dimanche 27 janvier 2019

Amaryllis - Chapitre XV


XV – Sa main


                Hier, Paul m’a appelé pour m’inviter à manger entre potes. Lidja a trouvé ça bizarre, surtout que Paul avait fait le grand ménage parmi ses amis – mais comme à mon habitude, j’ai haussé les épaules devant l’air sceptique de Lidja et j’ai accepté l’invitation.
                Paul me connaît toujours aussi bien : ce midi, c’est au McDo qu’il m’attend. Ils disent tous que je suis resté un gamin dans ma tête pour aimer manger McDo – disons que je me prends pas la tête comme certains. Ma ligne ? J’ai pas à m’en faire. Le cholestérol ? Pas dans mon vocabulaire. Paul a choisi un restau du centre-ville alors j’y vais en skate – les bouchons et les sens interdits, ça me gave.
‘C’est comme ça que tu arrives à rester zen ?’ me demande Paul en zyeutant mon skate, que je range sous la table.
‘Ben, ouais. Ça, et le foot.’
‘Je déteste le foot.’
‘Y’a des trucs qui changent pas.’
‘On dirait bien. Le chichon pour la zen attitude, aussi ?’
‘Non, j’ai arrêté depuis un bail : Lidja commençait à en avoir marre. Et toi avec l’alcool ?’ dis-je.
                Il veut me narguer, alors, je fais pareil – en plus, la semaine dernière, Richard m’a raconté ces histoires de disputes avec Till, de cuites à répétition et j’en passe. Si je peux aussi chiper des détails à la source, j’en profite.
‘J’ai arrêté. J’ai réussi à remettre ma vie en place et les choses au clair – je voyais que ça rendait Amy malheureuse – mes enfants aussi. Alors je tire un trait sur la bibine.’
‘Cool, ça ! Tu m’invites pour me raconter ça ?’
‘Non, pas seulement.’
‘Ah, Okay. Alors ?’
                Paul jette un œil au coin jeux. Sur le coup, je me dis qu’il a peut-être amené Hannah avec lui, mais il n’y a que deux schtroumfs perchés dans les filets : deux petits gars loin de ressembler à sa fille, quand j’y pense, déjà ado de toute façon.
‘C’est une fille.’
                Je regarde Paul sans comprendre.
‘Amy attend un bébé, tu te rappelles ?’
‘Ah oui !’
‘Ben… c’est une fille.’
‘Cool ! Enfin, je crois. Non ?’
‘Encore une pisseuse !’
‘Ben, c’est pas toi qui me disais que tu préférais les filles ?’
‘Si, justement !’
‘Ben, cool alors !’
Encore un truc qui change pas : quand Paul est ironique, ça se voit toujours pas !
‘Vous avez choisi le prénom ?’
‘Amy a des idées – elle aime bien prévoir à l’avance donc elle a fait sa petite liste.’
‘En même temps, c’est pour bientôt, non ?’
‘Dans moins de deux mois, normalement.’
‘Alors vaut mieux s’y mettre maintenant.’
‘Surtout qu’il faut que je choisisse trois prénoms qui me plaisent !’ soupire Paul.
‘Pourquoi ? C’est des triplées ?’
‘Non, non ! C’est juste parce que, dans la famille d’Amy, on donne trois prénoms aux enfants. La tradition.’
‘Tradition ? Elle est d’une famille catho ou quoi ?’
‘Oui, et non. Ce n’est pas la tradition façon prénoms des parrains/marraines ou des grands-parents, en fait. C’est plus du genre, le premier prénom pour la personnalité, le deuxième pour… l’esprit, je crois. Et le dernier pour… heu… pour un troisième truc que j’ai oublié. Très spirituel, tout ça.’
‘Amy s’est convertie au bouddhisme ?’
‘Ha-ha ! Non, mais je crois qu’elle aime bien rendre les choses plus compliquées qu’elles ne le sont.’
‘Donc trois prénoms. Des idées ?’
‘Mouais… Tu me connais : j’aime faire dans la simplicité.’
‘Et pas Amy ?’
‘Non.’
‘Pas top. C’est quoi sa liste ?’
                Paul se lève et trifouille la poche de son pantalon à la recherche d’un bout de papier sur lequel des prénoms sont inscrits d’une écriture très ronde.
‘Amarante…’
‘C’est un prénom, ça ?’
‘Ouais. Je lui ai dit que j’aime pas parce que c’est trop long.’
‘Je confirme.’
‘…Oksana…’
‘C’est japonais ?’
‘Non, slave. Mais j’aime pas.’
‘On dirait un nom de manga.’
‘Ben voilà, je vais lui dire ça, tiens !’ dit-il en sortant un stylo de sa poche.
‘Ah, en fait, tu comptes sur moi pour te donner des arguments ?’
‘Ben ouais, tu crois quoi !’
‘Je pensais qu’on se réconciliait, mais bon, trouver des arguments contre les prénoms qu’a choisis Amy, pourquoi pas ! C’est fun aussi !’
                Paul semble piqué au vif mais continue de me sourire quand je lui précise que je plaisante, que je ne lui en veux pas de son long silence. Il s’excuse en disant qu’il avait eu besoin de faire le point et qu’il espérait pouvoir atteindre un statut quo avec les autres, surtout Schneider. Je lui explique mon point de vue, que pour moi, c’est pas une fille qui pourrait casser notre amitié, peu importe ce que je pense de la fille en question – que c’est juste une question de faire la part des choses. Paul acquiesce sans rien dire.
‘Alors, le reste de cette liste ?’
‘Ah oui ! Ensuite, il y a… Myalis.’
‘Myalis ?’
‘Ouais… celui-là, encore, ça va. Pas trop bizarre.’
‘Mais vous l’écrivez Müalis avec un ü ?’
