attends, c’est sérieux ce que me dit Olli, là ? Paul a une copine ? Et en plus, c’est une strippeuse ! C’est pas vrai ! Mais c’est excellent, ça. Faut que je le dise à Till ! Et il faut que j’appelle Paul pour les détails, et…’
‘Tu ne vas rien faire du tout, Richard, t’entends ?’
‘Pourquoi ?’
‘Parce que j’ai pas envie que Paul sache que…’
‘Sache quoi ?’
‘Que… que je l’ai suivi, voilà ! Bon, repasse-moi Olli maintenant !’
‘Tu l’as suivi ? J’y crois pas ! Tu l’as suivi comme les détectives privés ? Ha-ha-ha ! Incroyable ! Toi, Schneider, à la morale sans faille, tu as suivi Paul, ton super pote ? Oooh !’
‘Bon, t’arrêtes maintenant ? Et passe-moi Olli !’
‘Oh ! ça va, ça va ! N’empêche, tu viens d’illuminer ma journée ! Je peux tout raconter à Till ? S’te plaît !!’
‘Richard, arrête, tu veux !’
‘S’te plaît ! S’te plaît !’
‘Richard, si tu…’
‘J’appelle Till !’
‘Richard, TU NE DIS RIEN A PAUL !!’
‘Oui-oui, c’est bon ! J’te repasse Olli.’

***

                Bon, je n’aurais peut-être pas dû suivre Paul et ensuite tout raconter à Olli. Mais je ne pouvais pas m’attendre à ce que Richard soit là et qu’il raconte tout ! Bien évidemment, le lendemain, tous les autres sauf Paul (fort heureusement) sont au courant, ainsi que leurs femmes respectives, et même Khira ! Richard n’a jamais su tenir sa langue, en effet…
                Mais le pire dans toute cette histoire, c’est que, lors d’une petite réunion exceptionnelle à mon initiative quelques jours après, personne n’est d’accord avec moi !
‘Ouais, et alors ?’ fait simplement Till. ‘S’il a envie de se taper une jeune strip-teaseuse, pourquoi pas ? Je suis content pour lui qu’il en soit encore capable.’
                Richard éclate de rire. Olli et les femmes essaient de se retenir. Flake sourit et boit une gorgée de son café.
‘Bah ! t’es dégueu, Till !’ lance Khira.
‘Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de mal encore ?’
‘Et moi, je vous dis qu’il y a quelque chose de pas normal !’ insisté-je. ‘Pourquoi il nous la présente pas, hein ?’
‘Il a peut-être pas envie de recevoir le même genre de réactions que pour Richard,’ ricane Till.
‘Bon, ça va, vous arrêtez là ! C’est de Paul qu’on parle de toute façon,’ s’énerve Richard en allumant sa cigarette.
‘Peut-être que leur relation n’est pas encore assez sérieuse pour que Paul ait envie de nous la présenter…’ propose Olli. ‘Après tout, c’est toi-même qui as dit qu’ils ne se tenaient pas par la main ou quoi que ce soit de ce genre – peut-être qu’ils se voient sans plus.’
‘Ou peut-être que c’est une pute !’ lance Till en se marrant.
                Je lève les yeux au ciel mais me réjouis en voyant les autres ignorer sa remarque.
‘Il lui a offert un bouquet de fleurs quand même !’ signale Richard.
‘Oui, c’est vrai, mais tu peux offrir des fleurs à une fille que t’aimes bien mais…sans plus, non ?’
‘Non, pas moi !’
‘Tous les hommes ne sont pas comme toi, Richard,’ constate Lidja, Olli hochant la tête pour l’approuver.
‘Je pense que ça dépend des fleurs, en fait,’ commence Regina.
‘Oui, c’est vrai !’ s’exclame Till. ‘C’était quoi, comme fleurs ? Des roses rouges ?’
                Les femmes s’esclaffent toutes.
‘Non, c’était…des fleurs bizarres.’
‘Des fleurs bizarres, hein ?’
                Till se tape sur la cuisse en se marrant.
‘Oui, enfin…je connais pas le nom de toutes les fleurs non plus, moi !’
‘Calme-toi, Schneider !’ me rassure Till. ‘Il n’y en pas beaucoup des sortes de fleurs qu’on offre. Elles ressemblaient à quoi ?’
‘Je sais pas…elles étaient grandes, comme des grands lys blancs, mais rouges…’
Ils me dévisagent, l’air circonspect.
‘J’avais pas mes lunettes, en fait.’
‘Ah ! ben, tout s’explique alors !’ remarque Richard, en riant avec Till.
‘Mais j’ai très bien vu ce que j’ai vu !’
                Flake chuchote quelque chose à l’oreille d’Olli, qui met son ordinateur portable sur ses genoux et commence à pianoter. On dirait qu’il lance une recherche Google car quelques secondes plus tard, il montre son écran à Flake, qui approuve, puis me montre la photo en demandant :
‘Ce sont ces fleurs-là que tu as vues ?’
                Je m’approche pour mieux voir.
‘Oui, je crois bien…’
                Till a perdu son sourire.
‘Je suis trop fort !’ se glorifie Flake.
‘Alors, là, mon Flakounet, tu m’épates !’ lui sort Jenny. ‘C’est quoi, au juste ? les fleurs préférées de Paul ?’
‘Oh ! sûrement !’
‘Elles sont belles,’ fait Regina.
‘C’est quoi comme fleurs ?’ demande María.
‘Des amaryllis,’ répond Till étrangement sans enthousiasme.
‘Mais vous comprenez donc pas ?’ les coupé-je. ‘Cette fille…elle doit avoir vingt ans à peine ! Et en plus, elle…’
‘Et alors ? Paul a encore le droit d’avoir une sexualité,’ dit Till d’un ton sec.
‘Surtout après quatre ans d’inactivité !’ fait Jenny.
                Tout le monde ricane, moi pas. L’idée que Paul puisse ne serait-ce qu’apprécier ce genre de filles me déçoit profondément. J’aimerais aller le voir et lui en toucher deux mots ; mais lui avouer que je l’ai suivi ? Non, ça, je ne peux pas. Je connais le Paul – il est suffisamment susceptible pour en faire toute une histoire…

[Suite]

lundi 19 novembre 2018

Amaryllis - Chapitre V


V – Le foulard des retrouvailles


Décembre 2012




                Je traîne souvent dans les rues à sex-shops dans ce qui était autrefois Berlin-Est. Ils se font rares depuis l’embourgeoisement de la ville – il faut croire que le sentiment de liberté qui a suivi la chute du Mur n’était qu’éphémère. Je traîne là alors que j’ai perdu toute libido. Depuis que Maja a plié bagages, je ne vois personne ; je n’ai envie de personne, en fait.

