jeudi 2 mai 2019

Radio - Rammstein (analyse du clip)


Rammstein marque son grand retour avec deux clips aussi riches, si ce n’est plus, que Haifisch, seul clip dont j’avais proposé une review sur ce blog. Il semble donc naturel que je fasse une pause dans l’écriture de fictions et m’attaque aux deux nouveaux. Commençons dans le désordre, par celui qui semble le plus simple à comprendre, ou plutôt, dont ma review sera probablement la plus courte : Radio.

Un coup d’œil aux paroles permet d’identifier assez vite le thème. Quelqu’un vivant en RDA cherche une échappatoire en écoutant des chansons de l’Ouest à la radio même s’il (elle) sait que c’est interdit. Ni l’Est, ni l’Ouest ne sont mentionnés mais on en déduit vite le contexte grâce à l’histoire de Rammstein. Cependant, la chanson vire assez vite au trip un peu psychédélique où la persona décrit une forme d’extase au moment où elle écoute ces fameuses chansons interdites. (A la limite de l’orgasme peut-être ? Nous y reviendrons dans la longue conclusion.)

Ainsi voit-on deux grandes lignes se dessiner dans le clip : d’un côté, la radio a valeur d’espoir – elle représente un moyen pour lutter contre l’oppresseur, contre la censure ; de l’autre, elle représente un produit de consommation qui fascine, qui subjugue en quelque sorte. Nous étudierons ces deux facettes presque indissociables l’une après l’autre pour mettre en évidence toute l’ambivalence du clip.




Une Radio pour lutter contre la censure… 


Dès l’introduction, le contexte est placé : la ville de Königs Wusterhausen, près de Berlin, est mentionnée. Connue pour son émetteur radio pendant la période communiste, elle permet de situer l’action du clip dans une RDA fantasmée où Till, sous les traits de Klaus Nomi (chanteur ouest-berlinois célèbre dans les années 1980), chante avec un groupe de musiciens habillés façon Années Folles (1920), tandis que la police, dirigée par un homme portant un Tschako (casque) prusse datant des années 1930, tente de mettre fin à la transmission, en vain.

La raison ? La diffusion de la chanson du groupe à la radio semble propager un élan de liberté soudain auprès des femmes (et filles) présentes à l’écran. Après les avoir vues monter le récepteur qui permet la transmission, nous les voyons se rebeller les unes après les autres et revendiquer une liberté nommée « Sendefreiheit » (liberté de transmission) jusque dans la rue.

De manière assez contradictoire, le choix du noir et blanc accentue l’aspect intemporel du clip, qui pourrait autant faire référence à un passé totalitaire qu’à une époque contemporaine, comme peuvent le faire penser la tenue stylisée des flics, avec leur masque improbable, ou les drapeaux européens (qu’on ne découvre rouges qu’à la fin du clip). En effet, la censure reste encore un problème majeur de nos jours, y compris dans les sociétés occidentales, et Rammstein en a déjà fait les frais (la chanson ITDW interdite en Allemagne à la sortie de LIFAD, par exemple). Par ailleurs, les « jumpcuts » déjà vus dans Ich will (clip du même réalisateur) accentuent l’idée d’une transmission imparfaite, soumise aux fluctuations des ondes, et il est intéressant de noter que les deux clips ont en commun le fait de traiter des médias dont le message, bien qu’imparfait, échapperait au contrôle de l’Etat.

Le fait que la police cherche à faire arrêter le concert sans y arriver montre à quel point la musique, en soi, est insaisissable. On peut restreindre la liberté d’expression, mais la musique, par son universalité, serait un moyen de dépasser cette restriction. Dans les paroles, cette dimension est exprimée par l’image d’une persona qui « disparaît de ce monde pendant une ou deux heures. » Dans le clip, on la perçoit avec le groupe de policiers qui, dès que leur chef n’apparaît plus à l’écran, se mettent à danser. Même l’état le plus totalitaire, le plus sécuritaire, ne peut rien face à un besoin de liberté se propageant parmi une partie du peuple (ici, la moitié, puisque nous voyons surtout des femmes revendiquer cette liberté à l’écran).



Cette lutte pour plus de liberté est, en outre, traitée avec beaucoup d’humour. Ce comique de situation (ou comique de gestes) est représenté par les scènes d’excès, de l’hystérie des femmes aux mimiques de Till. Ce comique vire presque à l’absurde avec des scènes comme celle de la coiffeuse qui coupe l’oreille d’un homme pour chanter dedans, ou celle de la nonne qui se flagelle devant une radio sacralisée. Outre le fait que ce type d’humour reste le plus accessible au public, on peut y voir un commentaire un peu méta-filmique sur Rammstein, pour qui la remise en cause des valeurs morales est presque devenue une marque de fabrique et la raison pour laquelle ils ont parfois dû lutter contre la censure.