‘Non, Myalis,’ précise Paul en me montrant le papier. ‘Et… ouais, maintenant que tu le dis, ça doit se prononcer comme Mialis, j’imagine, en français,’ dit-il, pensif.
‘Ah Okay. Parce que Müalis, c’est bizarre…’
‘Oui, moi aussi, je trouvais. Puis, là, je le trouve bien ce prénom, en fait. Tiens, je l’entoure.’
                Paul s’applique à tracer un cercle autour des lettres rondes d’Amy.
‘Pourquoi vous l’écrivez pas normalement avec un i ?’
‘Je suppose que c’est Amy qui n’aime pas avec un i.’
‘Ah dommage.’
‘Ouais.’
                C’est quand Paul se met à faire tourner son stylo sur son pouce que je m’aperçois d’un truc que je n’avais pas remarqué en arrivant : la main de Paul est nickel. Pas de tremblement, pas de mauvais réflexe. Elle est en parfait fonctionnement et je me dis que c’est sûrement un signe positif.
‘Myalis,’ murmure-t-il pour lui-même.
‘Ouais, Myalis, ça sonne bien. Comme ça, tout le monde la surnommera Mya. Et puis les deux autres prénoms, tu t’en fiches : personne ne les utilisera.’
‘Exact. Mais Amy va passer des jours à se demander quel est le meilleur ordre…’
‘Décidément !’
                J’ai jamais vu Paul aussi passionné : il examine sa liste de prénoms comme si trouver l’ordre idéal était une question de vie ou de mort.
‘Ouais, Amy est très perfectionniste en fait. Pas que ça me gêne ! Elle est plutôt rigolote quand elle se triture la cervelle pour des broutilles comme ça.’
                Lui aussi, il est marrant quand il se triture la caboche pour un truc aussi débile !
‘Si t’aimes bien, pourquoi pas !’ lui dis-je en avalant mes frites.
‘En fait, j’ai…’
                Paul hésite. Je sens qu’il m’a invité pour discuter d’un truc plus important…
‘…j’ai l’impression qu’avec Amy, j’ai trouvé la personne… la personne qui me complète. C’est dur à exprimer…’
‘En même temps, c’est de l’amour.’
‘Oui, ça fait des siècles que des types ont essayé d’exprimer ces sentiments-là, mais… mais ça m’a l’air tellement unique maintenant, tellement…’
‘Ben, t’es juste amoureux.’
‘Oui, c’est certain.’
‘Cool que ça te soit enfin arrivé.’
                Paul est redevenu pensif. Il se mordille la lèvre et semble à deux doigts de m’avouer quelque chose d’autre… Et comme jusqu’ici, il n’a pas dit grand-chose, je m’impatiente un peu.
‘Dis-moi…’ commence-t-il.
‘Oui ?’
‘T’en penserais quoi si je demandais Amy en mariage ?’
                Ouh là !!!!!!
‘Ben, je dirais que c’est cool.’
                Je réponds en haussant les épaules, sans trop me mouiller – technique secrète pour ne rien laisser voir de ma surprise.
‘Cool… t’as que ce mot-là à la bouche, ma parole !’
‘Ben, tu veux que j’en dise quoi ?’
‘Non, cool, c’est bien.’
Un silence gêné s’installe, que je coupe en lui rappelant sa promesse de ne plus jamais se remarier, pour une histoire de nom, si je me souviens bien.
‘Oh ! En fait, je ne peux pas garder le nom de Landers sur mon passeport mais je me suis renseigné : je pourrai toujours continuer à l’utiliser comme nom professionnel, en quelque sorte…’ répond-il simplement. ‘Et les autres, d’après toi, ils en penseraient quoi ?’
‘De quoi ?’
‘De quoi je parle depuis tout à l’heure ?’ me nargue-t-il.
                Je fais semblant de réfléchir.
‘De mon remariage, ils en penseraient quoi ?’
‘Alors là ! Bonne question ! Déjà, ça dépend qui.’
‘Schneider ?’
                Je soupire pour me laisser le temps de réfléchir. Ça, c’est LA question qui tue. C’est clair que les tensions se sont calmées depuis quelques temps. Schneider m’a même avoué qu’il hésitait à aller voir Paul pour s’excuser de l’accueil mesquin qu’il avait réservé à Amy – mais voilà : Schneider sait que Paul n’est pas du genre à accepter de plates excuses sans prendre autrui de haut – juste par principe (Paul est finalement très rancunier) ; et moi, je sais que Schneider tient à sa fierté plus que tout.
‘Je pense que si tu vas le voir et que vous en parlez sans vous énervez, ça devrait aller. Il ne dira sûrement pas Amen à ta décision, mais il devrait tolérer… enfin, je crois.’
‘D’accord. Et Richard ?’
‘Ben, il a toujours peur, tu sais… après ce qui s’est passé la dernière fois…’
‘Oui, normal.’
‘Alors, il hésite à te mettre en rogne encore une fois. Après, à mon avis, il se fiche bien de savoir avec qui tu veux passer ta vie. Richard, ça reste Richard.’
‘Ouais. D’ailleurs, toujours célibataire, le gars ?’
‘Je crois qu’il s’est mis avec la nièce de la coiffeuse de son ex-femme. Mais en même temps, il fréquente une fille connue sur Internet. Tu te souviens ? Il avait un pseudo…’
‘Oui ! Un pseudo complètement ridicule ! R. von machin-chouette !’
‘R. von ZeeKay.’
‘Voilà !’
‘Ben, il est resté en contact et il a décidé de se mettre avec elle. Aussi.’
Paul me regarde, faussement incrédule.
‘Elle vit au Canada,’ précisé-je.
                Paul ricane enfin.
‘En même temps que la nièce, hein ?’
‘Mouais.’
                Je vois Paul lever les yeux au ciel, sourire narquois.