‘Fais-toi une pute, bordel !’

                Nouvelle idée lumineuse de Richard. Schneider en est encore bouche bée – choqué comme une jeune pucelle tout droit sortie du couvent. Les trois autres dévorent leur part de mon gâteau en se retenant de rire. Ils ont d’abord été étonnés d’apprendre que je ne voulais plus aucune relation avec qui que ce soit, ne sachant que répondre à ma décision plutôt radicale.

‘Plus rien du tout ?’ ont-ils demandé en chœur.

Non. Plus rien. Plus d’envie. La remarque de Richard réussit au moins à détendre l’atmosphère – momentanément.

‘Non, mais c’est vrai, quoi ! Tu peux pas rester dans cet état, quand même ! Il te faut quelqu’un !’ insiste Richard.

‘Surtout que t’es pas foutu de bien faire la cuisine tout seul !’

                Toujours un mot gentil, ce Till.

‘T’as pas aimé mon repas ?’

‘Si, si…’

                Peu convaincant.

‘La prochaine fois, promis, je m’en souviendrai quand vous dites que vous repasserez tous le même jour, ça veut dire que c’est mon anniversaire et que je dois préparer un truc.’
‘Non, la prochaine fois, c’est moi qui ferai la cuisine.’
                Visiblement, Till n’a pas du tout apprécié mon rôti, certes, peut-être un peu trop cuit.
‘Je vote pour !’ signale Flake.
‘Merci, c’est sympa.’
                Je n’avais pas envie de fêter mon anniversaire de toute façon.
‘Le prends pas mal,’ commence Schneider. ‘C’était pas si mauvais, je trouve… Mais, enfin… ce que tu nous dis, là, c’est pas très réjouissant. Tu ne peux quand même pas rester défaitiste comme ça ; tu vas te trouver quelqu’un ; il suffirait que tu sortes un peu, que tu voies du monde, que…’
                Je ne l’écoute déjà plus. Ça ne sert à rien. Schneider a toujours espoir que je me remette avec Maja. Je le sais. Ils se parlent toujours au téléphone, il la console, il entretient ses espoirs – il refuse de comprendre qu’il y a zéro espoir de mon côté. C’est en général comme ça qu’il finit sa tirade du « tu devrais te trouver quelqu’un » ; en fait, il sous-entend : « tu devrais réessayer avec Maja. » Mais là, Till le coupe dans sa lancée.
‘Laisse-le tranquille avec ça. Si ça ne marche plus, c’est que ça ne marche plus.’
                Till : toujours autant de tact.
‘Mais c’est pas possible !’ s’emporte Richard. ‘Je veux dire : on n’est pas si vieux.’
                La hantise de Richard : perdre sa libido un jour.
‘Si toi, tu crois toujours avoir 35 ans dans ta tête, eh bien tant mieux !’ le casse Till en soulignant, encore une fois avec tant de tact, le fait que Richard soit toujours célibataire mais jamais bien seul.
‘T’as décidé de jouer dans le camp de Paul, ou quoi ?’ s’énerve Schneider.
                Et c’est parti pour une dispute.
‘Mais pas du tout ! je dis juste que vous êtes un peu casse-pieds et je comprends mieux pourquoi Paul déprime comme ça !’
‘Ah ! parce que maintenant, c’est de notre faute ?’ repart Schneider.
‘On veut juste son bonheur !’ s’exclame Richard.
                Je me lève et je vais dans la cuisine. S’ils veulent se disputer à mon propos, qu’ils le fassent sans moi.
‘Tu vas où ?’ demande Olli, inquiet.
‘Je vais me servir un verre.’
                Olli soupire ; Flake secoue la tête. Je vais quand même me servir un autre verre, et le silence tombe parmi mes invités.

Parfois, j’ai l’impression d’être un poids pour eux, l’ami lourdingue qui ne prend jamais en compte les conseils alors qu’il se plaint sans cesse, mais en même temps, j’ai beau leur demander de me laisser pourrir dans mon coin, ils s’y refusent catégoriquement. Les réactions varient bien selon le bonhomme…
‘Alors là, tu rêves – je viens de m’installer dans ton canapé ; maintenant que j’y suis, j’y reste !’ annonce Till.
‘Mais tu as besoin d’aide, c’est évident. Regarde dans quel état tu es ! T’as pensé à changer de vêtements après ta douche ?…’ insiste Schneider.
‘T’es sûr ? Je suis là si tu as besoin, tu sais. Je repasse demain,’ signale Olli.
‘Allez ! arrête de faire ton grognon ! Viens, on sort en boîte !’ propose Richard.
‘Comme tu veux.’ dit simple Flake.
                Mais lui aussi reste. Il dit qu’il trouve ça intéressant de me voir dégénérer, « pourrir comme un arbre mort » – Flake aussi a toujours un mot gentil à la bouche.

