mercredi 19 août 2020

Ich verstehe nicht - 14

 

Chapitre XIV – Un nouveau venu

 

            Je m’habituais au printemps à Marseille. Le vent qui frappe les façades d’immeubles décrépis, sûrement autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les gens qui traînent dans les bistrots pour s’échanger les dernières rumeurs et peut-être aussi observer les nouveaux dans le quartier. Les bateaux de croisière qui commencent déjà leur ballet incessant. Et puis les femmes, évidemment, qui découvrent déjà leur peau qu’il faut hâler au plus vite en vue de l’été. Mais je n’avais pas l’esprit à draguer. Je traînais au hasard des rues en m’étonnant du fait d’être quasiment jamais reconnu de fans passant par là. D’habitude, je ne peux pas faire trois pas dans une ville européenne sans être emmerdé pour des selfies ou une signature. Là, j’avais dû croiser peut-être quatre ou cinq T-shirts Rammstein et aucun des mecs qui les portaient n’avait tiqué. Je ne m’en serais pas plaint – ça arrangeait bien mes affaires en fait – mais c’est là que je compris que le contexte est le principal facteur de notoriété qui entre en jeu pour être reconnu.

            C’est donc avec étonnement, au retour d’une de mes rondes dans la ville, que je découvris Paul, assis dans le hall de mon hôtel, la mine penaude, son portable fébrile dans la main, le regard logé quelque part à côté de son écran. Constater qu’il avait pu me retrouver malgré toutes les précautions me rendit sûrement encore plus parano. C’est donc sans dire bonjour, en me posant en face de lui, que je lui ordonnai d’éteindre son portable.

‘Till !’ dit-il à la fois avec effroi et soulagement, la main posée sur le cœur mais le sourire aux lèvres.

‘Chut !’ lui dis-je. ‘Ton portable.’

‘Quoi ?’

‘Eteins-le !’

‘Mais Till, il faut que je te raconte –’

‘Eteins ton putain de portable ! On peut nous surveiller avec ces saletés de smartphones !’

            Paul était circonspect mais il s’exécuta. Il semblait avoir perdu dix kilos. Son sourire fixe creusait ses rides et ses cernes et, sous ses petites mains inquiètes, ses jambes pas bien épaisses en temps normal tressautaient comme le reflet des roseaux sur un lac agité.

‘Till, je sais pas comment te dire –’

‘Qu’est-ce que tu fous là ?’ lui dis-je.

‘Je…je te cherchais. Il y a un truc que –’

‘T’aurais pas dû.’

‘Putain mais laisse-moi finir ma phrase !’

‘Chut !’

            Je regardai autour de moi. Il y avait personne dans le hall à part le réceptionniste planté devant Facebook mais je psychotais. Si Paul avait pu me retrouver, aussi dégourdi soit-il, n’importe qui d’autre pouvait le faire.

‘Mais qu’est-ce qui t’arrive ?’ demanda Paul en suivant mon regard.

‘Il faut que tu partes.’

‘Non.’

‘Je te laisse pas vraiment le choix,’ dis-je sur le point de me lever en lui agrippant le poignet.

‘Je ne partirai pas avant de t’avoir annoncé la mort de Richard et Schneider.’

            Je le fixai du regard sans mot dire. Paul laissait son poignet dans ma main mais, face à son ton impérieux, je le lâchai. Il avait perdu son sourire et me regardai droit dans les yeux, les lèvres pincées, une larme à l’œil droit.

‘C’est bien ce que je pensais. Tu n’es pas au courant. C’est ce que j’ai dit aux autres, que tu devais pas regarder l’actu –’

‘Tu racontes n’importe quoi.’

‘Mais… Till –’

‘C’est impossible ! De toute façon, Ariane m’aurait…’

            Non, elle ne m’aurait rien dit même si elle avait vu passer l’info. Le regard sanglotant de Paul était sans équivoque mais mon cerveau avait fait sauter les plombs.

‘Pourquoi j’inventerais un truc pareil ? Alors que je viens de te retrouver ! Till…’ soupira-t-il.

‘Faut pas qu’on parle ici,’ assénai-je. ‘Viens dans ma chambre !’

‘Your compère need a room ?’ demanda le réceptionniste dans un franglais bien vague alors que je me relevai.

‘Non, c’est bon,’ lui répondis-je en français.

‘C’est 135 euros de pénalité, vous savez,’ ajouta-t-il sans daigner passer par quelques mots en anglais cette fois.