‘Il regrette un max, tu sais… et il dit qu’il veut se calmer, en fait.’
‘Ben, au moins un truc de positif que j’aurai fait pour lui ! Mais bon, il ferait mieux d’arrêter d’être le principal nid à MST du groupe… Et Flake ?’
‘Mmm ?’
‘Il en penserait quoi de mon mariage ?’ insiste-t-il.
‘Aucune idée !’
‘Ouais, je m’en doute.’
‘Faudrait demander à Till.’
‘Je ne lui parle plus.’
‘C’est ballot.’
                Un long silence s’installe entre nous. Je ne peux pas m’empêcher d’examiner de nouveau sa main – apparemment, elle fonctionne comme avant ; plus aucun souci moteur ou quoi que ce soit. J’hésite à en faire la remarque, mais dire ça sans faire part des doutes de Richard à ce sujet, dur-dur !
‘T’as fini de zyeuter mes phalanges !’
‘Hein ?’
                J’hésite. Pas sûr de savoir comment dire que je suis content mais intrigué de voir que sa main se porte mieux. Alors, ben… je me tais ! Paul me connaît bien : il me laisse mariner – son sourire de lutin toujours là pour me narguer. Mais je dirai rien : moi, je dis rien quand je sais pas quoi dire. Point barre.
                Paul soupire puis plonge sa main dans la poche de sa veste pour en sortir un écrin. Il l’ouvre et me présente la bague de fiançailles qu’il y a dedans. Je le dévisage et hésite à lui sortir « Heu, j’espère que c’est pas moi que tu veux épouser au moins » mais il me prend de court :
‘Je vais demander sa main ce soir.’
‘Ah ?… Donc tu comptes l’annoncer aux autres… après ?’
‘Oui.’
                En même temps, s’il est sûr de lui…
‘Pourquoi pas.’
‘Je sais que vous êtes tous sceptiques à l’idée que je puisse vivre avec Amy, mais c’est une femme formidable : elle m’a aidé sur tous les plans ! Pas seulement avec Tanja, avec qui j’ai enfin retrouvé des liens père-fils… heu… non, père-fille, et pourtant la tâche n’était pas simple, c’est certain ! Mais aussi, parce qu’avec Amy, j’ai l’impression de revivre. Comme si… comme si sa tragédie avait dégoupillé quelque chose en moi, un… un profond mal-être qui durait depuis des années, et que je cachais. Et, je suis d’accord, on pourrait croire que c’est Amy qui a été la cause de ma dépression et… et de mon problème avec l’alcool mais… en réalité, elle a juste été… un… un prisme ! Elle sait révéler les choses en moi, tu comprends ? Et une fois révélées, les choses paraissent plus simples à régler car Amy a vraiment un don pour…’
‘Tu prépares ton discours pour les autres, là ?’
‘Oh, désolé : je me suis emporté… C’est juste que… je ne comprends pas pourquoi… pourquoi vous avez tous rejeté Amy en bloc comme ça !’
‘On voulait juste te protéger.’
‘Oui, je sais bien mais…’
‘En fait, on a tous cru que tout était parti du viol qu’elle avait subi et l’idéal, c’était donc de t’écarter de son souvenir – l’oublier pour ton bien. Après, pouf ! elle réapparaît dans ta vie par surprise… Alors… ben… on a tous cru que c’était mieux que tu ne restes plus auprès d’elle. A part Till. Till est… enfin, était de ton côté.’
‘Oui. C’est parce que je lui avais dit que ma relation avec Maja partait déjà en couille avant le vi… enfin bref ! C’est du passé tout ça.’
                Paul referme l’écrin avec délicatesse.
‘Jolie bague au fait ! Les rubis, c’est sympa.’
‘Oui, merci. J’espère qu’elle acceptera !’ plaisante-t-il en rouvrant l’écrin.
‘Il n’y a pas de raison !’
‘Elle est capable de dire que les pierres précieuses, c’est indécent.’
                Je le regarde sans comprendre.
‘Exploitation de l’Afrique, tout ça.’
                Je ne comprends décidément pas.
‘Elle m’a dit, une fois, qu’elle trouve inadmissible la manière dont les populations sont exploitées pour des diamants et qu’elle serait capable d’en refuser juste à cause de ça, mais que comme on ne lui en a jamais offerts, ça réglait le problème. Je me demande si ça inclut les rubis, du coup. Je vais pas avoir l’air con, si c’est le cas…’ se lamente-t-il.
                Je ne l’ai jamais vu avec cet air d’amoureux transi, en train de contempler la bague qu’il a choisie avec attention ; c’est limite, je pourrais voir des petits cœurs sortir de ses oreilles ! Comme quoi, je m’étais bien planté en me ralliant du côté de Schneider. J’ai toujours pensé que Schneider est quelqu’un de droit et que son jugement est toujours juste ; alors, quand des conflits s’immiscent entre nous, j’ai pris le réflexe de partager l’opinion de Schneider. Maintenant, je me rends bien compte que même Schneider peut être faillible.
‘Tu sais quoi ?’ me lancé-je.
‘Mmm ?’
‘Tu peux me compter comme invité à ton mariage.’
‘Sérieux ?’
‘Très sérieux.’
                Paul a un sourire radieux. Il referme l’écrin, le fourre dans sa poche et me sort :
‘Si je n’étais pas aussi rancunier, je te prendrais dans mes bras pour te faire un gros câlin !’
‘Ben, c’est cool que tu sois rancunier alors !’
                On éclate de rire à l’unisson.