‘Pose-moi ce verre et reviens t’asseoir.’
                Till me regarde d’air grave.
‘Tu te bourreras la gueule quand nous serons partis. En attendant, reviens t’asseoir. S’il te plaît.’
                Je m’allume une clope. Ses derniers mots sonnent un peu forcés. Puis j’obéis. De toute façon, je ne fais pas le poids face à ses 98 kilos de muscles et de graisse.
‘Bien. Bon, changeons de sujet !’
                Till lance une conversation que les autres suivent sans moi. Je n’ai pas envie de discuter non plus le jour de mes 48 ans.



Janvier 2014


                Un peu plus d’un an plus tard, je suis toujours dans le même état. En pire peut-être ? Cette fois, je ne me contente plus de traîner dans les rues à sex-shops ; je les fréquente assidument. Je ne dirai pas que j’aime y voir des pauvres types comme moi qui ne savent pas quoi faire de leur soirée et cherchent désespérément compagnie. Je ne suis pas vraiment un bon client puisque les putes, ça n’a jamais été mon truc, et qu’il est bien révolu le temps où je passais une partie de la nuit à mater des VHS copiées à l’arrache et distribuées sous le manteau, car la Stasi pouvait te coffrer pour possession de vidéos pornos – à vrai dire, l’époque où je matais des pornos sur VHS ou DVD est complètement révolue. Or, dans un sex shop, rien d’autre ne m’intéresse. Disons simplement que je suis un pauvre type qui s’en fout des autres, et qui s’en fout de lui-même.
                Un soir de janvier 2014, je m’arrête dans l’habituel sex-shop et fais mon tour des rayons avec la même lassitude. Le vendeur, jeune homme percé de partout, est occupé à accrocher une affiche. J’arrive en caisse avec le nouveau numéro de Playboy que j’ajouterai à ma pile de magazines jamais feuilletés. J’attends le vendeur, qui se bat avec ses punaises. Au bout de deux minutes, je lui demande s’il a besoin d’aide.
‘Ouais, volontiers !’
                Je déplace nonchalamment mon corps vers l’escabeau où le gars est perché. Je lève mollement les yeux vers lui. Il me dit de tenir un bout de l’affiche à quelques centimètres d’un autre poster faisant de la pub pour Punish Yourself, et j’y consens. Soudain, je reste figé à regarder une autre affiche. Je m’attendais à y voir la pub pour un autre groupe de cyberpunk obnubilé par le SM, mais rien à voir. On dirait que le visage sur l’affiche me rappelle quelqu’un, ainsi que le tatouage…
‘Excusez-moi…’ marmonné-je.
                Le vendeur descend de son escabeau et se tourne vers moi.
‘Oui ?’
‘C’est pour quoi, cette affiche ?’
‘Ben, c’est écrit : c’est pour le cabaret pas loin d’ici. Mon patron est pote avec…’
                Je ne l’écoute plus. Je viens de lire l’affiche. Amaryllis… Le samedi soir est la spéciale d’Amaryllis au Rose et Pâquerette. Nouveauté : le numéro de la Princesse et son Roi inclut désormais la participation d’un membre du public choisi par la Demoiselle.
‘On est quel jour aujourd’hui ?’ demandé-je au vendeur, en le coupant peut-être dans sa phrase.
‘Samedi.’
                Je le regarde. Mon cerveau est en train de remettre mes idées alcoolisées en place.
‘Et ce cabaret…il est…’
‘Juste au bout de la rue, en descendant vers Wolfgang Strasse.’
‘Okay.’
                Je contemple à nouveau l’affiche où j’y vois la fille en sous-vêtements rouges, arborant fièrement des mèches de même couleur. Elle m’intrigue. Elle m’intrigue parce qu’elle ressemble à… Elle lui ressemble, mais comment est-ce possible ?
‘Vous comptez l’acheter, en fin de comptes ?’ demande le vendeur.
‘Hein ?’
‘Le Playboy,’ ajoute-t-il, amusé.
‘Non, gardez-le.’
                Je sors en trombe du sex-shop pour descendre la rue jusqu’au cabaret en question. Je me surprends même à courir. Je m’arrête. Mais qu’est-ce qui me prend, sérieusement ? J’ai dû confondre – c’est impossible que ce soit elle. Elle est… Je me rends compte que je ne sais rien d’elle. J’ai conclu qu’elle était française, qu’elle menait sa petite vie tranquille – loin de Berlin, loin des gens, loin de tout – loin de moi. Mais je n’en sais rien du tout, en fait. Je ne sais même pas si Amaryllis est bien son prénom. Je ne suis pas sûr de pouvoir me souvenir de son visage – et de son tatouage, encore moins. Et bizarrement, j’ai eu l’impression pendant une fraction de seconde que l’image sur l’affiche correspondait à celle que j’ai gardée dans mon cerveau – même floue, j’arrive à voir les points communs. Le regard pétillant – la rose qui enveloppe sa poitrine – les lettres en rouge et noir – et puis, le sourire qu’elle avait en me regardant jouer Waidmanns Heil… Or, mes souvenirs sont-ils si fiables ? Et est-ce bien elle que j’avais vue dans la foule ? Je vois tellement de visages pendant nos concerts – pourquoi est-ce que le sien me serait resté en tête ? Elle n’est même pas particulièrement jolie en plus…
                J’ai dû la confondre sur l’affiche – ça ne peut pas être elle ; et ça fait plus de quatre ans déjà… C’est à peine si je me souviens des gamins que je fais passer backstage parce que je les trouve marrants, à faire plusieurs dates d’affilée – comment pourrais-je me souvenir d’elle, qui a plutôt essayé de me fuir que de me coller ? Pourtant, c’était bien Amaryllis d’écrit sur l’affiche. La strip-teaseuse s’appelle Amaryllis. La coïncidence est trop flagrante. Je me remets à marcher et au bout de quelques secondes, je finis par trouver le cabaret en question. Et c’est encore elle sur l’affiche. Amaryllis. Je me mets à la contempler comme si c’était le tableau de la Joconde. J’ai du mal à croire que plus je la regarde, plus mon sentiment devient certitude. Il y a pourtant quelque chose qui me gène. Sa joue… Je m’approche pour lire. On dirait des petites fleurs… Ce sont des amaryllis en miniature ! Et les mots… Ich vergebe nicht dir. Pourquoi tatouer un truc pareil sur sa joue et son cou ? A moins que… Je baisse la tête, plongé dans mes réflexions multiples, puis je la relève et tente d’apercevoir la cicatrice derrière le tatouage. J’ai tellement de mal à le croire que ma respiration se fait plus rapide. C’est le même visage. Le même tatouage sur la poitrine. C’est elle avec une cicatrice sur la joue et des mots destinés à quelqu’un à qui elle ne peut pas pardonner, quelqu’un qui lui aurait fait du mal. C’est elle…je dois savoir si c’est elle.
                Je décide d’entrer dans le cabaret. J’ai besoin de savoir, savoir qui est cette fille, cette Amaryllis, si c’est la mienne…
J’inspecte la salle du regard. Quelques gars collés au bar ; d’autres éparpillés aux différentes tables ; un type en costume qui installe un verre agrandi dix fois et rempli d’eau mousseuse sur scène. Pas de fille. Je regarde ma montre et je m’aperçois qu’il est peut-être un peu tôt pour le show. Je vais donc m’asseoir au comptoir, où le barman aux épaules de rugbyman me demande ce que je veux – deux fois.
‘Hm ? Oh ! heu… Un scotch.’