‘Not if she left.’[1]

‘Oh ! pardon, je savais pas que vous étiez de ce bord. Par contre, il me faudra sa pièce d’identité, au Monsieur, pour…’

            Je sortis un billet de 100 euros et le posai sur son comptoir.

‘Bon, ça ira aussi.’

            Paul fronça les sourcils mais je ne le laissai pas protester et l’entraînai dans ma chambre, où il me raconta l’assassinat de Richard et Schneider, abattus le mois précédent alors qu’ils se rendaient à l’ouverture d’un restaurant appartenant à un ami animateur radio. Regina n’avait été que blessée lors de la fusillade et le criminel, qui était resté dans la voiture garée en face pour tirer, avait réussi à s’enfuir, laissant sa Volkswagen volée dans une ruelle plus loin. La police n’avait aucune piste mais pour moi, ça ne faisait aucun doute : seul Taylor pouvait être derrière tout ça. Paul, éploré, tentait de me contredire, en vain. Il avait une autre piste mais il n’était pas en état de m’exposer sa théorie ; et moi, je ne l’étais pas pour l’écouter.

‘Comment peux-tu être aussi… aussi insensible !’

‘Je ne suis pas insensible,’ lui dis-je. ‘Je ne me laisse pas envahir par les émotions, c’est tout.’

            Paul secouait la tête, peu convaincu.

‘C’est horrible. C’est comme si j’avais… j’avais perdu deux frères.’

            J’avoue que j’écoutais à peine ce qu’il avait à me dire, même si je sentais bien que Paul s’était démené à me retrouver pour chercher un peu de réconfort. Il avait clairement pas choisi le parfait bonhomme.

‘Comment tu m’as retrouvé ?’

‘Mais ça te fait donc rien ?’ se lamenta Paul.

‘Oh arrête un peu.’

‘Mais je viens t’annoncer que Schneider et Richard sont morts ! Et toi, tu… tu… tu t’en fous en fait !’

‘J’ai dit : Arrête ! Evidemment que ça me touche, mais je te rappelle que j’ai perdu mes fils, et Marie-Louise aussi,’ m’emportai-je, ‘alors ça laisse…des traces.’

‘Tu veux dire : ça endurcit.’

‘Ouais, voilà. Et il a buté Maria aussi.’

J’oubliais presque mon ex dans tout ça. Bizarrement, dans ces circonstances, ma mémoire était devenue parcellaire.

‘Je sais pas. Je suis en colère, voilà.’

‘C’est pas une bonne phase du deuil, ça, tu sais.’

‘Oh, laisse tomber ta psychologie de salon ! J’ai une très bonne raison. C’est forcément lui qui est responsable.’

‘Mais de qui tu parles ?’

‘Taylor.’

‘Mais Till, il est mort.’

‘Pas lui, le père.’

‘Mais attends, ne me dis pas que ce qu’ils m’ont dit est vrai…’

‘C’est forcément lui. Même manière de procéder. C’est évident. Le mec veut me détruire en tuant toutes les personnes qui comptent pour moi. Et ce que tu viens me dire ne fait que confirmer ce que je pensais. Il n’y a rien d’autre qui puisse expliquer leur mort.’

‘Till, c’est pas la même manière de pro–’

‘Si ! Quasiment. De toute façon, c’est forcément lui, ça ne peut être personne d’autre !’

            Paul soupira.

‘Il faut que t’arrêtes avec cette histoire de vengeance…’

‘Tu sais rien de ma vengeance.’

‘Si, Christophe m’en a suffisamment dit pour –’

‘Quoi ? Schneider ?’

‘Non, non,’ dit-il d’un air fatigué, ‘Christophe, le Français. L’ami et voisin d’Adélaïde. Tu te souviens au moins ?’

‘Ah oui.’

‘J’ai pensé qu’il n’y avait qu’un seul endroit où tu pouvais être parti, alors je suis allé à Paris, et… j’avais appris pour Adélaïde,’ dit-il en baissant le regard, ‘Quelle horreur… Et c’est comme ça que je suis tombé sur Guillaume puis Christophe, qui m’a tout raconté de tes… tes, disons, manigances avec l’autre fille.’

‘Ariane.’

‘Oui,’ acquiesça-t-il sans relever la tête. ‘Tu suis son fil, j’imagine.’

‘De quoi ?’

            Paul me regarda, hésitant.

‘Non, rien, un truc idiot. Elle est où d’ailleurs ? Je croyais qu’elle était –’

‘Partie.’

‘Ah. Laisse-moi deviner : elle a essayé de te convaincre d’abandonner ?’