“He had been in love with Emma, and jealous of Frank Churchill,
from about the same period,
one sentiment having probably enlightened him as to the other.”
Emma, Jane Austen

samedi 19 janvier 2019

Amaryllis - Chapitre XIV


XIV – Va donc voir un psy !


‘Ma rose noire exprime ma mélancolie
Que j’ai longtemps partagée avec lui.
Avec toi je voudrais les pétales compter ;
C’est avec lui que mes heures je peux ôter.’
‘Rose, Flamme ou Chocolat ?’

                Des bouteilles vides, j’en retrouve un peu partout dans la maison : dans un placard à vaisselle, derrière les meubles, à côté de l’ordinateur du studio, derrière la cuvette des WC – tous les endroits qui lui viennent à l’esprit quand il n’est plus lui-même. Parfois, c’est Hannah qui me les apporte, ce qui me met encore plus mal à l’aise. Qu’expliquer à une gamine de treize ans ? Elle n’est pas si bête – elle voit bien que son père est en train de se détruire à petit feu. Hannah aimerait avoir la réponse au pourquoi mais je ne connais pas la réponse, et je me demande même si Paul a fait l’effort de la chercher. Je me dis que c’est juste parce que je ne suis pas capable de lui apporter le bonheur que j’ai détruit en lui – indirectement, certes : même si ce n’est pas ma faute, même si je ne suis pas vraiment responsable, j’en reste la cause – et il n’est pas non plus capable de se le reconstruire tout seul.
                On se retrouve donc dans l’impasse sordide de vouloir adopter une vie de famille normale en préparant l’arrivée de notre enfant alors que tout semble se désagréger : l’espoir d’être à la haute s’émiette ; j’ai l’impression de bâtir une maison sur des fondements instables. Ce sont les mots précis que j’ai employés quand j’ai eu Till la semaine dernière au téléphone. J’avais besoin de parler à quelqu’un, et comme je soupçonne Jenny de tout raconter à son mari, il n’y a qu’avec Till que je me sens assez à l’aise pour me confier. Il y a aussi Gaïa, devenue ma seule meilleure amie depuis mon exil à Berlin, mais j’ai l’impression qu’elle comprend peu mon choix de vouloir m’installer définitivement avec un homme – elle se fiche bien de son âge ; elle estime simplement qu’être une femme libérée, pleinement et simplement, a plus d’avantages que de fonder une famille, que de « se caser » d’autant plus avec une « rockstar » avec laquelle on ne peut jamais aspirer à la stabilité que je chérissais tant. Peut-être n’a-t-elle pas si tort au final…
                Till, par contre, prête volontiers une oreille attentive à mes craintes et mes doutes, et tente de me rassurer sur le caractère imprévisible de Paul, sur l’amour qu’il me porte, sur la sagacité de mes propres choix. Il m’a avoué dès le début qu’il ne trouvait rien à redire sur l’écart d’âge mais qu’il avait été quelque peu sceptique en me voyant – non pas parce qu’il estimait que je n’étais pas convenable pour Paul mais parce qu’il me trouvait insaisissable.
                Insaisissable.
C’est au moment où il a prononcé ce mot que mon regard sur Till a changé. Du statut d’idole, il est passé à celui d’homme sensible et charmant – du dieu vivant qui m’inspirait crainte et admiration, il est devenu un ami. Un confident, en quelque sorte. Avec lui, j’ai l’impression de trouver mon égal – en plus fort, plus dur, plus stable. Il est ce que j’aurais voulu devenir si j’avais été un homme : l’idéal masculin qui ne me complète pas ; qui me stimule plutôt. Avec Till, je ressens la liberté d’exprimer mes pensées, mes états d’âme, mes élans noirs – et quand il retourne dans la campagne de son enfance du côté de Wendisch-Rambow, quand il ne répond pas au téléphone, ou quand je n’ose pas composer son numéro, j’aime lui écrire une petite lettre – officiellement pour m’entraîner à l’écrit – à laquelle il répond une ou deux semaines plus tard, s’excusant de son retard (pour raisons diverses : ses fils turbulents, sa fille pré-ado insupportable, sa María qui lui en fait voir de toutes les couleurs, Nele qui lui demande de faire du baby-sitting – les excuses sont diverses mais souvent fausses à mon avis) avant de corriger mes fautes de grammaire et de finir par parler de ce qui l’a surpris, fasciné ou attristé dernièrement. Grâce à lui, je me suis remise à l’écriture de mes nouvelles, que je corrige et traduis pour lui. J’ai l’impression d’avoir trouvé la reconnaissance dont j’avais besoin ; le regard qui ne me juge pas, qui se contente de critiquer sainement.
                Au début, son air grave m’avait rebutée ; j’avais même peur de lui. Puis il s’était révélé un homme compatissant – séduisant aussi, mais comme j’ai toujours été victime de son charme, on ne peut pas vraiment dire que la séduction opère plus efficacement qu’avant. Avec Till, il est clair que je ressens un peu la culpabilité de la femme insatisfaite qui constate que la voisine a trouvé mieux ; pas vraiment de la jalousie puisque je n’oublie pas que je n’ai pas à me plaindre : Paul aussi est très charmant – et je l’aime comme il est – mais il faut croire qu’après cinq années de chasteté, renouer avec une relation « dangereuse » est la pire chose que j’aie pu faire. Quelle ironie, quand j’y pense, d’associer Paul au danger quand on connaît la réputation de coureur de jupons que se traîne Till.
                Je dois l’avouer, Paul est devenu instable, imprédictible, impondérable – avec lui, je me sens toujours perdue dans l’incertitude bien qu’on m’assure de la sincérité de ses sentiments, bien qu’on me dise que cette addiction à l’alcool doit être passagère. Son problème me rappelle malheureusement de vieux souvenirs familiaux que j’aurais préféré oublier, ce qui ne me réconforte pas dans mon désarroi. L’avantage avec Paul, c’est qu’il semble se rendre compte de son addiction, et tente de la gérer lui-même en promettant d’arrêter quand il est pris en flagrant délit. Mais le problème reste là – pas très visible, mais en permanence rejeté dans un coin pour être étudié plus tard – ce qui n’arrive jamais, bien sûr, puisqu’on finit souvent par abandonner la discussion avant d’arriver à une solution.
                Récemment, le schéma s’est inversé – ce n’est plus lui qui évite le sujet ; c’est moi qui l’écarte à coups de « Va donc voir un psy ! », phrase devenue ma réplique générique pour clore la discussion sans fin. Paul s’en était piqué et m’avait tiré une tronche pas possible pendant une semaine – il ne répondait qu’à mes questions basiques de la vie quotidienne, et obéissait aux « Peux-tu me passer le sel ? » avec l’assentiment de l’époux résigné. Voyant sa réaction, j’avais évité le thème de la cure pendant un temps. Mais sous la colère, la phrase est ressortie soudainement, et il n’y a pas réagi. Il est resté impassible – sourcils froncés, sourire figé, regard perdu. La réplique « Va donc voir un psy ! » s’est donc installée entre nous – comme une souris dans les murs : elle fait une apparition rapide dans le salon et crée un véritable remue-ménage dans la maisonnée, chacun des membres de la famille s’activant à sa manière pour éradiquer l’intruse quand elle apparaîtra à nouveau – et au final, on se dit qu’elle attendra bien le lendemain matin, puis on finit par l’oublier.

