dimanche 21 octobre 2018

Amaryllis - chapitre I


I – Le concert à Nantes


                Je suis encore tout euphorique ; je piétine frénétiquement : je viens d’assister à mon premier concert de Rammstein ! Et, à mon humble avis, c’était tout simplement formidable ! Un sourire extatique reste accroché à mes lèvres ; j’ai encore les yeux pétillants de bonheur. J’avais réussi à me retrouver pile au premier rang dans la fosse, en arrivant près de dix heures à l’avance, mais pas à me mettre pile au milieu devant Till ; j’avais donc fini à gauche, juste devant la partie de scène surélevée où trônait Paul, ce qui était un moindre mal, mais peu importe ! Je ne sais pas trop s’il avait pu lire à cette distance les paroles de Ohne Dich tatouées sur ma poitrine, mais il avait quand même souri ! A moi ou à un autre, peu importe ! Je viens d’assister à mon premier concert de Rammstein et l’expérience est tellement unique que les moindres petites choses qui m’ont semblé clocher ont fini par disparaître de ma mémoire.
                A mon avis, dans des moments pareils, le corps lâche un taux d’adrénaline tel qu’on en perd tout bon sens. Je pourrais franchement courir un marathon, là. Mais bien sûr, je préfère rester devant les grilles à la sortie des artistes. C’est bien absurde, je sais, et bien optimiste connaissant le caractère distant des Teutons, mais je ne suis pas la seule à croire un peu. Quelques die-hard fans sont là, eux aussi – dont une amie du forum rencontrée à l’occasion du concert. On n’arrête pas de s’échanger nos impressions sur le concert, histoire de se réchauffer un peu en perpétuant la frénésie du show dans le froid glacial. Ça aussi fait partie de la vie des fans – de certains en tout cas, ceux qui n’ont pas fini backstage : d’attendre jusqu’à une ou deux heures du matin à la fin d’un concert juste pour apercevoir le visage des artistes dans le van qui les conduira à la ville suivante, à l’aéroport, ou à l’hôtel (mais ça va être l’aéroport, c’est sûr : ils doivent être en Suisse le 18 – pour une raison qui m’échappe, j’ai appris les dates par cœur), en laissant la frénésie suivant le concert s’évacuer petit à petit, avant de se rejoindre ailleurs pour quelques verres et l’échange de souvenirs enflammés.
‘Quand je pense qu’ils sont tranquillement au chaud en coulisses, en train de se faire un petit shot de tequila, les enfoirés !’
‘Bah ! en même temps, ils l’ont mérité – ils ont vachement assuré ce soir, je trouve !’
‘La voix de Till était un peu faiblarde quand même !’
‘C’est parce qu’il a grossi – il a du mal à reprendre son souffle.’
                Les rires fusent ; les échanges futiles perdurent.
‘Arrêtez ! il est pas si gros !’
‘Attends ! t’as vu son costume ?! Je trouve qu’il le serrait un peu trop, franchement !’
‘Ben, c’est bien quand c’est un peu moulant !! Mmm… Vous avez vu les fesses de Riri ?’
‘Ah ! vous, les filles, franchement !’
‘Quoi !’
‘Vous ne pouvez pas vous contrôler, c’est clair – c’est toujours : oh ! t’as vu le cul de Richou ? Ou encore : oh ! t’as vu le collier pour chien de Doom ? Pfff !’
‘Ben quoi ! C’est pas de notre faute s’ils sont trop sexy, ces mecs-là !’
‘On parle de vieux pépés de 40 balais, quand même !’
‘Hey ! ne me parle pas de pépés, s’te plaît !’
‘Ben, Till est grand-père, je te signale !’
‘Ouais, mais quand même ! je préfère ne pas y penser, voilà !’
