dimanche 14 octobre 2018

Amaryllis - Prologue




Amaryllis (Ich vergebe dir)

„Auf einer Brücke ziemlich hoch
Hält ein Mann die Arme auf
Da steht er nun und zögert noch
Die Menschen strömen gleich zuhauf“
Rammstein, „Spring“

PROLOGUE

                Quatre avril 2010, il est environ 18 heures. J’attends sur les Champs Elysées. Une centaine d’autres fans, des métalleux surtout, avec leurs bottes cloutées, leur hoodie à l’effigie du groupe et leur maquillage outrancier, ainsi que quelques loligoths aux cheveux rouges ou violets, piétinent sur place devant la FNAC. Nombreux sont ceux qui arborent un T-shirt avec la citation tirée d’une chanson du groupe. Le Haut Tank Top remporte haut la main parmi les filles. La citation est parfaitement ironique, mais elles l’ignorent sûrement.
                La sécurité essaie de gérer la masse de fans – ils trépignent tous d’impatience. C’est qu’ils ne s’y attendaient pas vraiment ! Moi non plus, en temps normal, j’aurais eu du mal à y croire, franchement.
La tournée a commencé à l’automne dernier, le groupe respectant leurs délais pour une fois, et elle se déroulait plutôt bien. Les places s’étaient vendues comme des petits pains – certes pas au point d’être sold out en moins de 6 heures dans chaque ville – on parle de Rammstein, là, pas de Metallica – mais quand même ! Malgré le désastre de la vente des places allemandes (ou plutôt, probablement à cause de ce désastre), ils avaient réussi à afficher complet en moins d’une heure dans certaines villes européennes. De plus, les critiques étaient dithyrambiques ; les fans parlaient déjà de se refaire une date sur les forums et les réseaux. En Allemagne, la fanbase était au rendez-vous, créant ce véritable chaos sur leur site officiel, qui avait eu l’exclusivité des ventes en Allemagne – dans le reste de l’Europe, nombreux étaient les nouveaux fans qui se pointaient pour leur tout premier R+ concert. Tout le monde se disait qu’ils allaient enfin cartonner aux Etats-Unis, d’autant plus que le groupe avait vu grand : la tournée devait durer deux ans et demi, passait par les Amériques, l’Asie et l’Océanie, et on parlait même de nouvelles dates en Europe pour l’automne après le concert à Tokyo. Un succès plus qu’honorable pour les Teutons, s’accordent à dire tous les fans présents devant la FNAC.
Or, après le concert à Nantes, le groupe a décidé d’annuler toutes les dates, sans explication – ou presque.
Dans la newsletter du site officiel, on lisait : « pour s’excuser de cette annulation, le groupe prévoit une séance de dédicaces à Paris. » Quelques jours après, c’est Paul Landers en personne qui a fourni de vagues explications. Il avait l’air fatigué, comme s’il n’avait pas dormi depuis des jours : des cernes encore plus prononcés sous les yeux, une mine plus que déplorable. On aurait presque dit qu’il avait passé les quelques minutes précédentes à chialer hors caméra, à moins que ce ne soit que mon imagination. Cependant, la peine qu’on ressent face au désarroi d’autrui a vite laissé place à un plaisir quasi sadique de le voir souffrir à ma place, un plaisir qui me rendait coupable et donc me torturait d’autant plus, un plaisir que je ressens encore en observant les fans aujourd’hui, tous venus pour la même raison, pensé-je : cette curiosité malsaine que j’appréhende malgré moi, qui m’empêche de retraverser la rue mais qui m’a quand même attirée ici – malgré moi.
Je me tiens de l’autre côté de la rue des Champs Elysées, en face de la horde de fans qui attendent à l’entrée de la FNAC. Certains sont arrivés vers midi, voire avant, alors que la dédicace n’est annoncée qu’à 19 heures. Je sais, j’étais là, je les ai vus arriver si tôt. Les passants n’avaient pas tilté. C’est vrai qu’ils ont un look plutôt normal, ceux-là. Puis vers 16 heures, le troupeau s’est agrandi, et les passants ont commencé à se poser des questions. Une vieille mémé m’a même demandé si je connaissais ce groupe,
‘Les Rame-stène, ou quelque chose comme ça – ça vous dit quéqu’chose à vous ? Car moi, je connais pas du tout…’
                Je me suis tournée vers elle. Elle a vu ma joue. Je lui ai souri. Elle a fait les yeux ronds.
‘Non. Pas vraiment,’ ai-je répondu.
                Elle s’est éloignée sans dire un mot, puis j’ai remis ma mèche de cheveux châtains, légèrement bouclés et surtout très abîmés, devant mon visage. Ce geste est devenu une habitude maintenant. J’ai remarqué que les gens n’aiment pas ce qui sort de l’ordinaire. Déjà qu’ils fixaient mon tatouage du regard avant – à l’époque où j’osais me mettre en débardeur – alors une balafre sur la joue gauche !...