…et pour se soumettre au consumérisme


Cependant, nous constatons dans le clip que cette liberté d’expression est immédiatement encadrée par le consumérisme. Dès le début, on voit les femmes qui ont assemblé la radio la porter comme un trophée, se plaçant symboliquement en-dessous d’elle. Dans le magasin (dont l’inscription sur la vitrine « Radio für Sie » sous-entend que les femmes forment la clientèle ciblée), elles se battent violemment pour obtenir les derniers produits sortis, nous rappelant ces images absurdes, pendant les soldes, pendant Black Friday, où les gens se bagarrent pour une télé.



Les femmes sont ici réduites au rôle de simples consommatrices, dont le bon sens aurait disparu. Dans un contexte évident d’oppression, on voit une femme, au milieu de la rue, donc à la vue de tous, allaiter une radio qu’elle ballade dans un landau. Lorsque le chef de la police la lui confisque, c’est à genou qu’elle tombe immédiatement, dans une posture de soumission évidente, à la fois face au policier, donc à l’Etat, et face à la radio, au produit de consommation, qui devient l’objet d’un besoin primaire.


De plus, ces femmes, par leur attitude hystérique, rappellent beaucoup celle des fans de pop stars. On remarquera que les radios en vente dans le magasin portent les noms de certains membres de Rammstein, et les femmes se les arrachent comme des fans s’arrachaient les poupées à l’effigie des boys-bands, ou autres produits dérivés pour n’importe quel autre groupe de musique. Ceci devient totalement évident à la fin, avec la femme qui apparaît pour se jeter sur les membres de Rammstein. Nous pouvons donc voir ici une critique du star system, propre à l’occident à l’époque – on se souvient du phénomène des Beatles par exemple – où un artiste, un groupe, peut être promu, voire même conçu, pour plaire à des consommateurs ciblés.

Peut-être y a-t-il aussi une forme d’auto-dérision de la part du groupe, qui s’identifie avec humour à ces icônes modernes, quitte à se déifier presque littéralement, en devenant de simples hologrammes, inaccessibles pour le commun des mortels, à la fin du clip. Mais l’auto-dérision n’est pas ici aussi bien maniée qu’avec Keine Lust (clip du même réalisateur – décidément !), dont la critique du star-system est très bien réalisée, symboliquement plus efficace et évitant les écueils de Radio dont nous parlerons dans la conclusion.

Par ailleurs, on remarque une forme de soumission de l’Etat totalitaire au consumérisme occidental au moment où les policiers se lancent pour une chorégraphie comme si, face au divertissement bien calculé, aucun pouvoir politique ne pouvait lutter. On peut noter que c’est le divertissement qui l’emporte à la fin, au moment où le groupe quitte les lieux ensemble en marchant tranquillement (leitmotiv très fréquent chez Rammstein depuis Du Hast), dans une position de gloire, puisque c’est à ce moment-là que la couleur revient à l’image, alors qu’on en avait vu les traces seulement avec la couleur des hologrammes auparavant.



C’est précisément l’attitude du groupe à la fin, sérieuse et impassible, parce qu’elle détonne du reste du clip, qui crée cette ambivalence dans le message. Après avoir adopté une imagerie très burlesque, où les saynètes virent à l’absurde, où les femmes subjuguées par la musique se mettent à hurler, où certains des musiciens (notamment Flake et Schneider) bougent de manière ridicule, où Till lui-même adopte les postures les plus incongrues, le clip se conclut sur les six mecs qui défilent au ralenti, le regard sur l’horizon, pas un sourire aux lèvres, et aucune considération pour la fan qui se jette sur eux. Tout cela donne l’impression que le groupe n’assume pas tout à fait ce côté burlesque, ce « pur divertissement » pourtant devenu partie intégrante de leur patrimoine, notamment avec les clips de MgM, Mein Land ou encore Pussy.

Au final, cette attitude « badass » désamorce toute critique éventuelle du star system, ou de la société de consommation en général.

 


« Ma radio m’appartient » : un féminisme un peu malmené


Il est impossible de conclure sans prendre en considération la manière dont certaines images féministes sont utilisées dans le clip et participent au désamorçage du message critique qui semblait être proposé.



