Rammstein
marque son grand retour avec deux clips aussi riches, si ce n’est plus, que
Haifisch, seul clip dont j’avais proposé une review sur ce blog. Il semble donc
naturel que je fasse une pause dans l’écriture de fictions et m’attaque aux
deux nouveaux. Commençons dans le désordre, par celui qui semble le plus simple
à comprendre, ou plutôt, dont ma review sera probablement la plus courte :
Radio.
Un
coup d’œil aux paroles permet d’identifier assez vite le thème. Quelqu’un vivant
en RDA cherche une échappatoire en écoutant des chansons de l’Ouest à la radio
même s’il (elle) sait que c’est interdit. Ni l’Est, ni l’Ouest ne sont
mentionnés mais on en déduit vite le contexte grâce à l’histoire de Rammstein.
Cependant, la chanson vire assez vite au trip un peu psychédélique où la
persona décrit une forme d’extase au moment où elle écoute ces fameuses
chansons interdites. (A la limite de l’orgasme peut-être ? Nous y reviendrons
dans la longue conclusion.)
Ainsi
voit-on deux grandes lignes se dessiner dans le clip : d’un côté, la radio
a valeur d’espoir – elle représente un moyen pour lutter contre l’oppresseur,
contre la censure ; de l’autre, elle représente un produit de consommation
qui fascine, qui subjugue en quelque sorte. Nous étudierons ces deux facettes presque
indissociables l’une après l’autre pour mettre en évidence toute l’ambivalence du
clip.
Une Radio pour lutter
contre la censure…
Dès
l’introduction, le contexte est placé : la ville de Königs Wusterhausen,
près de Berlin, est mentionnée. Connue pour son émetteur radio pendant la
période communiste, elle permet de situer l’action du clip dans une RDA
fantasmée où Till, sous les traits de Klaus Nomi (chanteur ouest-berlinois
célèbre dans les années 1980), chante avec un groupe de musiciens habillés
façon Années Folles (1920), tandis que la police, dirigée par un homme portant
un Tschako (casque) prusse datant des années 1930, tente de mettre fin à la
transmission, en vain.
La
raison ? La diffusion de la chanson du groupe à la radio semble propager
un élan de liberté soudain auprès des femmes (et filles) présentes à l’écran.
Après les avoir vues monter le récepteur qui permet la transmission, nous les
voyons se rebeller les unes après les autres et revendiquer une liberté nommée « Sendefreiheit »
(liberté de transmission) jusque dans la rue.
De
manière assez contradictoire, le choix du noir et blanc accentue l’aspect
intemporel du clip, qui pourrait autant faire référence à un passé totalitaire
qu’à une époque contemporaine, comme peuvent le faire penser la tenue stylisée
des flics, avec leur masque improbable, ou les drapeaux européens (qu’on ne
découvre rouges qu’à la fin du clip). En effet, la censure reste encore un
problème majeur de nos jours, y compris dans les sociétés occidentales, et
Rammstein en a déjà fait les frais (la chanson ITDW interdite en Allemagne à la
sortie de LIFAD, par exemple). Par ailleurs, les « jumpcuts » déjà vus
dans Ich will (clip du même réalisateur) accentuent l’idée d’une transmission imparfaite,
soumise aux fluctuations des ondes, et il est intéressant de noter que les deux
clips ont en commun le fait de traiter des médias dont le message, bien qu’imparfait,
échapperait au contrôle de l’Etat.
Le
fait que la police cherche à faire arrêter le concert sans y arriver montre à
quel point la musique, en soi, est insaisissable. On peut restreindre la
liberté d’expression, mais la musique, par son universalité, serait un moyen de
dépasser cette restriction. Dans les paroles, cette dimension est exprimée par
l’image d’une persona qui « disparaît de ce monde pendant une ou deux
heures. » Dans le clip, on la perçoit avec le groupe de policiers qui, dès
que leur chef n’apparaît plus à l’écran, se mettent à danser. Même l’état le
plus totalitaire, le plus sécuritaire, ne peut rien face à un besoin de liberté
se propageant parmi une partie du peuple (ici, la moitié, puisque nous voyons surtout
des femmes revendiquer cette liberté à l’écran).
Cette
lutte pour plus de liberté est, en outre, traitée avec beaucoup d’humour. Ce
comique de situation (ou comique de gestes) est représenté par les scènes d’excès,
de l’hystérie des femmes aux mimiques de Till. Ce comique vire presque à l’absurde
avec des scènes comme celle de la coiffeuse qui coupe l’oreille d’un homme pour
chanter dedans, ou celle de la nonne qui se flagelle devant une radio
sacralisée. Outre le fait que ce type d’humour reste le plus accessible au
public, on peut y voir un commentaire un peu méta-filmique sur Rammstein, pour
qui la remise en cause des valeurs morales est presque devenue une marque de
fabrique et la raison pour laquelle ils ont parfois dû lutter contre la censure.