                Je me retourne vers la scène. Le type au costume y ajoute quelques accessoires : un quart de citron dans le verre géant ; un fauteuil avec un sceptre et une couronne… Le barman m’apporte mon verre, que je bois cul sec. Je lève la tête vers lui, qui m’observe tranquillement.
‘La même chose ?’
‘Oui, merci.’
                Je soupire en me regardant dans le miroir derrière le bar. Vieux schnok aux cheveux gris en bataille, dans un T-shirt gris et une veste grise, avachi sur le comptoir, visiblement dans un état d’esprit aussi grisonnant qu’un ciel anglais et prêt à se bourrer la gueule pour des raisons certainement trop absurdes pour être expliquées. Je fuis mon reflet et j’inspecte à nouveau les autres clients. La plupart ont mon âge, on dirait. Ils sirotent leur verre avec nonchalance dans leur coin ou discutent discrètement entre eux. Certains n’ont pas l’air fréquentable. D’autres ont l’air anxieux. Le barman apporte mon deuxième verre, que je choisis de boire tranquillement cette fois.
                Au bout d’une vingtaine de minutes, une chanson commence à raisonner, les lumières s’éteignent dans la salle et tout le monde se tourne vers la scène. On dirait du The 69 Eyes ou un autre groupe du même genre, spécialisé dans les longues intros grandiloquentes. Je fais comme tout le monde et j’observe la scène. La couronne sur le fauteuil scintille et les bulles dans le verre de tequila géant luisent. Une jeune fille vêtue d’une robe gothique noire, avec un corset brodé et de longs jupons blancs, fait son entrée en marchant lentement, tête baissée, les yeux posés sur un bouquet de roses rouges dans ses bras. Les premiers sifflements retentissent ; quelques uns timidement applaudissent. Puis la batterie et les riffs de guitare démarrent, et la gothique jète les roses et commence à danser comme si elle était en transe, retirant chaque vêtement avec force et frénésie mais gardant un visage impassible. Au moment du bridge, elle a retiré corset, robe et jupons et s’est assise sur le fauteuil, où elle s’applique à enlever bas et porte-jarretelles avec un sourire. Quelques hommes montrent leur enthousiasme et j’avoue que je serais normalement gêné de la regarder se déshabiller ainsi si je n’étais pas déjà ivre. Je sirote quand même mon verre de scotch. Lorsque la chanson se termine, elle est seulement en string et se couvre les seins d’un bras pendant qu’elle salue le public de l’autre. Et c’est là que je m’aperçois qu’elle a plusieurs autres tatouages. Mais le temps que je fronce les sourcils pour mieux voir, elle est déjà partie en coulisses en trottinant.
                Je finis mon verre de scotch en soupirant. Quelques minutes plus tard, c’est en latina qu’elle revient sur scène et les cris des spectateurs laissent présager que c’est le numéro préféré du public. On dirait de la musique salsa et la Latina fait les pas que Till m’avait montrés un jour – il y a bien longtemps. Tout en dansant, la Latina décroche les pinces et libère ses longs cheveux bouclés ; elle dénoue le long foulard écarlate et le fait voltiger autour d’elle avant de le jeter sur le fauteuil ; puis elle arrache sa longue robe et découvre sa guêpière vermeille, qu’elle retire avec sensualité, le dos tourné vers le public, avant de finir par enlever ses chaussures, puis ses bas. La salsa perd son rythme effréné et la Latina en sous-vêtements minimalistes monte sur l’escabeau, gracieusement, sur la pointe des pieds. Avec l’éclairage, j’arrive à identifier tous ses tatouages – une sorte d’ange dans le dos, et un arbre sur la jambe gauche, et un truc sur la hanche droite… Enfin, elle entre dans le verre et commence à se dandiner dedans, renversant de l’eau tout autour. Elle se saisit du citron géant et le plonge dans le bain pour s’arroser avec. Certains mecs la sifflent encore avec enthousiasme, ce qui franchement me dérange. Mais je suis incapable de vous expliquer pourquoi. Ce n’est pas comme si je ne côtoyais pas ce genre de mecs…
                Je me rends compte que mes battements cardiaques se font plus pressants et mes entrailles me pincent légèrement. Embarrassé par ce que je ressens, je détourne le regard – quelques secondes à peine – je n’arrive pas à décrocher mes yeux trop longtemps d’elle. La chanson est terminée maintenant, et elle sourit au public en faisant un shimmy de temps en temps. Puis, le type en costume vient l’aider à sortir du verre et lui tend le foulard, dont elle se couvre avant de descendre de scène, le projecteur l’éclairant de tous ses feux. Elle fait le tour des tables et chaque client lui fait signe de le choisir lui plutôt qu’un autre – elle leur répondant d’un sourire coquin. Elle continue jusqu’au comptoir et je commence à me sentir mal. Il ne faut surtout pas qu’elle s’approche de moi. Sinon, je… je ne saurai pas comment réagir ! Mais qu’est-ce que je raconte moi ? C’est la chance unique de la voir de près – de savoir enfin si c’est elle ou pas, mon Amaryllis.
                Je l’observe du coin de l’œil. Je la vois faire des sourires à certains, des clins d’œil à d’autres. Puis elle s’approche de mon côté, le foulard toujours sur ses épaules, mouillé par endroits. Certains clients s’impatientent – ils ont l’air excité. Elle a presque fini le tour de la salle et elle n’a encore choisi personne car, à présent, j’ai compris qu’il est temps d’inviter le client sur scène. Elle risque de revenir en arrière pour sélectionner l’élu. Elle s’arrête et fait semblant d’hésiter, l’index posé sur ses lèvres. Certains la sifflent encore. Soudain, elle se tourne vers moi et s’approche. Elle n’est plus qu’à trois mètres – un type lui tend un verre – elle secoue la tête – deux mètres – un autre lui présente un billet – elle sourit – un mètre…
                Elle se fige devant moi. Elle a perdu son sourire. Elle a l’air offusqué de me voir et là, je me dis : « Merde ! elle m’a peut-être reconnu ?… » Je me sens mal ; mon cœur a cessé de battre ; et je n’ose pas croiser son regard. Alors je contemple ses pieds nus. Ses jolis pieds aux ongles vernis, couleur corail ; ses jolis petits pieds mouillés qui laissent des empruntes humides sur le sol… Elle passe devant moi et je relève la tête – je regarde ses mèches rouges s’éloigner et je me mords la lèvre – pourquoi ai-je baissé la tête ? J’aimerais la retenir, je voudrais tellement me lever et lui saisir l’épaule pour voir son visage. Mais je suis cloué sur mon tabouret et je me sens drôle…
                Puis elle fait volte-face avec un sourire radieux. Je panique intérieurement – mes organes crient à l’alerte incendie. Elle fait glisser le foulard de ses épaules et l’enroule autour de mon cou. Ma gorge se noue comme si elle était en train de m’étrangler – mes genoux se mettent à trembler – mes poumons fragiles se contractent. Et elle me fait un clin d’œil. J’ouvre la bouche comme pour lui dire quelque chose mais mon cerveau s’est mis en mode off. Je n’arrive pas à sortir quoi que ce soit, et elle en profite pour galoper vers les coulisses.

