Chapitre XIII – La réception
Ce passage à vide me
sembla interminable. La fin de l’hiver sur la Côte d’Azur, avec ce vent
effroyable et l’air dépité des habitants emmitouflés comme pour affronter les
neiges de Sibérie, n’avait rien à voir avec ce que j’avais connu lors de l’enregistrement
de Mutter. Je n’en pouvais plus d’attendre le message de Lagardère réclamant
notre présence – enfin, disons honnêtement celle d’Ariane plutôt – à un de ses
fameux dîners. J’avais pourtant très cordialement répondu à ses messages
libidineux, en blaguant sur le mauvais caractère d’Ariane tout en ignorant à
quel point j’étais proche du compte, et j’avais eu l’impression qu’il n’avait
pas trop mal pris le refus poli. Ariane, de son côté, ne semblait pas se préoccuper
de tout ça et continuait à pianoter inlassablement sur son ordinateur, parfois devant
un écran noir où s’affichaient des lignes de commandes auxquelles je ne bitais
que dalle, et je préférais ne rien lui demander de peur d’apprendre qu’elle eût
commandé des grenades explosives ou tout un arsenal de guerre.
Non, en fait, avec le
recul, je devine qu’elle pistait sûrement les proches de Lagardère et Taylor,
voire les types eux-mêmes.
‘Lagardère a été vu au Duchesne,’ me dit-elle un soir.
‘Putain ! ça y est, c’est foutu pour l’infiltration…’
‘T’inquiète, Taylor n’y est sûrement pas encore ; ça doit être un
de ces petits dîners que Lagardère aime bien organiser pour frimer.’
***
Courant avril, le
message tant attendu arriva. Le dîner était prévu à ce fameux restaurant chic d’Aix,
Le Duchesne, où Lagardère avait ses habitudes. Le lieu avait été complètement
privatisé, comme le montrait l’armée de gorilles en costard qui gardaient l’entrée.
Je leur présentai ma fausse pièce d’identité, et Friedrich Mühe et son interprète
purent entrer. Ariane avait pour l’occasion enfilé sa robe la plus sexy, ce
qui, après plusieurs mois sans baiser, me rendait un peu distrait.
‘Concentre-toi, putain !’ me murmura-t-elle. ‘Taylor doit être
dans les parages !’
Malgré des tables et
chaises écartées jusque contre les murs, ou dans une pièce à côté, le
restaurant était bondé. Je m’efforçais de croire que c’était probablement la
meilleure aubaine pour m’éviter d’être reconnu trop vite, mais c’était aussi,
et surtout, la présence oppressante d’une masse humaine qui s’épiait mutuellement,
ce qui n’allait pas m’aider à lutter contre ma peur du regard des gens. Et puis
des femmes sublimes, beaucoup de femmes sublimes…
‘Je t’ai dit, concentre-toi ! Tu m’écoutes ou pas ?’
Ariane me lança un
regard sévère avant de baisser les yeux vers mon entre-jambes et de soupirer,
comme une mère exténuée après un énième caprice de son fils.
‘C’est bon, c’est bon !’ dis-je par automatisme presque. ‘Je vais
prendre un verre, ça va aider. Tu bois quoi ?’
‘Rien,’ asséna-t-elle en balayant toujours la foule du regard.
Je m’éloignais pour me
trouver un truc assez fort capable de me calmer les nerfs quand je vis Taylor,
copie conforme de son fils en plus vieux, riant aux éclats, entouré de petites
gazelles qui buvaient ses paroles et d’un mec à l’air conscrit qui regardait
fixement par terre. L’Amerloque dégageait une assurance à la De Niro, l’opulence
et l’orgueil suintant de ses énormes poches sous les yeux et, une main distraitement
posée sur la fesse d’une des filles longilignes, il brassait de l’air avec l’autre,
comme pour faire semblant de gifler le demeuré en face de lui. Je lui tournai
le dos sans réfléchir. Je craignais toujours d’être reconnu. Mon anxiété devait
être palpable car c’est à ce moment-là qu’une dame de peut-être mon âge, mais
belle à s’en damner, s’approcha de moi, l’air interrogateur. Je me ressaisis et
décidai d’afficher mon look de gentil tombeur, la tête penchée en avant, pour
lui lancer un regard de chien battu. Cette femme n’y alla pas par quatre
chemins. Après l’échange de deux-trois banalités – son prénom (Christine), mon
prétendu métier, et le sien (directrice d’une boîte de com’, si je me souviens
bien) – elle commença à me draguer, en allemand.