‘Non. Le contraire, figure-toi,’ lui lançai-je sur le ton de la défiance. ‘Elle sait exactement quoi faire et comment. Moi, je… je suis pas sûr du comment. Bref ! Elle s’est barrée parce qu’elle en avait marre d’attendre. Et toi, tu devrais rentrer à Berlin.’

‘Maintenant que je t’ai retrouvé ? Hors de question.’

‘C’est trop dangereux, Paul.’

‘Raison de plus de ne pas te lâcher.’

‘Fais pas chier. Rentre à Berlin.’

‘Tu n’as pas idée de l’angoisse dans laquelle tu nous as tous plongés ! On croyait que tu étais parti pour… pour en finir. Et maintenant qu’on a perdu Schneider et Richard, tu voudrais que je te laisse te mettre sciemment en danger en affrontant une espèce de mafieux ou je ne sais quoi !’

‘C’est pas un mafieux.’

‘Attends, c’est quasiment pareil. Le mec s’intéresse aux marchés militaires. Il travaillait même pour la NSA, pour qui il espionnait les contrats d’industriels français d’un montant de plus de 500 millions d’euros – ou 200 millions ? Oh, je ne sais plus.’

‘Quoi ? D’où tu tiens ces infos ?’

‘Oh, tu sais bien, Till ; avec mon air sympathique, on me dit tout,’ ironisa-t-il.

‘Je suis sérieux. Qui t’a dit tout ça ?’

‘Un journaliste est venu me trouver. Antony quelque chose, mais je pense qu’il m’a pas donné son vrai nom. Il enquête sur le meurtre d’Adélaïde. Et comme il a su que tu te cachais dans son appart, et que des sbires de Taylor t’avaient agressé l’an dernier, bah, il est venu me poser des questions sur toi.’

‘Tu lui as rien dit, j’espère ?’

‘Mais qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je savais même pas où tu étais parti !’

‘C’est sûrement un mec envoyé par Taylor.’

‘Non, je pense pas. Au fait, ça va ?’

‘Hein ?’

‘Je viens de me souvenir que tu as été agressé l’an der–’

‘Ah, oui, oui – ça va.’

            Paul me scruta du regard, sûrement à la recherche d’éventuelles cicatrices.

‘De toute façon, ça change pas grand-chose, tout ça.’

‘Bah si,’ insista Paul. ‘En plus, il y a les connexions d’Hélène de Maistre à prendre en compte –’

‘De qui ?’

            Paul me dévisagea, limite agacé par mon amateurisme.

‘L’épouse de Ralph Taylor, et du coup la mère de celui que tu as tué.’

            Il y eut un mince silence où chacun semblait juger l’autre. Paul avait fait exprès de dire ça, pour me faire réagir, mais il semblait tout aussi craintif à l’idée que ça pût me braquer.

‘Une mère aussi peut très bien vouloir venger son fils,’ dit-il pour essayer de diluer la tension. ‘Mais bon, tu fais fausse route de toute façon,’ insista Paul. ‘Il y a des trucs qui collent pas.’

‘Pourtant tu viens d’énumérer de bonnes raisons de croire que Taylor est derrière tous ses meurtres !’

‘Qu’il en a les moyens, oui, mais… ça colle pas.’

‘Avec quoi ?’

‘Mon intuition ?’

‘Oh, super !’ m’exclamai-je en m’affalant sur le lit, comme si le poids d’une longue discussion menant nulle part me tombait d’un coup sur les épaules.

            Paul se rapprocha, me regardant de haut.

‘Et avec ce que m’a dit Richard il y a quelques mois.’

‘Hm.’

‘Ah, ça y est, tu n’écoutes plus.’

‘Hm,’ fis-je en lui tournant le dos.

            Paul alla s’asseoir au bureau, vraiment dépité de ne pouvoir m’exposer sa longue théorie, qui serait pourtant cruciale. Si seulement j’avais su… Après un long silence, Paul me demanda simplement :

‘T’as couché avec ?’

‘Même pas.’

‘Ah, c’est pour ça.’

‘Quoi ?’

‘Ta mauvaise humeur.’

‘Hm. Ariane est trop hargneuse pour me plaire.’

‘Bien sûr,’ ironisa-t-il. ‘T’as un truc à manger ?’

            Je me redressai et regardai fixement Paul.

‘Tu dois rentrer à –’

‘Non !’ me coupa-t-il en me lançant un regard dur mais légèrement malicieux.

‘Dans le sac,’ cédai-je en me rallongeant. ‘J’ai pris des sandwiches.’



[1] Pas si elle est partie.

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...