                Je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui s’est passé. J’essaie de retrouver mes esprits et je constate que les autres clients me fixent d’un regard jaloux. Le type en costume, grand blond d’environ mon âge, vient me chercher et me conduit vers la scène, où il me dit de m’asseoir sur le fauteuil et d’attendre tranquillement l’arrivée de la Demoiselle, posant la couronne sur ma tête et me donnant le sceptre en main. J’ai l’impression de rester une éternité comme ça, sur la scène éclairée, où tous les clients ont rivé leur regard sur moi, l’imbécile qui reste coi sur scène pendant un problème technique, lançant un regard désespéré vers son staff afféré à le résoudre. Je jette un œil aux rideaux qui dissimulent les coulisses, et là, furtivement, une tête apparaît. Une tête aux cheveux orange et aux dents pointues, et presque autant de piercings au visage que le vendeur du sex-shop de tout à l’heure. La tête me sourit avec un air diabolique. Puis elle disparaît d’un coup. Quelques secondes après, une autre tête sort – celle d’une Asiatique au visage tendre comme celui d’une poupée en porcelaine. Constatant que je la regarde, elle disparaît à son tour. Je me surprends à ricaner, un peu confus, je t’avoue, comme lorsqu’un stress intense te fait sortir de la situation.
                Enfin, après ce qui me semble une éternité, une chanson démarre. Les clients commencent à applaudir alors je regarde à nouveau du côté où les têtes sont apparues, m’attendant à la voir enfin, mais c’est en fait derrière moi que la Princesse s’approche. Elle pose ses mains devant mes yeux et me chuchote :
‘Contente de te revoir, Paul.’
                Mon cœur fait un bond et se retrouve d’un coup coincé dans ma gorge – mes poumons se décrochent pour tomber lourdement dans mes intestins. J’essaie de garder une respiration régulière mais rien n’y fait – mon corps est littéralement en feu – et les pompiers n’arrivent toujours pas. La Princesse retire ses mains et se met à danser devant moi.
Et ce qui devait arriver arriva.
Après des années de silence radio, mon entre-jambe reprend vie, et j’en suis tellement troublé que je préfère détourner mon regard pour le fixer sur les rideaux pendant qu’elle commence à dézipper la fermeture éclair de sa robe rose pastel. J’ai des sueurs froides dans le dos, et ma bouche est complètement sèche. Je n’arrive pas à garder mon regard sur le décor quand la robe tombe à ses pieds. Quand elle grimpe sur moi, s’asseyant sur mes genoux en regardant les spectateurs, c’est devenu impossible. Mes mains tremblent et je fais tomber mon sceptre – elle hausse les épaules de manière théâtrale, les rires de la salle ponctuant son geste, et me murmure que ce n’est pas grave. Elle attrape ma couronne et la met sur sa tête. Ne sachant où poser les yeux, j’examine son sein gauche et les mots au-dessus. Je suis perplexe en y lisant les paroles d’une de nos chansons – et je me demande : « Mais comment ai-je pu oublier ça ? »
Je vais être franc avec toi : je suis déjà allé dans des strip-clubs avec Richard et Till, plus pour me marre qu’autre chose, mais jamais – ô grand jamais – j’avais ressenti un truc pareil en face d’une des filles. Et maintenant que j’y pense, jamais je n’ai ressenti ça pour une femme auparavant non plus. Cette sensation étrange que les hormones ont inondé les veines et les artères, que le corps est enivré de désir. A vrai dire, à petite dose, oui, souvent avec une bienaimée, rarement avec des groupies – mais pas ainsi, jamais en overdose, jamais à en perdre l’esprit !
Pendant qu’elle se contorsionne sur moi, j’essaie de me caler bien au fond du fauteuil pour être le plus loin possible de son corps, de son parfum, de son aura. Elle se redresse à nouveau et positionne son pied entre mes cuisses. Je suis paniqué à l’idée qu’elle puisse voir mon excitation ; je crois qu’elle arrive à le lire sur mon visage. Elle retire ses chaussures et ses bas, sa main posée sur mon épaule pour garder l’équilibre, mais garde soutien-gorge et shorty en dentelles. A la fin de la chanson, elle se retire et m’aide à me lever – elle salue le public visiblement impatient de la voir enlever le reste de ses sous-vêtements – elle me fait signe de saluer à mon tour. Je me baisse en avant donc, en guise de salut, et quand je me redresse, elle prend ma main et m’emmène en coulisses.
Le type au costume fronce les sourcils en nous voyant arriver.
‘Pourquoi t’as pas fini comme d’habitude ?’ demande-t-il avec un peu d’impatience.
‘J’étais un peu gênée. Ça arrive parfois.’
                Elle attrape un peignoir et l’enfile rapidement. Je me sens tout penaud, essayant désespérément de dissimuler mon érection en joignant mes mains devant et en affichant mon air le plus renfrogné. Soudain, la fille au dents pointues apparaît derrière moi et me pince les fesses. Elle a encore son large sourire démoniaque. Et je me sens vraiment mal à l’aise. Tout le monde s’active comme si c’était la routine, m’ignorant complètement.
‘Soit,’ fait simplement le type au costume, qui ensuite m’attrape le bras pour me conduire quelque part.
‘Attends ! Amène-le chez moi plutôt.’
                La démone dévisage Amaryllis, qui la dévisage à son tour. Le type au costume soupire et me dirige vers les escaliers. Il se présente sous le nom de Gürt Freimann, patron du cabaret.
‘Et vous ?’
‘De quoi ?’
‘Vous êtes… ?’
‘Oh ! heu… Paul.’
                Gürt attend sans doute que je mentionne mon nom complet, que je ne donne pas, puis me sourit.
‘Soit. Paul, vous êtes un petit chanceux.’
‘Heu… pourquoi ?’
‘Amaryllis ne convie jamais personne dans son appartement d’habitude.’
                On monte au premier étage et il m’ouvre la porte au fond du couloir. J’entre dans un petit studio.
‘Elle devrait bientôt arriver.’