                Mon portable se met à sonner et je m’éloigne du groupe pour répondre. C’est ma sœur qui s’assure que tout va bien. Je tente de lui expliquer pourquoi je préfère rester vainement devant la sortie des artistes mais préfère couper court à la conversation – ce n’est pas vraiment compréhensible pour les non-fans. Quand je raccroche, j’aperçois l’un des agents de la sécurité qui me fait signe un peu plus loin. Je le lui renvoie avec mon inconscience habituelle et reprends la direction des autres fans. Il insiste, il m’appelle. Sur le coup, je ne tilte pas. C’est seulement après un temps de réflexion inconsidérée que je me dis : « Et s’il pouvait me faire passer backstage ? »
‘Salut !’
‘Re !’
                Je le reconnais – c’est le mec qui s’était posté à deux mètres de moi pendant le concert, juste devant la blonde au décolleté bien plus avantageux que le mien, qui lui avait valu un bracelet automatique. Je m’approche du côté où il se trouve, derrière la grille.
‘T’es du genre ultra groupie, toi, non ?’
‘J’ai crié tant que ça ?’
‘Jamais vu une fille s’exciter comme ça, non.’
‘Bah ! tu sais ce qu’il te reste à faire : achète-toi une guitare et lance-toi dans le rock !’
‘Ouais, ça a l’air pas mal comme reconversion. Mais je préfère faire passer les filles en coulisses, c’est plus marrant.’
‘Ah ? Tu m’intéresses, là !’
‘Ah ben, tiens !’
‘J’y aurais droit, moi aussi ?’
‘Mmmm…’
                Il fait semblant d’y réfléchir.
‘Je sais pas trop…’
‘Si c’est du fric que tu veux, je te préviens, c’est niet !’
‘Alors t’offres quoi ?’
‘Mmmm…’
                Je fais à mon tour semblant de réfléchir.
‘Une photo de moi dédicacée ? Je suis pas encore célèbre mais quand je le deviendrai, elle aura de la valeur !’
‘Je t’aime bien, toi !’
‘Merci !’
‘Allez viens !’
                Il sort des clefs de sa poche et se dirige vers un portail un peu plus loin. Je longe la grille pour le rejoindre. Il ouvre le portail et je me faufile de son côté, un sourire resplendissant aux lèvres. L’euphorie de tout à l’heure se saisit à nouveau de moi – à croire que je ne verrai jamais la fin de cette frénésie quasi maladive, qui me fait sautiller sur place comme une gamine de cinq ans qui attend le Père Noël. Mon amie restée derrière les grilles plus loin, je l’ai quasi oubliée. Je ne suis pourtant pas du genre égoïste, mais mon bon sens a totalement disparu à l’instant même où la perspective de rencontrer le groupe s’est formée dans mon esprit. Le type, que j’ai à peine regardé et que je ne pourrais déjà plus décrire si on me le demandait, me dirige vers une entrée de service, me laisse passer la première. On parcourt plusieurs couloirs, moi toujours devant – lui me faisant signe de la tête pour m’indiquer quelle direction prendre. Au bout d’un moment, on se retrouve à nouveau à l’extérieur – apparemment, d’un autre côté du Zénith ; j’aperçois même un des camions Rock’n’Roll Trucking attendant d’être chargé du matos pyrotechnique ayant servi pour le concert, les ailes d’anges de Till, la baignoire où Flake se fait prétendument tabasser, bref ! tout ce qui m’a fait rêver cette nuit !… Et là, je commence à trouver la situation étrange.
                Je me retourne vers le mec.
‘De toute évidence, l’after, c’est pas par là !’
‘Non, en effet.’
‘Bon. Ben…je vais trouver la salle moi-même alors !’