‘Permettez-moi d’entreprendre de vous séduire. Ça prendra probablement
un peu de temps, mais après tout, vous êtes ici pour en perdre, du temps,’
dit-elle avec un sourire narquois.
‘Mais les femmes séduisent en un regard ou un mouvement de hanche. Ce
sont surtout les hommes qui ont besoin de temps pour séduire parce que les
femmes ne se laissent pas facilement prendre.’
‘Vous faites erreur sur le terme. On excite en un regard ou en un tour
de hanche – on ne séduit pas. La séduction est une quête, qui peut prendre la forme
d’une conquête avec moult batailles, victoires et défaites, ou d’une découverte,
certes plus rapide qu’une conquête mais pas autant que l’éclair.’
‘Alors les coups de foudre n’existent pas ?’
‘Non.’
‘Pourtant, j’aurais cru qu’il venait de s’en produire un à l’instant.’
‘Joli, joli… Mais je ne suis pas bluffée. Il faudra faire mieux pour me
séduire…’ ajouta-t-elle en me prenant le bras pour nous isoler un peu.
Ses manières de bourgeoise
ne me déplaisaient pas, bizarrement. Elle était de ce genre de femmes qui, en
temps normal, me répulsent, avec leur maintien d’aristo, leurs manies
sophistiquées, leur regard inquisiteur. Mais elle, cette Christine, dégageait
un sex appeal quasiment palpable. Je sais que j’ai l’air de focaliser bêtement
sur un détail, sur le récit d’une énième aventure, mais à vrai dire, cette
femme-là vint à mon aide un peu plus tard. Ne pas la présenter maintenant serait
une erreur, l’oubli d’un détail qui empêcherait la compréhension de mon histoire
– et des détails importants comme ça, c’est ce qui émaille mon récit – c’est
comme si tout convergeait mais moi, imbécile que je suis, j’étais incapable de
repérer cette convergence de détails a priori anodins…
Alors qu’il devenait
évident que j’allais emballer la Christine, Ariane apparut dans mon champ de
vision, le regard froid pour me signifier à quel point elle était exaspérée
mais pas surprise de me trouver là, dans une pièce à l’écart, en charmante
compagnie.
‘Franchement, tu as complètement vrillé,’ se contenta de dire Ariane.
‘Que se passe-t-il ?’ demanda Christine qui, sans se laisser
démonter, posait la question avec un ton d’innocence tout en glissant sa carte
dans la poche de ma veste.
‘Rien,’ lui répondit Ariane froidement. ‘Viens, on se casse,’ me
dit-elle.
Je susurrai quelques excuses
à Christine, qui me faisait déjà promettre de la recontacter, avant d’emboîter
le pas, voyant Ariane filer à toute vitesse vers la sortie.
‘Attends, attends !’ lui criai-je avant de la rattraper, mais me
tut en voyant le regard étonné des convives qui se retournaient à notre
passage.
Ariane me chopa le
bras et me tira jusque sur le trottoir.
‘Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu as un problème avec –’
‘Ça sert à rien de rester,’ me coupa-t-elle. ‘Taylor s’est barré avec
ses sbires, et Lagardère fanfaronne devant ses rivaux. Par contre, j’ai réussi
à obtenir la date d’un dîner privé chez Taylor. Et ouais, j’ai un problème avec
ton problème de queue.’
‘Pardon ?’
‘Tu viens de perdre tes gosses à cause de ces connards, on est là pour
choper des infos et les punir, et toi, tu penses qu’à baiser ?! Nan mais
sérieux, mec ! T’en as pas marre ?’
Avant même que je me
rendisse compte que je ne pouvais rien répondre à cette diatribe, elle avait
tourné les talons pour rejoindre la voiture, et je la suivis, sans mot dire,
littéralement la queue entre les jambes.