                Il referme la porte derrière lui. Je me retourne pour inspecter la pièce. Le salon fait aussi office de cuisine, avec un coin masqué par un rideau. A gauche, une porte mène à la salle de bains. En face de moi, il y a des poufs en cercle autour d’une table basse où trône un ordinateur portable et une tasse, devant une bibliothèque aux livres soigneusement classés. Près du rideau, un autre meuble pour ranger des CDs, avec des DVDs empilés au-dessus. A droite, le coin cuisine, avec des corbeilles de fruits et légumes, de la vaisselle attendant d’être rangée et de la paperasse traînant sur la table.
Je m’installe sur un des poufs et je regarde du côté du rideau. On dirait qu’il dissimule un endroit aménagé en chambre à coucher. J’aperçois une commode et des vêtements posés dessus. Je détourne le regard et regarde les babioles placées sur les autres meubles. J’y trouve tout ce que je peux imaginer dans l’appartement d’une jeune femme : des bougeoirs en forme de fées et de dragons ; un kit de peinture (ce qui explique les toiles aux différents paysages sur les murs, j’imagine, car aucune n’est vernie) ; une petite télévision et un lecteur DVD violet métallique, ce qui me faire sourire (je me souviens que ma fille voulait que je lui en achète le même, mais bleu). Sur la table basse, derrière l’ordinateur, des feuilles diverses sur lesquelles je n’arrive pas à lire l’écriture ronde et désordonnée – on dirait du français. Dans la tasse, une boule à thé. Des stylos un peu partout. Un tabouret rangé entre la bibliothèque et le radiateur. Un chaos assez bien ordonné, au final.
                Je me lève et passe en revue les étagères remplies de livres dont pas mal sont en français et en anglais, quelques-uns en allemand – principalement des romans classiques, je crois, car je reconnais quelques titres qui figuraient dans la bibliothèque de ma mère. Je m’arrête sur un grand bouquin au dos vert pastel sur lequel Burlesque est imprimé malicieusement. Je le sors et je reconnais l’ex-femme de Manson sur la couverture, des plumes roses tout autour d’elle, et je souris, retourne m’asseoir et commence à le feuilleter tranquillement. En fin de comptes, Richard a raison : elle est plutôt mignonne, Dita Von Teese. Arrivé au milieu du livre, je m’aperçois que les photos sont à l’envers – alors je retourne le livre et continue ma ‘lecture’ (c’est écrit en anglais de toute façon) à rebours. Je m’aperçois que le thème des photos a légèrement changé ; je fronce les sourcils et me sens à nouveau un peu gêné. Mon érection de tout à l’heure ne m’a pas quitté, mais je suis bien trop curieux : je continue à feuilleter le bouquin.
                Quand la porte d’entrée s’ouvre sur Amaryllis toujours en peignoir, je fais tomber le livre sur le tapis, où il montre évidemment la quatrième de couverture avec Dita aux yeux bandés et le mot Fetishism écrit en gros. Je m’empresse de le ramasser et de le ranger à sa place dans la bibliothèque. Amaryllis a refermé la porte derrière elle et me demande si ça va, si j’ai envie de boire quelque chose. J’acquiesce en disant qu’un café, ça m’irait très bien.
‘Je te préviens, je suis nulle pour le café.’
‘Pas grave. Désolé pour le livre.’
‘S’il a un coin abîmé, je ferai un scandale – mais pas maintenant.’
                Je ne sais pas trop où me mettre, ni par où commencer, alors je la regarde s’activer en cuisine, mettre la cafetière en marche et allumer la bouilloire, puis ranger un peu, avant de sortir deux tasses, qu’elle vient poser sur la table basse.
‘Je vais juste m’habiller dans ma chambre : je reviens tout de suite. Tu peux te rasseoir si tu veux.’
‘OK.’
                Elle passe de l’autre côté du rideau, et moi, je ne sais pas trop quoi faire. Amaryllis a à peine croisé mon regard ; j’ignore si elle l’a sciemment évité ou pas. Je retourne devant la bibliothèque pour déchiffrer les titres et en apprendre un peu plus sur elle. Je m’aperçois que les livres sont classés par ordre alphabétique en fonction du nom de l’auteur. Par curiosité, je cherche à L et c’est ainsi que je tombe sur les bouquins de Till. Je sors le Messer et l’ouvre pour tomber sur une dédicace écrite à la main :