***

Depuis quelques temps déjà, Till m’écrit que María découche parfois en le prévenant au dernier moment. Il m’en a parlé car je lui ai plus ou moins tiré les vers du nez – et aussi parce qu’il voulait avoir mon avis là-dessus. J’ai eu du mal à être sincère avec lui alors j’ai simplement mesuré mes mots en lui disant qu’étant données les tensions familiales, elle préférait peut-être prendre quelques distances « pour se ressourcer un peu », ce sur quoi Till m’a dit que j’avais l’air doué pour les relations humaines, prenant comme exemple les petits week-ends « entre hommes » que j’avais organisés pour Paul et Tanja. Je suis toujours touchée par les compliments venant de Till, quels qu’ils soient – et même si à l’écrit, j’arrive à dissimuler mon émotion, au téléphone, la tâche me semble toujours impossible :
‘Non, franchement ! Tu as le don d’analyser les situations de l’intérieur et de régler les soucis qui te semblent importants, et je t’admire pour ça.’
‘Merci, c’est… c’est gentil. Mais en ce moment, j’aimerais plutôt régler un autre souci,’ dis-je pour changer de sujet et avancer sur un terrain plus connu.
‘Tu parles de Paul et la bibine ?’
‘Plus ou moins.’
‘Je vois.’
‘J’ai tellement l’impression d’être… en face d’une impasse avec lui… Je ne sais plus quoi faire…’
‘Je te comprends. Pour moi non plus, c’est pas simple – et ça fait déjà dix ans que ça dure.’
‘Faut croire que ça ne s’arrêtera pas.’
‘Eh bien, sans vouloir casser tes espoirs… non.’
                Till est doué pour briser mes espérances en mille morceaux – et toujours avec cette voix glacée qui me fait frissonner dans le silence qu’il laisse souvent s’écouler après ce genre de phrases.
‘Paul et Thom… non, Tanja, sont partis en week-end, non ?’ demande-t-il en constatant que le silence a fait trop d’effet.
‘Oui, ils sont partis vendredi à Vienne cette fois et doivent revenir demain soir. Tanja fête son anniversaire lundi normalement mais ils ont aussi prévu une soirée ensemble ce soir, d’après ce qu’ils m’ont dit.’
‘Ah oui ! ça lui fait quel âge déjà ?’
‘Dix-neuf ans.’
‘Ah quand même ! Que le temps passe vite…’
‘Oui, c’est vrai. D’ailleurs, j’ai cru entendre que tu vas encore être papy.’
‘Ah, mince ! ça y est, tout le monde est au courant ou quoi ?’
‘C’est Jenny qui m’a raconté.’
‘Ah, je vois. Eh bien, oui. Nele attend son deuxième, là. Et vu comment Marie-Louise se comporte, je dois m’attendre à ce que le prochain petit-fils soit d’elle.’
‘Vraiment ?’
‘Oui ! Elle est ingérable ! Quand je pense que Nele à son âge était encore une petite fille bien sage et s’intéressait à peine aux garçons. Marie vient d’avoir quinze ans et pourtant elle est littéralement collée à son portable à discuter avec le nouvel « amour de sa vie » … enfin, si on peut appeler ça discuter parce qu’à part des « Mmm… », « Mouais… » et des « Trop cool ! », elle ne dit pas grand-chose d’autre. Elle m’énerve !’
                Je ris doucement.
‘M’enfin ! Là, elle est chez sa mère donc ça m’arrange bien.’
‘Donc tu es tout seul avec tes garçons ?’
‘Non, non, María les a pris avec elle cette fois.’
‘Ah ?’
‘Ouais… Je… j’avais pas envie de sortir, j’avoue. Donc elle est allée manger chez Claudia avec Esteban et Fabiano pour qu’ils jouent avec ses filles – je sais plus trop quel âge elles ont maintenant, mais elles doivent être à peine plus âgées que Fabiano. Et là, María vient juste d’appeler pour dire qu’elle restait pour le dîner et dort sur place.’
‘Donc on est deux à passer un samedi en célibataire !’
‘Ha-ha ! mais oui, t’as raison ! ça fait bizarre.’
‘Pareil pour moi ! Je ne dirais pas que ça me manquait, mais…’
‘…ça fait du bien une fois de temps en temps !’
‘Oui, voilà !’
                J’éclate de rire à cette idée. A l’autre bout du fil, j’entends Till rire aussi, mais il se retient un peu – comme s’il hésitait à ajouter autre chose. La conversation venant à tarir, je propose de raccrocher en invoquant l’habituelle excuse « je ne vais pas te retenir plus longtemps », à laquelle il répond :
‘Tu ne me retiens pas : je n’ai rien à faire aujourd’hui.’
‘Eh bien, moi non plus, à part finir de traduire le dernier chapitre de la nouvelle dont je t’ai parlé.’
‘Ah oui ! c’est quand que tu auras fini ?’
‘Bientôt ! Dès que je raccroche, je m’y mets.’
‘Tu as intérêt ! Sinon papa te mettra une fessée !’
                Je ne peux même pas m’empêcher de rire, malgré sa voix qui s’est effacée vers la fin en apercevant sûrement l’ambiguïté.
‘Bon, je vais te laisser.’
                Je ne lui laisse jamais de grain à moudre quand il s’égare comme ça, probablement volontairement.
‘Okay,’ dit-il simplement.
‘Alors à la prochaine !’
‘Oui.’
                J’attends toujours qu’il raccroche – le téléphone dans ma main tremblotante, ma respiration coupée – et en général, il raccroche très vite. Mais là, le prénom Till continue d’apparaître sur mon écran, avec le temps de conversation – déjà plus long que d’habitude – qui défile lentement. Au bout d’une dizaine de secondes, je remets l’appareil près de mon oreille.
‘Allô ?’
‘Oui.’
‘Tu es toujours là ?’
‘Oui.’
‘Tu raccroches pas ?’
‘Toi non plus ?’
‘Je…’
‘Ah non, j’oubliais : tu raccroches jamais.’
                Oups ! Je me sens littéralement piégée comme une petite fille qui a volé des bonbons dans un magasin, et au lieu des parents, c’est le vendeur qui l’arrête pour vider ses poches.
‘Comm… comment tu sais ?’
‘Je le sais.’
                C’est quand j’ai désespérément peur de faire un faux mouvement que Till devient laconique : il faut croire qu’il serait prêt à me laisser trébucher dans le ravin et à me rattraper au tout dernier moment, par le bout des doigts, rien que pour savoir jusqu’où j’irais sans perdre mes moyens, quand je pars sans corde attachée à mon mousqueton – or, je déteste perdre le contrôle de la situation par-dessus tout.
‘Dis-moi,’ commence-t-il enfin après un silence trop long pour mon petit cœur. ‘Comme on dirait bien que nous allons passer le week-end seuls, ça te dit de le passer chez moi ?’
‘Heu…’
‘Je t’ai promis de te montrer ma réserve naturelle – c’est l’occasion idéale. Surtout qu’il fait beau ; les hérons seront faciles à repérer,’ enchaîne-t-il un peu rapidement.
‘Heu… je sais pas trop…’
‘Je te prépare la chambre d’ami, bien sûr,’ précise-t-il enfin quand il juge mon hésitation trop raisonnable.
‘Eh bien, pourquoi pas ! Je vais regarder les horaires d’avion et de train pour comparer, et je te rapp…’
‘Non, non, laisse tomber : je viens te chercher en voiture.’
‘Mais ça fait une trotte ! Tu ne peux pas faire l’aller-retour, ça va te prendre toute la journée !’
‘J’ai rien de prévu de toute façon – et ça te laisse le temps de faire tes affaires. Comme ça je te ramènerai demain soir juste avant le retour de ton homme.’
‘Mais…’
‘Il n’y a pas de mais qui tienne – je ne te laisse pas le choix. Si tu veux voir ma réserve, c’est ce week-end ou jamais !’
‘Eh bien, si c’est comme ça… d’accord.’
‘Parfait. J’en aurai sûrement pour cinq heures de route donc sois prête pour quinze heures avec un bon goûter pour moi. Je te préparerai le dîner une fois arrivés chez moi.’
‘Oui, chef !’
                Il éclate de rire.
‘Bien. A cette après-midi alors !’