Parmi celles qui ne sont pas mentionnées ci-dessus, les suivantes sont emblématiques : la saynète de la femme au foyer qui, après avoir entendu la chanson, se rebelle contre son mari assis à la table pour réclamer sa soupe, le mettant à terre pour sa plus grande joie – la sienne et celle de sa fille ; celle de la femme au lit, se masturbant, avec la radio symbolisant sa vulve, épiée par un petit garçon puis par le chef de police horrifié, comme s’il s’agissait d’un peep show ; celle de la partie à trois, où une femme s’installe sur le dos d’un homme pour embrasser une autre femme qui donne du champagne à l’homme en question (probable référence à la libération des mœurs dans les milieux artistiques durant les Années Folles). Ces trois scènes, dans la veine de celle de la manifestation, représentent toutes une lutte clairement féministe, une revendication de droits jusque-là niés à la femme, pour le bénéfice de ces femmes et des générations suivantes.



Cette revendication passe, entre autres, par une réappropriation de son propre corps, et donc de sa propre sexualité, un des fondements du féminisme au XXème siècle. On peut aller jusqu’à élargir l’idée de sexualité au plaisir, dans tous les sens du terme, et ainsi permettre une interprétation nouvelle des paroles de Radio, notamment le passage sur l’extase quasi jouissive de l’auditeur. « Chaque nuit je montais sur le dos de la musique […] Chaque nuit, de nouveau, je m’envole en aller simple avec la musique / Je flotte ainsi à travers les espaces lumineux / Pas de frontières, pas de barrières. » Il est intéressant de noter que c’est uniquement pendant la nuit que la persona allume la radio pour écouter les « chansons interdites » et les « notes dangereuses » qui lui permettent d’accéder à ce plaisir. Musique et masturbation ne ferait ici plus qu’un.

Cependant, un problème majeur persiste dans le clip : la lutte féministe est associée à des scènes où des femmes, soumises à la société de consommation, s’extasient devant une vitrine et se battent pour de simples radios. Or, le féminisme dénonce justement la manière dont le capitalisme a fait de la femme la consommatrice privilégiée depuis les années 1950 – et il est aujourd’hui presque indécent d’associer les deux démarches, pourtant radicalement opposées. Il est même plus que risible – voire inquiétant – de la part d’un groupe d’hommes de confondre la groupie avec la féministe.



Pour autant, il n’est pas possible de voir dans ce clip un message réactionnaire non plus. Nous prendrons comme exemple la scène de l’allaitement en public, revendication féministe très actuelle.



Par conséquent, le clip fait preuve de certaines maladresses, jusqu’à commettre l’erreur ultime de reprendre le célèbre tableau de Delacroix, où la nouvelle Marianne sur des barricades a marqué sur ses seins « Ma radio m’appartient » comme si elle ne revendiquait plus la liberté mais une nouvelle soumission, une soumission au produit de consommation, mais aussi à ce groupe d’hommes qui ne sont plus qu’hologrammes à la fin, qui n’ont plus aucune considération pour ce qu’ils auraient provoqué (là encore une erreur dans une démarche féministe), ou pour ce qui se passe autour d’eux, dirons-nous simplement.

Rappelons-le : là où il y a ambivalence, il n’y a pas forcément contradiction. Le groupe, sans cette fin saugrenue, serait dans l’auto-dérision efficace. Or, la critique des icônes modernes est complètement désamorcée par l’image du groupe à la fin, présenté hors système, quasi supérieur à tout ce qui l’entoure. Si, à l’inverse, le groupe n’est plus qu’une allégorie de la liberté d’expression, luttant contre la censure de l’Etat, et fédérant les femmes dans un désir de liberté, la fin vient contredire totalement le propos en rejetant la femme qui les rejoint : la liberté ne peut pas servir seulement les intérêts d’un groupe se plaçant loin de son public. Enfin, si le groupe ne symbolise rien d’autre qu’une nouvelle forme d’oppression, celle d’une société de consommation au pouvoir insaisissable, versant dans la manipulation des besoins et des désirs, c’est le clip dans son ensemble qui manque de cohérence, par l’utilisation abusive de codes qui contredisent le propos, notamment le féminisme mais aussi le rouge des drapeaux de l’UE.



C’est très étonnant de voir autant de maladresses dans un clip, somme toute, esthétiquement beau, avec un univers qui colle bien à la chanson, et qui offre une interprétation intéressante car ambivalente des paroles en plus d’images nouvelles dans un clip de Rammstein, notamment la scène des flics qui dansent, probablement la meilleure idée du clip. Malgré ses maladresses, Radio, comme la plupart des clips de Heitmann, comptera sûrement parmi les clips phare du groupe – il est juste regrettable d’être ainsi passé à côté de la perfection.

Les paroles et ma traduction sont dispo ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...