« Für Gabrielle, bezaubernde Nägele. Till Lindemann. »

Je fronce les sourcils sans comprendre, puis je me dis qu’une fan nommée Gabrielle a dû le lui revendre, et je remets le recueil à sa place. Je me tourne vers le rideau. C’est à ce moment-là qu’Amaryllis en ressort, vêtue d’un jeans et d’un T-shirt assez sobres. Elle me sourit en passant, et va chercher la bouilloire qu’elle apporte sur la table basse, puis la cafetière.
‘J’espère que tu l’aimes bien noir.’
‘Tant mieux, ça va me réveiller.’
‘Tu veux du sucre aussi ?’
‘Oui, merci.’
                Elle va chercher son sucrier et deux cuillers puis commence à verser le café dans ma tasse et à remplir la sienne d’eau chaude. Elle s’assied sur un des poufs et me regarde longuement. Je secoue la tête et m’empresse de m’installer à côté d’elle.
‘Désolé. Je rêvassais un peu.’
‘Il n’y a pas de mal.’
                Elle me tend ma tasse et le sucre, et je commence à me servir pendant qu’elle me fixe du regard.
‘J’ai du mal à croire que c’est toi,’ dit-elle simplement.
‘Même sentiment de mon côté.’
                Elle sourit et touille son thé, avant de se lancer.
‘Alors, raconte-moi. Qu’est-ce que tu deviens ?’ me demande-t-elle avec beaucoup d’intérêt, le visage étrangement serein, peut-être un peu trop. ‘Enfin, si tu permets que je te tutoie.’
‘Bien sûr que tu peux.’
                Je me tais. Elle attend sûrement que je parle. Son regard est désormais hésitant, comme si elle se rendait maintenant compte que son ton était trop familier.
‘On tomberait facilement dans le mélodrame si je commence – dis-moi plutôt ce que tu es devenue.’
‘C’est moi qui ai posé la question d’abord !’
‘C’est vrai… Disons simplement que je me laisse un peu aller en ce moment…’ dis-je pensivement. ‘Non, j’insiste, je préfère que ça soit toi qui commences.’
‘Très bien.’
                Elle me raconte tout depuis le concert à Nantes, tout dans les moindres détails, comme son speech était préparé depuis des années : ce qui s’est passé la nuit de son viol ; comment elle a réussi à ne rester que quelques heures aux urgences avant de partir rejoindre sa famille sans rien leur dire ; la dépression dans laquelle elle s’est plongée en rentrant sur Toulouse ; sa réaction en voyant mon interview puis son apparition rapide à la séance de dédicaces à Paris ; enfin, comment elle est sortie de dépression et s’est reprise en main, en trouvant un petit boulot puis en emménageant à Berlin, où elle s’est ‘improvisée’ (son mot) strip-teaseuse avec l’aide de Gürt.
‘Et voilà.’
                Elle baisse la tête.
‘Tu es le premier à qui je raconte tout ça, tu sais.’
‘Oui, on dirait.’
‘Désolée, c’était un peu long comme récit peut-être ?’
‘Non ! Pas du tout. C’est juste que…’
                Je ne sais toujours pas par où commencer. Je balbutie quelques paroles et me perds dans mes impressions : mon bonheur de la revoir en pleine forme, et en même temps, ma gêne envers toutes les épreuves qu’elle a dû traverser. Puis j’entame mon récit de manière bien moins structurée ; lui raconte pourquoi je me suis bourré la gueule le soir de son viol, mot que j’ose à peine prononcer alors qu’elle a su le dire sans sourciller ; que c’était à la suite d’une énième dispute avec ma femme – mon ex – par téléphone ; lui dis combien j’étais désolé de n’avoir pas su l’aider, combien je me sentais presque coupable de n’avoir pas mieux réagi…
‘C’est pas ta faute, Paul.’
‘Si, ça l’est ! Pour une fois dans ma vie, je… je me retrouve dans la position de devoir aider une jeune femme…qui en a désespérément besoin, et… et qu’est-ce que je fais ? Je lui propose une clope ! C’est lamentable !’
‘Paul, si ce n’est que ça, je te pardonne.’
                Instinctivement, je regarde les mots tatoués sur sa joue.
‘Tu as marqué le contraire…’
                Elle fronce les sourcils puis comprend ce dont je parle.
‘Lui, je ne lui pardonnerai jamais.’
‘Oh ! je croyais que…’
                Elle me sourit avec compassion – je n’arrive pas à terminer pas ma phrase.
‘Toi, je n’ai rien à te reprocher. Au contraire, Paul ! Tu es le seul homme au monde en qui je sais que je peux avoir confiance : tu t’es retrouvé dans la situation de pouvoir me faire du mal impunément car j’étais totalement vulnérable et…tu as choisi de ne pas le faire. Si tu veux mon pardon, tu l’as déjà – mais tu n’en as pas besoin car je sais que tu es quelqu’un de bien. Tu m’as, certes, aidée seulement avec un sourire et un geste mais, même s’ils étaient anodins, tu m’as aidée, Paul – ne crois pas le contraire.’