***

                Dans la voiture, Till se comporte comme un véritable gentleman – une fois mon sac casé dans son coffre, il m’ouvre la portière, me demande si je suis bien installée, balaye très vite ma proposition de payer le péage. Le trajet se déroule d’ailleurs plutôt bien : on discute d’un peu de tout et, au final, quand il gare sa voiture sur les graviers de sa cour intérieure, je suis presque étonnée d’être arrivée si vite.
‘Le soleil est à peine couché,’ dit-il. ‘On va pouvoir faire un petit tour rapide à la réserve avant d’aller manger.’
                Ce petit tour rapide durera jusqu’au coucher du soleil. Je vous rassure : pas d’écart de conduite dans un bosquet. Il me ramène chez lui et prépare un bon petit plat pendant que je suis assise sur le canapé devant la télé, avec une flûte de champagne pour patienter. La situation semble équivoque mais le comportement de Till est irréprochable. Ou presque.
‘Au fait, j’oubliais : j’ai un truc pour toi,’ dit-il en remuant la sauce bolognaise faite maison.
‘Ah ?’
‘Oui, sur la cheminée.’
                Je me retourne et découvre un bouquet de lys Saint-Jacques. Aussi appelés amaryllis. Je me surprends à rougir en caressant les fleurs du bout des doigts.
‘Je ne savais pas trop quoi acheter alors je suis allé voir la fleuriste au coin de la rue. J’espère que ça te plaît. Sinon, je les jette,’ ajoute-t-il en constatant mon air déconfit.
‘Non, non… elles… elles sont très belles. C’est gentil – mais tu n’étais pas obligé.’
‘Oh, pas la peine de faire des manières. María n’aime pas les fleurs, alors quand je peux en offrir à quelqu’un d’autre, j’en profite – ça n’arrive pas souvent avec moi.’
‘C’est vraiment très gentil. Merci.’
‘De rien.’
                Il éteint le feu, sert deux assiettes de pâtes élégamment couvertes de sauce avec quelques feuilles de persil au sommet, accompagnées d’une tranche de rôti froid, puis les apporte à la table basse. J’ai posé les amaryllis sur mes genoux et leur cherche une place convenable. Till me dit :
‘Attends, je t’apporte un vase.’
                Et s’exécute. Trônant au milieu de la table, les fleurs semblent éclairer notre repas et attirer notre regard. Au bout de quelques minutes de silence, Till me demande :
‘Pourquoi Amaryllis ?’
‘C’est assez long à expliquer.’
‘Dis-moi.’
‘Tu connais le langage des fleurs ?’
‘Un peu – c’est pour ça que ça m’intrigue.’
                Je ne puis m’empêcher de sourire de satisfaction – les gens qui connaissent la signification de cette fleur sont rares, et même Paul ne m’a jamais vraiment questionnée sur mon changement de prénom : d’ailleurs, pour lui, je suis simplement Amy – pas Gabrielle ni Amaryllis – juste Amy.
‘C’est vrai que le choix est assez étrange mais disons qu’il est chargé d’ironie.’
‘Ben, j’espère pour toi !’ fait-il en plaisantant. ‘L’amaryllis, c’est la fleur de l’orgueil.’
‘Pas seulement ! C’est avant tout la fleur la plus coquette.’
‘Oui, aussi. Mais elle symbolise la fierté et l’artifice. L’inconstance aussi, d’ailleurs.’
                Till souhaite surfer sur l’ambiguïté, et je le suis dans sa lancée. Je sais que j’aurais dû refuser le champagne ; ce week-end semble propice au danger.
‘C’est vrai,’ concédé-je. ‘C’est la fleur qui se laisse admirer sans s’attacher.’
‘Exactement ! Une vraie petite coquine !’
‘Imprévisible aussi – elle peut se parer de toutes sortes de dégradés.’
‘Insaisissable alors…’
                Je baisse la tête pour dissimuler mon sourire confus.
‘Mais mon choix ne vient pas de là à l’origine,’ dis-je enfin.
‘De l’étymologie peut-être ?’
‘Oui. Tu connais son étymologie ?’
‘Non. Mais je me dis que c’est bien ton style d’aller vérifier l’histoire d’un prénom dans un bouquin.’
                J’ai parfois l’impression que Till me connaît encore mieux que moi-même.
‘Alors, ça vient d’où amaryllis ?’ demande-t-il enfin.
‘C’est le nom d’une bergère dont Virgile s’est amouraché : son nom apparaît dans ses églogues.’
‘Virgile, le poète latin ?’
‘Oui.’
‘Tu es donc une muse pour poètes ?’
‘Dans mes rêves !’
                Nous éclatons de rire mais Till semble prendre ma réplique plus sérieusement. Ou serait-ce un effet de mon imagination, déroutée par mes fantasmes inavouables ? Décidément, cette flûte de champagne est déjà de trop.