***
Pendant le trajet du
retour jusqu’à l’hôtel, Ariane resta muette comme une carpe – cela me mettait
hors de moi. Où était le problème après tout ? Est-ce que j’avais été
découvert ? Non ! Aucun risque ! J’avais soigneusement évité les
regards inquisiteurs de qui que ce fût. D’ailleurs, même avec mon look, je ne
pouvais pas être sûr à cent pour cent de ne jamais être démasqué. Il aurait
suffi d’un seul faux pas, après tout… Rester à l’écart en attendant le bon
moment, voilà qui était la bonne stratégie à mon avis.
Mais Ariane ne
répondit rien. J’avais même l’impression qu’elle ne m’écoutait plus, préférant
regarder fixement la route sans jamais jeter un coup d’œil vers moi, et ma
colère finit par s’envoler. Je repensai aux belles jambes de Christine pour ne
pas culpabiliser. J’essayais de ne pas réfléchir aux raisons m’ayant poussé à
tout quitter pour me lancer dans ce projet de vengeance impossible.
C’est une fois de
retour à l’hôtel, alors que je sentais le découragement me saisir quand même,
qu’Ariane déclara son plan de bataille. Le dîner privé de Taylor était prévu
deux mois plus tard et, selon elle, Taylor me croyait bel et bien investisseur
potentiellement intéressant pour ses affaires – car oui, pendant que je « batifolais, »
Ariane avait pu causer avec Taylor en s’immisçant discrètement dans une
conversation. Toujours d’après elle, elle avait fait forte impression sur l’Américain,
qui lui avait donné l’adresse de sa villa en un clin d’œil. Encore un qui voulait
se l’enfiler, dis-je avec amertume – mauvais réflexe. Elle me lança un regard
noir qui, aujourd’hui, quand j’y repense, me glace le sang, mais qui, ce jour-là,
me rendit encore plus dédaigneux. Il faut croire que j’étais peut-être trop dépité
de ne pas réussir à me la taper… S’ensuivit le déroulement de son plan que je n’écoutai
qu’à moitié car l’amertume combinée au sentiment de ne rien contrôler, voire
pire d’être manipulé par cette petite jeune prête à toutes les manigances pour
buter un type de sang-froid, me fit lâcher prise. Je n’avais qu’une envie, me
pieuter et ne pas réfléchir au comment et quoi faire pour s’introduire dans la
villa ultra sécurisée avec le flingue.
‘Je t’ai déjà dit que ton flingue, je ne veux pas le voir !’ m’écriai-je
avant de me coincer sous la couette.
Elle resta longtemps
debout à côté, en silence. Puis je l’entendis claquer la porte en partant. J’en
profitai pour me branler afin de trouver le sommeil.
***
Elle revint dans la
nuit alors que je m’enfilai la bouteille de vodka que j’avais achetée la veille
pour « se détendre à deux, » mais la discussion qu’on eut là, comme
les suivantes, tourna court. Je la trouvais de plus en plus obsessionnelle et,
par réaction, je me détachais de plus en plus de toute cette affaire. Le désir
de vengeance était toujours là mais c’était pas ainsi, pas par un plan
minutieux, où le coup ultime serait asséné en cachette, rapidement, presque
sans laisser de traces, que je pourrais l’assouvir. Moi, si je chopais Taylor
dans un coin, je devrais le faire parler, il devrait s’expliquer, je le
tabasserais, s’il le fallait, jusqu’à ce qu’il causât. Cela ne collait
évidemment pas au plan d’Ariane qui, exaspérée pour la énième fois, finit par
lancer un ultimatum, auquel je ne répondis rien, avant d’empocher une partie du
cash et de ranger le flingue et ses affaires, puis de se barrer en annonçant qu’elle
prenait notre voiture de location mais qu’elle en avait réservé une autre que
je pouvais aller chercher quelques heures plus tard.
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Navrée pour ce long retard. Encore une fois, cette réécriture du personnage de Till n'a pas été une mince affaire, en particulier suite à la sortie de son deuxième album solo, qui est un projet que je trouve... disons "peu inspiré" pour rester polie.
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