…et pour se soumettre
au consumérisme
Cependant,
nous constatons dans le clip que cette liberté d’expression est immédiatement
encadrée par le consumérisme. Dès le début, on voit les femmes qui ont assemblé
la radio la porter comme un trophée, se plaçant symboliquement en-dessous d’elle.
Dans le magasin (dont l’inscription sur la vitrine « Radio für Sie » sous-entend
que les femmes forment la clientèle ciblée), elles se battent violemment pour
obtenir les derniers produits sortis, nous rappelant ces images absurdes, pendant
les soldes, pendant Black Friday, où les gens se bagarrent pour une télé.
Les femmes
sont ici réduites au rôle de simples consommatrices, dont le bon sens aurait
disparu. Dans un contexte évident d’oppression, on voit une femme, au milieu de
la rue, donc à la vue de tous, allaiter une radio qu’elle ballade dans un landau.
Lorsque le chef de la police la lui confisque, c’est à genou qu’elle tombe immédiatement,
dans une posture de soumission évidente, à la fois face au policier, donc à l’Etat,
et face à la radio, au produit de consommation, qui devient l’objet d’un besoin
primaire.
De plus, ces
femmes, par leur attitude hystérique, rappellent beaucoup celle des fans de pop
stars. On remarquera que les radios en vente dans le magasin portent les noms
de certains membres de Rammstein, et les femmes se les arrachent comme des fans
s’arrachaient les poupées à l’effigie des boys-bands, ou autres produits
dérivés pour n’importe quel autre groupe de musique. Ceci devient totalement
évident à la fin, avec la femme qui apparaît pour se jeter sur les membres de
Rammstein. Nous pouvons donc voir ici une critique du star system, propre à l’occident
à l’époque – on se souvient du phénomène des Beatles par exemple – où un
artiste, un groupe, peut être promu, voire même conçu, pour plaire à des
consommateurs ciblés.
Peut-être y
a-t-il aussi une forme d’auto-dérision de la part du groupe, qui s’identifie avec
humour à ces icônes modernes, quitte à se déifier presque littéralement, en
devenant de simples hologrammes, inaccessibles pour le commun des mortels, à la
fin du clip. Mais l’auto-dérision n’est pas ici aussi bien maniée qu’avec Keine
Lust (clip du même réalisateur – décidément !), dont la critique du
star-system est très bien réalisée, symboliquement plus efficace et évitant les
écueils de Radio dont nous parlerons dans la conclusion.
Par
ailleurs, on remarque une forme de soumission de l’Etat totalitaire au consumérisme
occidental au moment où les policiers se lancent pour une chorégraphie comme
si, face au divertissement bien calculé, aucun pouvoir politique ne pouvait
lutter. On peut noter que c’est le divertissement qui l’emporte à la fin, au
moment où le groupe quitte les lieux ensemble en marchant tranquillement (leitmotiv
très fréquent chez Rammstein depuis Du Hast), dans une position de gloire, puisque
c’est à ce moment-là que la couleur revient à l’image, alors qu’on en avait vu
les traces seulement avec la couleur des hologrammes auparavant.
C’est
précisément l’attitude du groupe à la fin, sérieuse et impassible, parce qu’elle
détonne du reste du clip, qui crée cette ambivalence dans le message. Après
avoir adopté une imagerie très burlesque, où les saynètes virent à l’absurde, où
les femmes subjuguées par la musique se mettent à hurler, où certains des
musiciens (notamment Flake et Schneider) bougent de manière ridicule, où Till
lui-même adopte les postures les plus incongrues, le clip se conclut sur les
six mecs qui défilent au ralenti, le regard sur l’horizon, pas un sourire aux
lèvres, et aucune considération pour la fan qui se jette sur eux. Tout cela
donne l’impression que le groupe n’assume pas tout à fait ce côté burlesque, ce
« pur divertissement » pourtant devenu partie intégrante de leur
patrimoine, notamment avec les clips de MgM, Mein Land ou encore Pussy.
Au final, cette
attitude « badass » désamorce toute critique éventuelle du star
system, ou de la société de consommation en général.
« Ma radio m’appartient » :
un féminisme un peu malmené
Il
est impossible de conclure sans prendre en considération la manière dont certaines
images féministes sont utilisées dans le clip et participent au désamorçage du
message critique qui semblait être proposé.