                Je vais pour ouvrir la porte par laquelle on vient de sortir quand il m’attrape par les cheveux et m’enfonce la lame d’un poignard dans la bouche, le tranchant de la lame à peine retenu entre mes dents.
‘Si tu cries, si tu gémis, si tu dis un seul mot, ou si tu bouges, tu peux dire ciao à ton joli minois.’
                J’essaie d’attraper son entrejambe avec ma main gauche, prête à lui arracher ses précieux bijoux, mais le connard me plaque contre le mur – son couteau me pinçant douloureusement les lèvres, sa main droite m’arrachant le cuir chevelu, son corps me comprimant contre le béton. Je cherche désespérément un moyen de m’extirper sans bouger ma tête, sans prendre le risque d’avoir la joue gauche mutilée.
‘Tais-toi !!’ susurre-t-il entre ses dents.
Est-ce bien utile ? La peur me comprime la gorge– si je gémis, c’est sans même le savoir. Je tâtonne, réfléchissant à un moyen pour lui faire mal. Ma respiration est saccadée, j’ai l’impression que son poignard m’empêche de respirer. Je me rends compte que je suis en train de griffer frénétiquement son bras avec ma main droite, le suppliant du regard de me lâcher. Je voudrais instinctivement crier –
‘J’ai dit : ferme-la, petite conne !’
                Il me donne un coup de genou dans la cuisse. Puis il lâche mes cheveux pour attraper mon cou – je sens toujours son couteau entre mes dents – il en profite pour déchirer ma veste, se sert de mon foulard pour m’étrangler – et il m’écrase à nouveau contre le mur. Je crois que le choc me fait perdre mon souffle car je me sens partir. Quand je reprends mes esprits, je suis à genoux – il retire son couteau et me jette au sol, où je me débats contre ses mains qui tentent de retirer mon jeans. Il a un sourire con aux lèvres, le genre de sourire qu’on s’attend à retrouver sur la tête d’un clown timbré plutôt que sur celle d’un prédateur sexuel. Il me gifle et je m’affale en arrière. Il en profite pour arracher mon pantalon, mon shorty avec, et me plaquer sur le ventre. Je regrette amèrement d’avoir mis mon corset ce soir-là – il m’empêche de respirer normalement, et surtout de me défendre, me comprimant de telle sorte qu’il m’est impossible de me dégager. Je cherche une pierre dans la pénombre lorsqu’il attrape à nouveau mes cheveux, m’oblige à me retourner, se prend une beigne dans la gueule, s’énerve et me force le poignard à nouveau dans la bouche. Ses cuisses écrasent les miennes et sa main gauche se faufile déjà pour déboutonner son propre jeans. Je tente de crier mais sa lame s’enfonce sur ma langue ; ma joue prend le goût amer de mon propre sang mêlé au salé de mes larmes.
Et j’ai mal.
Affreusement, atrocement mal. Pendant que son couteau transperce ma bouche, le sang s’engouffrant dans ma gorge qui n’arrive plus à déglutir, son pénis me perfore les entrailles ; et répondant à mon instinct de survie, je me casse les ongles contre son bras droit, qui tient fermement le poignard. Ses mouvements incessants font s’écouler le sang plus vite dans mes poumons et j’ai l’impression de me noyer dans un lac où des corps putrides viennent m’arracher les membres. Avant de devenir cinglée, mon imagination en vient à concevoir une explication plus absurde encore à mon interminable souffrance, comme si c’était le seul moyen de préserver ma santé mentale, d’accepter de survivre sans bouger le temps que l’assaut se termine…