                Vous vous demandez sûrement ce que je fous là, à attendre dans la rue pendant des heures une séance de dédicaces à laquelle je ne veux pas vraiment assister. A vrai dire, je n’en sais rien. Quand j’ai vu l’interview donnée par Paul sur YouTube, j’ai ressenti un profond malaise, alors que je m’étais promis de ne pas y aller. J’avais ressenti le besoin de parler à Paul, de le rassurer – et ce besoin-là est toujours blotti dans mes entrailles, que je cache avec un livre apporté « juste au cas où » et je dois être honnête, ce besoin-là est absurde, car ce n’est pas en trois secondes de dédicace par personne qu’on apaise ce malaise indicible. C’est ce que j’ai dit à ma sœur aînée – « juste au cas où » – elle est la seule à être au courant de ce qui m’est arrivé à Nantes le 16 novembre dernier.
‘Au cas où tu arriverais à leur parler ?’
‘Oui. Peut-être. Je sais pas.’
‘Fais comme tu le sens. Je préfère encore que tu sortes plutôt que tu restes enfermée chez maman. C’est pas bon de rester cloîtrée comme ça, tu sais.’
‘Je sais,’ ai-je répondu, sans amertume visible.
‘Et tu sais, je t’accompagnerais bien mais avec mes quatre gamins…’
‘T’inquiète. Je ne faisais que te prévenir. Je vais dire à Maman que je vais à Toulouse pour du shopping et que je dors chez une copine.’
‘Ah d’accord.’
‘C’est juste pour que quelqu’un sache que je pars à Paris en fait. Au cas où…’
‘Je comprends. Fais bien attention à toi quand même. Y’a quelqu’un qui peut t’accompagner ?’
‘Oui, j’ai une amie là-bas.’ (Ce qui était faux – du moins, je n’avais prévenu personne, mais je reconnais bien quelques têtes dans la foule.)
‘Sinon, tu peux toujours demander à Cédric – il acceptera sûrement de venir te chercher à la gare et…’ (Cédric est notre cousin – lui aussi avec des gosses en bas âge.)
‘Non, non, ça ira.’
‘T’es sûre ?’
‘Certaine,’ ai-je dit presque machinalement, en enfournant le livre apporté « au cas où. »
                Je suis donc venue quand même, et je m’en rends compte maintenant. Je n’aime pas ça. On dirait que je passe des jours avec mon cerveau en mode off sans me rendre compte de ce que je fais. Je pars dans mes pensées mais, en même temps, j’achète un billet de train sur Internet, j’embarque dans le premier TGV, je marche jusqu’au métro parisien, je prends un ticket, je me traîne jusqu’aux Champs Elysées, et tout ça, sans réfléchir, ou alors en réfléchissant sur tout et rien – je réfléchis trop, me dit souvent ma sœur cadette, et elle a tellement raison.
                Non, je ne veux toujours pas traverser cette rue pour rejoindre le troupeau de fans. L’idée même m’en fait trembler les membres.
‘Hey !... Hé oh !!... Allô la Terre, ici la Lune !’
                Je me retourne vers le mec qui me cause.
‘Salut !’
‘On se connaît ?’
‘Non, mais je vois que tu as le Messer là ! Toi aussi, tu es venue pour la séance de dédic’ ?’
‘Heu…plus ou moins…’
                Je baisse les yeux sur mon édition paperback du livre de Till Lindemann, apporté sans grande conviction – je suppose qu’il doit toujours y avoir mes poèmes dedans…
‘Wow ! Y’a un paquet de monde depuis tout à l’heure !
‘En effet.’
‘Viens, y’a pas de voiture là !’
                Le type – un grand maigre avec un T-shirt Sehnsucht, la tête d’Olli imprimée dessus – m’attrape le poignet et m’emmène de l’autre côté de la rue. Sur le coup, je ne réagis pas, puis je lui dis de me lâcher et je m’arrête au milieu de la route. L’autre me regarde bizarrement.
‘Qu’est-ce qui t’arrive ?’
                Je contemple mes pieds, cherchant une excuse, mais à vrai dire, je ne le connais même pas. N’est-ce pas une excuse suffisante ?
‘J’ai tordu ma cheville.’
‘Hey ! Fais gaffe ! y’a une voiture !’
                Il se saisit de mon bras et me tire vers le trottoir, à quelques mètres à peine de la FNAC. La voiture me frôle de peu.
‘Eh ben dis-donc ! Tu l’as échappé belle ! ça va ta cheville ?’
‘Oui.’
‘T’as quoi à la joue, là ?’
‘Rien.’
                Je remets mes cheveux devant mes yeux.
‘Viens, j’ai un pote qui attend déjà dans la file. Pratique, hein ? Je suis allé chercher des sandwiches pendant qu’il poireautait pour moi. Au fait, moi, c’est Sébastien.’
                Il s’arrête pour me présenter sa main. Je la regarde fixement. Il se sent un peu con et remet sa main dans la poche.
‘Et toi ?’