Parmi
celles qui ne sont pas mentionnées ci-dessus, les suivantes sont emblématiques :
la saynète de la femme au foyer qui, après avoir entendu la chanson, se rebelle
contre son mari assis à la table pour réclamer sa soupe, le mettant à terre
pour sa plus grande joie – la sienne et celle de sa fille ; celle de la
femme au lit, se masturbant, avec la radio symbolisant sa vulve, épiée par un
petit garçon puis par le chef de police horrifié, comme s’il s’agissait d’un
peep show ; celle de la partie à trois, où une femme s’installe sur le dos
d’un homme pour embrasser une autre femme qui donne du champagne à l’homme en
question (probable référence à la libération des mœurs dans les milieux
artistiques durant les Années Folles). Ces trois scènes, dans la veine de celle
de la manifestation, représentent toutes une lutte clairement féministe, une
revendication de droits jusque-là niés à la femme, pour le bénéfice de ces
femmes et des générations suivantes.
Cette
revendication passe, entre autres, par une réappropriation de son propre corps,
et donc de sa propre sexualité, un des fondements du féminisme au XXème siècle.
On peut aller jusqu’à élargir l’idée de sexualité au plaisir, dans tous les
sens du terme, et ainsi permettre une interprétation nouvelle des paroles de
Radio, notamment le passage sur l’extase quasi jouissive de l’auditeur. « Chaque
nuit je montais sur le dos de la musique […] Chaque nuit, de nouveau, je m’envole
en aller simple avec la musique / Je flotte ainsi à travers les espaces lumineux
/ Pas de frontières, pas de barrières. » Il est intéressant de noter que c’est
uniquement pendant la nuit que la persona allume la radio pour écouter les « chansons
interdites » et les « notes dangereuses » qui lui permettent d’accéder
à ce plaisir. Musique et masturbation ne ferait ici plus qu’un.
Cependant,
un problème majeur persiste dans le clip : la lutte féministe est associée
à des scènes où des femmes, soumises à la société de consommation, s’extasient
devant une vitrine et se battent pour de simples radios. Or, le féminisme
dénonce justement la manière dont le capitalisme a fait de la femme la
consommatrice privilégiée depuis les années 1950 – et il est aujourd’hui
presque indécent d’associer les deux démarches, pourtant radicalement opposées.
Il est même plus que risible – voire inquiétant – de la part d’un groupe d’hommes
de confondre la groupie avec la féministe.
Pour
autant, il n’est pas possible de voir dans ce clip un message réactionnaire non
plus. Nous prendrons comme exemple la scène de l’allaitement en public,
revendication féministe très actuelle.
Par
conséquent, le clip fait preuve de certaines maladresses, jusqu’à commettre l’erreur
ultime de reprendre le célèbre tableau de Delacroix, où la nouvelle Marianne
sur des barricades a marqué sur ses seins « Ma radio m’appartient »
comme si elle ne revendiquait plus la liberté mais une nouvelle soumission, une
soumission au produit de consommation, mais aussi à ce groupe d’hommes qui ne
sont plus qu’hologrammes à la fin, qui n’ont plus aucune considération pour ce qu’ils
auraient provoqué (là encore une erreur dans une démarche féministe), ou pour
ce qui se passe autour d’eux, dirons-nous simplement.
Rappelons-le :
là où il y a ambivalence, il n’y a pas forcément contradiction. Le groupe, sans cette fin
saugrenue, serait dans l’auto-dérision efficace. Or, la critique des icônes
modernes est complètement désamorcée par l’image du groupe à la fin, présenté
hors système, quasi supérieur à tout ce qui l’entoure. Si, à l’inverse, le
groupe n’est plus qu’une allégorie de la liberté d’expression, luttant contre la
censure de l’Etat, et fédérant les femmes dans un désir de liberté, la fin
vient contredire totalement le propos en rejetant la femme qui les rejoint :
la liberté ne peut pas servir seulement les intérêts d’un groupe se plaçant
loin de son public. Enfin, si le groupe ne symbolise rien d’autre qu’une nouvelle
forme d’oppression, celle d’une société de consommation au pouvoir insaisissable,
versant dans la manipulation des besoins et des désirs, c’est le clip dans son
ensemble qui manque de cohérence, par l’utilisation abusive de codes qui
contredisent le propos, notamment le féminisme mais aussi le rouge des drapeaux
de l’UE.
C’est
très étonnant de voir autant de maladresses dans un clip, somme toute,
esthétiquement beau, avec un univers qui colle bien à la chanson, et qui offre
une interprétation intéressante car ambivalente des paroles en plus d’images
nouvelles dans un clip de Rammstein, notamment la scène des flics qui dansent,
probablement la meilleure idée du clip. Malgré ses maladresses, Radio, comme la
plupart des clips de Heitmann, comptera sûrement parmi les clips phare du
groupe – il est juste regrettable d’être ainsi passé à côté de la perfection.
Les paroles et ma traduction sont dispo ici.
Les paroles et ma traduction sont dispo ici.
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