Soudain, il s’arrête – son visage prend un air effaré – il se baisse vers moi et me menace avec férocité. Je comprends que quelqu’un vient de sortir du Zénith et se tient debout tout près, alors je crache le sang resté dans ma gorge, laissant s’échapper un gémissement lugubre.
‘Wer ist da ?’
Mon agresseur me crache au visage, se retire en vitesse, et prend ses jambes à son cou. Je me roule sur le côté, les cuisses serrées, les mains collées à ma joue.
‘Hey ! Wer ist da ?’
                J’entends des pas qui s’approchent. Je rouvre les yeux et aperçoit mon jeans et ma veste, que j’attrape avec faiblesse et que j’enfile de peur que la nuit me découvre dans cet état affreux. Des larmes inondent ma joue endolorie – des sanglots s’étouffent dans ma gorge.
‘Wer… Who’s zere ?’
                Les pas se rapprochent encore – on dirait qu’il titube. Je vois des bottes dans lesquelles le bas du pantalon a été fourré. J’essaie de lever la tête et j’aperçois une silhouette, celle d’un homme assez petit qui cherche l’origine du bruit. Il s’approche encore et me voit enfin. Je reconnais Paul : il a un paquet de cigarettes dans la main, un petit bonnet sur la tête, et seulement un T-shirt sur le dos. Il devrait frissonner mais apparemment, il a trop bu pour se rendre compte du froid hivernal.
‘Are you okay?’
‘Oui…heu… Ja.’
‘Sicher?’
‘Ja… sicher,’ dis-je en grimaçant, la douleur me lacérant le visage de plus belle.
                Il fronce les sourcils, garde la tête légèrement sur le côté, comme pour essayer de mieux voir mon visage. Je tente tant bien que mal de me mettre sur pied. Sur le coup, Paul ne réagit pas ; puis il se rapproche encore pour prendre mon bras et m’aider à me relever, mais il se loupe à moitié et prend appui sur le mur. J’ajuste mon pantalon et m’éloigne instinctivement de lui. J’essaye de me tenir droite, mais je n’y arrive pas : mon corps veut crier mes meurtrissures mais je m’y refuse.
‘Willst du eine Zigarette?’
                Je lève mon regard sur son visage indécis, légèrement gêné – de toute évidence, il n’a aucune idée de ce qui vient de m’arriver.
‘Nein. Danke. Ich...ich rauche nicht.’
‘Ah. Gut.’
                Il hésite à s’en cramer une puis me fixe du regard, comme si quelque chose n’allait pas chez moi. Je baisse la tête et rajuste ma veste, retenant mes larmes de toutes mes forces. Paul finit par se ressaisir de sa torpeur et me sort :
‘Tut mir leid. Ich hab’ ein bisschen zu viel getrunken, also... Aber du... du bist das Mädchen mit der Tätowierung?’
‘Ja...ich weiß, dass...es ist...bescheuert.’
‘Na klar! Total bescheuert! Aber toll auch. Ich liebe Tätowierungen auch!’
                Il prend un air fier et me montre le truc qu’il s’est fait tatouer sur l’épaule droite, et qui m’avait fascinée pendant tout le concert. Mais je ne suis pas en état pour analyser le motif. Il a un petit rire confus, puis me lance un gentil sourire en pointant mon tatouage du doigt.
‘Hat sie dir weh getan? Mir, gar nicht!’ dit-il fièrement, arborant le sourire béat des mecs bourrés.
                Je n’en peux plus. Un profond gémissement sort de ma bouche et mes larmes s’écoulent à flots.
‘Ist dir gut?’
                Il se rapproche et aperçoit ma joue. Il fronce les sourcils, cette fois avec plus de conviction, comme si son cerveau imbibé d’alcool commençait à très lentement résoudre l’équation de la scène. Il tend la main vers ma plaie mais je m’écarte, perds momentanément l’équilibre et me rattrape contre le mur. Paul se baisse pour ramasser quelque chose que j’ai dû faire tomber. Enfin, il se redresse et me regarde fixement, sans mot dire.
‘I’m sorry. I…I just…I just wanted to see you backstage but…but it seems it was a mistake,’ murmuré-je.
‘It’s okay. You can come… if you want…have a drink…’ balbutie-t-il, incertain de son accent.
‘Thanks but…’
‘What do you have on ze cheek?’
‘Nothing.’
                Par réflexe, je remets ma main contre la joue.
‘What happened?’
                Je le regarde à nouveau dans les yeux. Je soupire : de toute évidence, son cerveau est bien trop imprégné d’alcool pour que je puisse ne serait-ce qu’espérer pouvoir lui raconter ce qui vient de se passer sans devoir me répéter trente-six fois. Je tends la main vers sa joue – il fronce les sourcils mais ne bouge pas, ne cille même pas.
‘May I ask you something?’
‘Ja.’
‘Can I have a hug?’
‘Of course.’
                Il hésite puis s’incline pour m’enrouler de ses bras tout chauds, presque moites. Je l’entends prendre une inspiration :
‘I’m stup – I don’t underst – What happened to you?’
‘Nothing. Nothing happened tonight.’
                Je m’arrache à ses bras, m’éloigne aussi vite que possible.
‘Hey! Wohin gehst du? Where…where are you going?’
                Je ne veux pas me retourner – il faut que je parte loin – avant que je ne perde connaissance – avant qu’il ne finisse par comprendre. Je dois m’éloigner au plus vite et oublier tout ça, oublier cette nuit-là – l’enfouir au fond de ma mémoire pour ne plus jamais y faire allusion.
‘Warte!… Du hast es vergessen!’ crie-t-il mais je suis déjà trop loin pour en être sûre…