                Le repas terminé, je sens bien que Till cherche autre chose. Il ne va pas plus loin que le regard coquin dirigé vers ma poitrine tatouée, regard qui porte cependant toute la saveur de l’interdit. Vers deux heures du matin, au milieu d’une conversation sur la poésie qui est systématiquement interminable avec Till, je lui fais savoir que je suis fatiguée par un bâillement sonore. Il m’accompagne donc jusqu’à la chambre d’ami avec un peu de réticence, parce que non, la chambre d’ami n’était pas prête. Quand je regarde Till, il semble feindre la surprise.
‘J’étais sûr d’avoir fait le lit pourtant !’
Nous enfilons la couette dans la housse à deux tout en discutant du fait que les meilleurs textes de Rammstein, selon Till, avaient tous été écrits lorsqu’il était célibataire, ou en passe de le devenir.
‘Vraiment ?’
‘Oui, je t’assure. Tiens ! Ohne dich, par exemple, j’en ai écrit les paroles il y a un bail, bien avant de rencontrer María – et puis, tout l’album Herzeleid exprime bien ce qu’il désigne.’
‘C’est vrai. Faut-il en conclure qu’on n’écrit pas quand on est heureux ?’
‘Ben, tu en es la preuve. Tu n’as pas cessé d’écrire… n’est-ce pas ?’
‘Donc tu crois que je suis malheureuse ?’
‘C’est toi qui le dis.’
‘Non, c’est toi.’
‘Et tu ne le nies pas.’
                Sa remarque vient de me transpercer le cœur par sa franchise intransigeante.
‘Désolé, je ne voulais pas être blessant.’
‘Non, non, tu as raison – c’est pour ça que je le prends mal.’
                Till s’approche et caresse mes cheveux de manière trop paternelle pour m’affecter. Je finis d’enfiler l’oreiller dans la taie et le jette sur le lit avant de relever ma tête vers Till :
‘Bon, ben… il ne me reste plus qu’à te souhaiter Bonne nuit.’
‘Oui. Le Bonne nuit s’impose.’
                Je me mets sur la pointe des pieds pour lui faire la bise (Till étant une des rares personnes à faire exception en acceptant la coutume française) et il se penche vers moi, mais au lieu de sa joue, c’est ses lèvres qu’il me tend. Je recule instinctivement mais il me rattrape par la taille – je saisis ses épaules pour l’écarter mais sa bouche dévore déjà la mienne. Je sens un frisson irrésistible qui part de mon entrejambe et parcourt mes reins avant de me monter à la tête. Le parfum musqué de Till enivre mes narines ; sa barbe de trois jours picote sous mes doigts, qui sont arrivés jusqu’à son visage par je-ne-sais-quelle force inconnue. Je sais que je dois l’arrêter au plus vite avant d’en arriver à la bêtise irréparable, mais il faut croire que sa masse musclée est littéralement invincible – je n’ose plus le repousser.
                Je le laisse me plaquer contre son corps, saisir mes cuisses, me porter jusqu’au lit, où il me déshabille avec une délicatesse attentive et arrache ses propres vêtements avec une rapidité sauvage. Je suis presque effrayée quand il s’allonge sur moi, son ventre collé au mien déjà bien arrondi, son phallus impressionnant caressant ma jambe. Je lui demande même de me laisser le temps de reprendre mon souffle alors que nous n’avons même pas commencé le cœur des ébats.
                Il susurre des mots doux à mon oreille, des mots qui ont perdu leur sens car mon cerveau est littéralement groggy, incapable de me faire reprendre le contrôle de mes actes dans cette situation plus que dangereuse, mais qui ont la délicatesse d’un baume qui apaise enfin mon cœur meurtri. Non, je n’oublie pas Paul quand Till me lèche le cou mais il n’est plus que quatre lettres sans intérêt – un Pack d’Angoisses Usées et Livides ; l’homme que ces lettres désignent s’est envolé de mon esprit étourdi. Maintenant je n’ai envie que d’un Tourbillon Intense de Lubricité et de Luxure.
                J’aimerais arrêter Till quand sa bouche descend jusqu’à mon pudendum mais la tentation est trop forte : sa langue expérimentée ne souffre aucune comparaison avec les doigts maladroits de Paul, et je ne puis dire Non face à l’assurance de Till. Malgré l’inconfort dû à ma grossesse, je sens le premier orgasme arriver comme un boulet de canon qui transperce mes entrailles. Le sourire malin de Till apparaît au-dessus de mon ventre, où il a posé sa tête pour une courte pause. C’est à ce moment-là que Till m’avoue qu’il a toujours trouvé les femmes enceintes plus « intéressantes à baiser ». Sa remarque me rappelle soudainement que Paul, au contraire, a choisi de me délaisser à partir du cinquième mois, invoquant l’excuse idiote :
‘Je veux pas faire du mal au bébé – surtout que tu aimes quand c’est… tu sais… un peu… rough. Et puis, j’ai pas trop envie là.’
                Je soupçonne Paul de trouver les femmes enceintes, voire même les femmes rondes, peu sexy. J’imagine ne pas être son genre, en fait. Je l’avoue à Till, qui sourit de plus belle.
‘Je ne peux pas te contredire, si c’est ce que tu veux.’
‘Tu m’as piégée,’ lui dis-je.
‘Tu voulais bien.’
                Je n’ai pas l’audace de démentir. Je le vois se mettre à genoux devant moi, son pénis énorme redressé avec fierté. Il avance lentement, se penche vers mes seins et commence à les sucer et les lécher. Une de ses mains glisse vers mes cuisses et les écarte à nouveau – mon instinct m’a poussée à refermer la forteresse – mais mes défenses sont minables car Till se permet même le privilège de prendre tout son temps pour s’installer à nouveau sur moi, ménageant mon ventre arrondi avec une attention exquise. Ensuite, il guide mes propres mains, qui caressaient timidement ses cheveux, vers son dos massif sur lequel se dessinent de vieilles cicatrices probablement dues à des ébats plus intenses. Ses lèvres s’approchent de mon oreille et me murmurent de le griffer. Je m’exécute volontiers, trouvant même jouissif le cri rauque qu’il pousse avec une légère secousse de ses reins. Son pénis effleure mon clitoris et je ne désire plus qu’une percée historique qui tarde encore. Till me regarde et sourit avec orgueil. Il remet une mèche de mes cheveux en arrière puis caresse ma joue tatouée avec onctuosité. Je me surprends à fermer les yeux : la délicatesse de Till – certes interdite et périlleuse – me procure la sérénité qui m’a quittée depuis bien trop longtemps. Dans ses bras musclés, je ressens enfin le plaisir de renaître tel un phénix – la chaleur de son corps me sort enfin de l’anxiété glaciale qui paralysait mon cœur. Avec Paul, j’ai réussi à épousseter les cendres qui m’oppressaient – mais c’est avec Till que mes ailes se déploient enfin.
                Quand j’ouvre à nouveau les yeux, ceux de Till ne regardent plus mon visage mais ma poitrine. Il me chuchote qu’enfin, mes mots ont rencontré leur réalité, mais mon esprit enivré n’arrive pas à saisir ce qu’il veut dire. Ses lèvres s’approchent du Ohne et l’embrasse – puis c’est au tour de Dich. Chaque baiser est suivi d’un frisson qui l’enorgueillit encore plus, et je n’arrive toujours pas à comprendre l’implication de son geste. C’est seulement quand il me pénètre que je comprends enfin qu’il parlait du premier poème en allemand que j’ai écrit – celui dont j’hésite toujours à lui parler :

„Meine Zunge leckt meine Stimme
Die für immer geschrieben wird
Auf deinem kleinen, holden Brust
Auf deinem schwarzen und roten Busen“
„Deine Worte küssen“

                Et je repense à Paul, à son mal-être quand il lit ses mots gravés sur mon corps, à sa jalousie maladive qui le ronge de l’intérieur et se voit justifiée par mon inconscience, à son visage penaud quand il constate qu’il m’a déçue – qu’il s’est encore une fois réveillé sur le canapé du salon avec la gueule de bois que j’appréhende tous les matins. Pendant que les mouvements de Till me transpercent avec sauvagerie, emportant mon corps sur la balançoire du plaisir, mes yeux veulent pleurer au nom des tourments de Paul, qui ont commencé avec mon martyre, mais qui n’ont jamais trouvé leur repos. Mais aucune larme n’ose couler sur ma joue – le visage satisfait de Till me guète, et je crains de le décevoir, de faire cesser notre débauche.
                Après mon deuxième orgasme, Till se permet une nouvelle pause puis me redresse et propose de finir en levrette. C’est l’occasion idéale de mettre un terme au désastre de ma tromperie mais encore une fois, la volonté m’échappe – je caresse ses cheveux et l’embrasse avec volupté. Sa langue au goût de cyprine en redemande ; sa main gauche attrape une de mes fesses ; l’autre caresse mon entre-jambes. Puis il me retourne, pose mes mains sur le coussin et saisit mes hanches avec force. Sans crier gare, il les positionne à sa guise et me pénètre à nouveau. Je jouis presque de douleur.
                Ce troisième orgasme est une véritable symphonie de jouissances : mes geignements exquis s’accordent avec les gémissements onctueux de Till, dont les mains malaxent mes seins en rythme. Son énergie sensuelle se combine à la mienne jusqu’à la dernière note ; sa sueur voluptueuse se mêle à la mienne pour un final en parallèle – sa joue collée contre la mienne, ses pectoraux poilus glissant contre mon dos.