                J’acquiesce puis baisse la tête pour dissimuler mes larmes. Je ne sais pas quoi lui répondre. D’un seul coup, tout mon mal-être a disparu – d’un seul coup, je n’ai plus aucune raison de m’en vouloir – d’un seul coup, mes nuits cauchemardesques, pendant lesquelles je me réveillais en sueurs pour ensuite me noyer dans l’alcool, semblaient dénuées de signification. Toutes ces années passées à me morfondre pour elle ont soudain perdu toute leur raison d’être. Elle approche son pouf du mien et me prend dans ses bras. Ma tête blottie contre son cou, je lui raconte comment j’ai vécu pendant les quatre années écoulées : dans une sorte de dépression permanente, niant à tout le monde que j’allais mal, passant mes journées à ne rien faire de constructif, poussant même Maja à me menacer de reprendre la garde exclusive de Hannah pour me faire réagir (finalement, elle avait abandonné l’idée en constatant ma passivité perpétuelle).
Je lui avoue aussi combien j’avais désiré la revoir, gardant son foulard comme un talisman qui m’aiderait peut-être à retrouver sa trace, malgré les protestations des rares amis qui me sont restés fidèles. Je redresse ma tête et la regarde dans les yeux, mon visage à deux centimètres du sien. J’aimerais aussi lui confier ce que je ressens maintenant mais j’ai peur de passer pour un pervers de presque cinquante ans qui se réjouit de rester dans les bras d’une fille qui a la moitié de son âge. Elle me sourit et m’embrasse la joue. Je me sens doublement plus gêné et me redresse brusquement. Elle me sourit toujours puis approche sa tasse en face d’elle et boit une gorgée.
‘Si on parlait d’autre chose, tu veux ?’
‘Volontiers !’
‘T’as pensé quoi de ma spéciale ?’
                Je glousse un peu.
‘Heu… c’était…heu… Plutôt bien.’
‘Merci, mais en fait, j’ai failli trébucher lorsque j’ai retiré mes bas pour le numéro du verre. T’as pas remarqué ?’
‘Pas vraiment, non.’
‘Tant mieux alors, ça veut dire que les autres non plus, j’espère,’ ajoute-t-elle en souriant.
                Nous continuons de parler du spectacle, puis de son travail en général, de ses ‘collègues’ Gaïa et Sumiro, du patron et ses manières. Nous finissons par parler de tout et de rien, de ses quelques toiles accrochées au mur, de celles de Flake qu’il a récemment décidé d’exposer, de mes mains beaucoup trop maladroites pour la peinture, ce que Flake persiste à me montrer en conservant religieusement les gribouillis que j’avais faits pour nos groupes punk, tout cela sans faire attention aux heures qui passent. A quatre heures du matin, alors que nous rions d’une de mes blagues stupides, que j’ai déjà oubliée, Gaïa vient toquer à la porte et gueule qu’il y en a qui voudraient bien dormir. Amaryllis s’excuse auprès d’elle et revient ensuite me faire un clin d’œil, m’expliquant dans un murmure qu’en général, c’est Gaïa qui l’empêche de dormir quand elle invite ses copains chez elle. Je souris et lui propose de se revoir le lendemain dans l’après-midi, si elle est libre.
‘Bien sûr que je serai dispo !’
                Je me lève en riant et hésite un peu avant de la prendre dans mes bras.
‘Je suis vraiment heureux de t’avoir retrouvée.’
‘Moi aussi. A demain alors ?’
‘Oui, à demain. Vers 15 heures, ça t’irait ?’
‘Parfait.’
‘Alors à demain. Je passe te prendre.’
‘OK. A demain !’
                Je suis déjà sur le seuil et je n’ai pas envie de partir.
‘Attends ! je prends les clefs pour t’ouvrir en bas, sinon, tu seras obligé de coucher sur une des tables !’
                Elle va chercher ses clefs puis revient en trottinant. On descend les escaliers ensemble sans dire un mot. Elle m’ouvre la porte du cabaret. Je passe dehors. Elle reste dans l’encadrement de la porte.
‘A demain donc.’
‘Oui, à demain.’
                Je vais être sincère avec vous : là, dans cette nuit glaciale, j’ai envie de l’embrasser. Et de l’enlacer. Et de… Non, non, non – qu’est-ce que je raconte là ? Je suis assez vieux pour être son père, bordel ! Je vais pas la traiter comme une vulgaire groupie dont je n’ai rien à faire ! Je dois reprendre mes esprits. Je dois à tout prix me contrôler.
‘A demain.’
‘A force de le répéter, on risque pas de l’oublier !’
                J’éclate de rire.
‘Oui, tu as raison ! Bon, j’attends que tu rentres et que tu ais fermé la porte, par sécurité.’
‘J’ai donc retrouvé mon ange gardien !’
‘Oui, on dirait. Par contre, l’ange gardien se les pèle un peu.’
‘Oh ! oui, désolée. Je rentre et…à bientôt !’
‘Ha-ha ! Oui, à demain !’
                Elle ferme la porte du cabaret derrière elle. Je tourne les talons et marche en direction de la rue où j’ai garé ma voiture. Une fois rentré, je m’effondre sur le canapé sans prendre la peine de me déshabiller et pour la première fois en quatre ans, je m’endors comme un bébé, le sourire aux lèvres.
 

[Suite]

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...