***

                C’est en chemin que je comprends que Paul parlait peut-être de mon foulard. Mon foulard blanc aux roses rouges imprimées dessus, sorte de bouquet ensanglanté que je lui avais laissé par inadvertance. Plus tard, j’apprendrai qu’il avait tout fait pour garder ce foulard. Même quand il était rentré en coulisse, où Richard l’avait dévisagé, lui sautant dessus en lui demandant :
‘Mais bon dieu ! qu’est-ce qui t’est arrivé ?’
Paul, ne comprenant pas, avait encore une fois froncé les sourcils puis avait baissé les yeux sur son T-shirt et le foulard couverts de sang – son cerveau commençant lentement à restituer la scène ; même quand ils avaient appelé la police, qui avait estimé que le foulard était une preuve de l’agression, mais sans plainte déposée par la victime, ils ne pouvaient rien faire de toute façon ; même quand Schneider avait fait la remarque que dormir avec le foulard l’apparentait à un psychopathe, ce sur quoi Flake avait rétorqué :
‘Je dirais plutôt qu’il s’agit de nécrophilie !’
Même quand Paul lui-même s’était rendu compte que son obsession le rendait malade, rythmant ses nuits de cauchemars horrifiants, Till et Olli l’approuvant d’un ‘Mmm’ compatissant, il avait insisté pour conserver le foulard avec lui, comme un fétiche, comme le symbole de son incompétence, dira-t-il.

« …Pour être franc, j’ai l’impression d’avoir vraiment merdé. Pour une fois dans ma vie, une jeune fille avait besoin de mon aide. Et je n’ai pas réagi comme il fallait. J’ai été assez con pour me bourrer la gueule ce soir-là ; je…je ne l’ai pas aidée comme il fallait. Et…et je m’en voudrai toujours. Toujours…de…de ne pas savoir ce qui lui est arrivé – s’il lui est arrivé malheur ou pas, ou si… Je n’en dors même plus. L’idée qu’elle puisse être morte dans le caniveau me fait tellement…peur… »