***

                Le lendemain, je m’éveille apaisée. La tête de Till est posée contre ma cuisse, sa main sur mon ventre. Je trouve étrange son sommeil, paisible lui aussi, qui me plonge dans mes fantasmes de mère comblée et que je n’ose troubler par la réalité glaciale de mes regrets. Je décide de somnoler jusqu’à ce que mon portable sonne. Till sursaute en entendant l’alarme et me laisse éteindre le réveil. Il m’observe quelques minutes : par pudeur, je commence à enfiler mes vêtements pour cacher les traces de nos ébats nocturnes. Il ne dit rien – son visage ne me laisse entrevoir aucun désir de sa part, aucune réaction face à ma décision d’effacer cette nuit de ma mémoire. Quand j’ai fini de me vêtir, il se lève et part préparer le petit déjeuner. Lorsqu’il revient avec le plateau, il me découvre en train de pleurer à chaudes larmes et choisit de me laisser savourer seule toute la froideur de ma honte.
                Il propose de me raccompagner directement après le petit déjeuner, que je m’obstine à ne pas avaler. Il me dit que la journée à la réserve sera pour une prochaine fois. J’acquiesce nonchalamment – j’aimerais qu’il aborde le sujet de notre écart de conduite, mais il persiste dans le silence prudent. Mes larmes doivent le faire paniquer, et c’est pour cela qu’il n’entreprend rien, pensé-je enfin lorsque nous approchons de la sortie d’autoroute, direction Berlin.
‘Désolée… de réagir… ainsi… mais je me… je me sens si mal…’
‘Tu n’as pas à te sentir mal,’ dit-il sèchement. ‘On s’est fait du bien car on en avait besoin. Demain, ce sera oublié.’
                La froideur de Till m’horrifie – j’y ressens presque la saveur de la cruauté la plus pure.
‘Je compte sur toi pour ne rien dire, d’ailleurs,’ ajoute-t-il. ‘Ce genre de choses doivent rester secrètes pour le bien-être de tous.’
                Je dévisage son profil qui me semble terrifiant de sérieux. Il dit « ce genre de choses » comme si les tromperies entre membres du groupe étaient choses communes. Et au moment même où cette réflexion me traverse, une deuxième devient évidence : il a donc tout calculé. Il est venu me chercher en voiture pour ne laisser aucune trace d’une quelconque réservation de vol ; il a acheté les amaryllis, que j’ai oubliées chez lui et qu’il jettera sûrement, pour nous mener à une conversation qui me toucherait à coup sûr. Depuis le moment où il a décroché le téléphone, il n’avait qu’une idée en tête, celle de me mettre dans son lit comme la première bimbo qui traîne. Être prise pour un objet sexuel devrait me mettre en colère, mais je n’ai pas la force de sortir de ma torpeur accablée.
A moins qu’il ait choisi de réagir avec froideur à cause de mes remords plus qu’évidents ?… Oh ! je ne sais pas ! je ne sais plus…

                Une fois à la maison, il pose mon sac dans le salon et me dit que ce n’est pas la peine de proposer le café, qu’il préfère repartir tout de suite. Il n’attend pas ma réponse pour se diriger vers la porte d’entrée. Sur le seuil, il se retourne et m’observe. Il me conseille de me démaquiller et de prendre une douche. Et là, je sens une boule de haine dans mes entrailles qui aimerait éclater à sa figure – lui cracher toute ma peine à la gueule, lui montrer combien j’ai mal d’être laissée pour compte ainsi. Mais je n’y arrive pas. Je le dévisage, et il me guète du regard. Il répète que je devrais prendre une douche, et au lieu du « Mais je le sais bien, pauv’con !! », c’est un faible « D’accord » que j’émets.
                Till referme la porte derrière lui. Je regarde l’horloge instinctivement et constate que Paul et Tanja vont rentrer dans une heure et demi. Je m’arrache de ma torpeur, range mes affaires, prends une douche rapide. Quand Paul passe le seuil, il a un sourire resplendissant – Tanja aussi. Ils me racontent leur week-end et je m’efforce de sourire avec joie suite à leur réconciliation. Paul me demande ce qu’il y a à manger et je lui avoue que je n’ai pas eu le temps de préparer le repas.
‘Je me suis un peu sentie mal…’
‘Ah ?’
‘T’es malade ? ça va aller ?’ m’interroge Tanja.
‘Oui-oui, juste mes migraines habituelles.’
‘Tu as pris un Doliprane ?’
‘Oui, mais ça vient tout juste de faire effet – ou alors c’est votre retour.’
                Paul me sourit et me prend dans ses bras pour m’embrasser.
‘Ecoute,’ dit-il. ‘On va au restaurant ce soir. Comme ça, tu n’as pas à te tracasser. Tiens ! Tanja, ça te dit un japonais ?’
‘Génial !’
‘Je vais enfiler une veste alors,’ dis-je mollement.
‘On t’attend.’
                Au restaurant, je me contente de les écouter – ils mettent mon ton laconique sur le compte de ma fatigue, et ça m’arrange. Le retour se déroule de la même manière et on se couche assez tôt. Paul me propose même un massage, que j’accepte volontiers car mes muscles endoloris me rappellent les faux pas de la veille, que je dois à tout prix oublier. Paul me trouve un peu morose et me demande pourquoi j’ai passé le week-end à la maison.
‘Je n’avais pas trop le moral.’
‘Oh…pourquoi ?’
‘Je sais pas trop…’
‘C’est moi ?’
‘Tu n’étais pas là : comment ça pourrait être toi ?’
‘Ben… à cause de…’
Paul hésite.
‘…à cause de mon comportement dernièrement – je sais que je te fais du mal et… enfin, j’ai… j’ai discuté avec Tanja hier et…’
‘Tu as appris à l’appeler Tanja ?’
‘Oui… j’ai… j’ai arrêté de me tromper.’
‘C’est bien. Et vous avez discuté de quoi alors ?’
‘Eh bien… j’ai décidé de me ressaisir.’
‘C’est bien.’
‘Je promets pour de vrai cette fois.’
Je soupire. Paul semble se sentir coupable et le voir ainsi aggrave ma propre culpabilité, qui doit rester secrète – cette fois, je suis fautive. Till ne m’a pas embrassée de force, comme cet abruti de Richard. Il m’a séduite, et je me suis laissée piéger. Je ne pourrais jamais l’avouer à Paul… surtout pas maintenant, alors qu’il m’offre une énième réédition de ce serment.
‘Je n’ai pas bu un seul verre de tout le week-end, tu sais. Tanja te le confirmera. Je veux vraiment…je veux vraiment te rendre heureuse, tu sais. Oh ! et regarde !’ dit-il en me montrant sa main droite. ‘Elle marche correctement ! C’est Tanja qui me l’a fait remarquer tout à l’heure ! J’ai encore du mal à le croire…’
‘C’est génial.’
‘T’as pas l’air très enthousiaste. Tu vas donc si mal que ça ?’
‘Toujours ma migraine.’
‘Viens par là, que je te fasse un câlin !’
                Je repose ma tête contre son épaule frêle – mes narines retrouvent son parfum fruité ; mes doigts retrouvent ses courts cheveux bruns ; ses caresses me révèlent qu’il a envie de moi, et malgré ma réticence, je le laisse faire pour ne pas paraître suspecte. On fait l’amour sur le côté, avec douceur car il n’ose pas « faire pression ». Le souvenir sauvage des va-et-vient de Till me revient à l’esprit et je l’écarte au plus vite pendant que ceux de Paul ne font que me bercer dans ma solitude.
                En couchant avec Till, je n’ai gagné que l’ignominie d’être blasée dans les bras de Paul, qui ne peuvent plus me réconforter – qui m’étouffent comme ceux d’une pieuvre.

[Suite]

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...