                En fait, j’ai erré dans les rues de Nantes pendant une ou deux heures avant de trouver une station de tram. J’ai attendu jusqu’à six heures du matin et j’ai pris la première rame, qui m’a conduite jusqu’à chez ma belle-sœur, où dormait mon frère – mon frère à qui j’ai dû expliquer que j’avais reçu un tesson de bouteille pendant le concert dans la fosse, qui m’a amenée aux urgences sans trop me poser de questions, et qui en a posé encore moins quand je lui ai dit que je voulais rentrer en Vendée au plus vite pour rejoindre la famille, qui avait décidé de passer les vacances de la Toussaint chez Mamy. C’est là que mes sœurs m’ont interrogée : elles ne comprenaient pas pourquoi j’avais pris le risque de rester à la fin du concert avec la joue à moitié arrachée. J’avais trouvé comme excuse bidon que je ne m’étais pas rendu compte de l’ampleur de la plaie, qui m’avait pourtant valu quinze points de suture en tout. Bizarrement, je n’avais plus mal – ou alors, j’avais déplacé ma douleur vers une autre cicatrice, que je cachais par contre. Mes sœurs me trouvant trop morose (je sortais pourtant du ‘concert de ma vie’), elles avaient mis ma mauvaise humeur sur le compte d’un concert raté, que je n’osais m’avouer comme tel. Seule ma sœur aînée, restée dans le sud de la France pour accoucher de son quatrième, avait compris – sans même me voir, juste en me parlant au téléphone. Sûrement son sixième sens. Je lui ai fait promettre de ne le dire à personne d’autre, ce qui allait contre ses principes :
‘Mais il faut le faire mettre en prison, ce salaud !!’
Pourtant, elle a accepté mon choix, m’a laissée sombrer dans une dépression diffuse, presque identique à ce que je vivais avant – les crises d’angoisse en plus. Elle savait, de toute façon, que si elle partageait le secret avec les autres de la fratrie, je nierais tout en bloc. Elle préférait donc me laisser les commandes ; me laisser me ressaisir par moi-même.
                J’ai donc choisi de rejeter tout ce qui faisait référence à Rammstein – j’ai arrêté de fréquenter les forums ; j’ai cessé de parler à mes amis fans du groupe sur les réseaux sociaux ; j’ai rangé toute ma collection dans des cartons, posters et DVDs inclus ; j’ai choisi de vivre sans Rammstein. Ou presque. Je gardais seulement le Messer sous la main. Choix ascétique, me semblait-il, et pourtant si simple car si peu de personnes dans mon entourage connaissaient les Teutons avant que je ne leur en parle, donc personne ne faisait le lien entre ce livre et le groupe.
                Le sevrage se passait bien – même s’il ne m’aidait pas vraiment dans mon Master, que j’envisageais maintenant d’abandonner, la motivation pour tout se faufilant entre mes mains – j’oubliais Till aussi facilement qu’il était devenu mon idole. Il devenait pour moi un auteur parmi d’autres, dont je feuilletais les poèmes entre deux crises d’angoisse. Comme pour Baudelaire ou Apollinaire, je ne lisais ses textes plus que par abstraction : j’ignorais l’homme derrière la plume ; je ne voyais que des mots rédempteurs. Même en me regardant dans le miroir, j’oubliais qui avait écrit les paroles que j’avais tatouées sur ma poitrine – je ne concevais que l’impact que ces mots avaient sur moi ; plus du tout l’homme que j’appréciais pour les avoir écrits ; ni même la musique qui accompagnait ces paroles, car me souvenir de la musique me rappellerait aussi le musicien…et ça, je ne pouvais pas – je ne pouvais plus.
                Jusqu’au jour où un ami m’envoya un lien vers une vidéo sur YouTube – l’ayant visionnée, j’ai cliqué sur ma page d’accueil par réflexe et YouTube me proposait une ‘heart-breaking interview of Paul Landers’ – le titre m’intriguait trop. Je n’ai pu contrôler ma pulsion – j’ai cliqué dessus.
                Paul y avait une mine affreuse et fumait clope sur clope, ce qui mettait même le journaliste mal à l’aise. Sa voix était enrouée, ses paroles saccadées. C’est d’ailleurs sa voix que j’entendais encore quand j’ai pris le train pour Paris le quatre avril, quelques semaines après la diffusion de la vidéo. Sa petite voix hantée, qui résonnait toujours dans ma tête, où le silence gêné du journaliste était remplacé par des murmures rassurants. Les miens.

« …C’est pour ça que c’est vraiment important…pour moi…qu’elle vienne à cette séance de dédicaces, si elle peut, ou qu’elle trouve un moyen quelconque pour dire qu’elle va bien. Qu’elle est en vie. Au moins que je sache…si elle est en vie, disait-il d’un air plaintif. Ça sera aussi l’occasion de faire plaisir à d’autres fans, évidemment : nous en organisons si peu, de ces séances de dédicaces ! » se reprenait-il enfin, quand il se rendait compte de l’implication de ses paroles, le sourire vide qui ne signifie rien aux lèvres.

                Comme s’ils avaient organisé tout ça juste pour cette raison débile…

[Suite]

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Ich verstehe nicht - 15

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