‘De quoi ?’
‘Ton petit nom ?’
‘Gabrielle, mais ne me drague pas – mon cœur est déjà pris pour cet homme.’
Je lui montre le Messer. Ma remarque se veut presque être une boutade mais ma froideur la désamorce complètement.
‘Et tu ne lui ressembles pas vraiment.’
                Sébastien éclate de rire. La seule explication logique à son comportement est qu’il est très certainement bourré.
‘Tu es bien marrante toi !’
‘Tu n’as aucune chance, à mon avis…’ ajouté-je, pensive.
‘OK, OK ! Tiens, v’là mon pote ! Hey ! Marc !’
‘Ah te voilà enfin ! J’ai la dalle moi !’
‘Ouais, tiens – bouffe, gros porc ! Je te présente Gabrielle, une « groupie » de Till.’ (Il signale les guillemets avec ses doigts.)
‘Ah, salut !’
‘Salut.’
                Les deux amis se bouffent leurs sandwiches et je me rends compte que je n’ai rien mangé depuis hier mais je n’ai pas vraiment faim. Je n’ai plus vraiment envie de grand-chose depuis quelques mois, j’avoue. Les fans devant nous s’étaient retournés pour zyeuter ma cicatrice sur la joue – je l’ai à nouveau dissimulée en me recoiffant. Et là, je cherche désespérément une excuse pour m’enfuir, pour échapper à tous ces gens venus voir les mêmes vieux schnoks. Mais rien à faire : mon cerveau est en mode compote à nouveau. Je ne prends aucune initiative pour partir loin de tous ces jeunes, loin de tout ça, loin de tout ; et lorsque les portes de la FNAC s’ouvrent enfin, je me mets à avancer lentement comme les autres.
                Quand je passe enfin les portes, Sébastien et Marc ayant la galanterie de céder le passage, les chansons du nouvel album nous parviennent aux oreilles, accompagnées des murmures des autres fans qui se passent le mot sur comment Richard s’est habillé ou sur la nouvelle coupe de cheveux improbable de Schneider. Je n’y prête pas vraiment attention. Mon corps s’est transformé en un robot, qui avance tranquillement dans la file, montrera un booklet aux membres du groupe, son livre à Till, puis repartira comme si de rien n’était. « Et si Paul te reconnaît, cocotte, tu fais quoi ? »
‘Ben, je ne sais pas trop. Je lui fais un sourire ?’
‘Qu’est-ce que t’as dit ?’ m’interroge Sébastien.
‘Rien.’
Un murmure m’interpelle. Une loligoth à quelques mètres devant moi vient de dire que « Paul a une sale tête quand même ! »
‘Bah ! il doit être malade,’ lui répond sa copine.
‘Ou alors, il a bouffé un truc qui est mal passé !’
                Elles pouffent de rire.
‘En tout cas, j’aime pas son bonnet,’ relance l’autre.
‘Mouais…oh regarde ! Till parle à Paul là – il lui dit quelque chose à l’oreille…’
‘Je me demande ce qu’il lui dit…’
‘Sûrement un truc du genre : oh, regarde comme elle est bonne celle-là !’ les rembarre un métalleux au logo R+ tatoué sur le bras droit.
‘J’espère bien qu’il parle de nous, alors !’ disent-elles en ricanant.
                Mes pensées se sont figées. Je ne pourrai pas soutenir la vue de Paul dans le même état que dans la vidéo. Sur le coup, je n’avais eu aucune émotion. YouTube me proposait déjà d’autres vidéos à regarder que je ne savais toujours pas comment réagir. Paul avait mis le bonnet habituel censé cacher sa calvitie naissante – il avait encore plus de rides que la fois où je l’avais vu à Nantes – il lançait un regard de chien battu. Puis, j’ai re-regardé la vidéo, et je n’ai pas pu contrôler mes larmes. Or, je ne veux pas pleurer devant tous ces fans. Certains vont sûrement tout comprendre, surtout si Paul fait un truc stupide du genre : se lever, faire le tour de la table et me prendre dans ses bras – comme il l’avait fait il y a quelques mois – dans ses tendres bras qui m’avaient tellement réconfortée… Non. Il faut qu’il reste impassible, sinon les autres vont me dévisager, chercher avidement les traces de mon martyre sur mon corps meurtri, me brûler du regard comme le font les témoins d’une exécution publique. Mais si je me mets à pleurer, va-t-il se contenter de me caresser la joue du doigt comme il l’a fait avec le gamin à Moscou dans le Völkerball. Je n’ai plus cinq ans…
‘Chut ! Taisez-vous !’
                Des murmures encore qui réclament le silence cette fois.
‘Chuuut ! Fermez-là ! Il veut parler !’
‘Ben, pourquoi on ne lui donne pas un micro aussi !?’
‘Chuuut qu’on te dit !’
‘Excuse me… May I have your attention?’
                Je baisse la tête.
‘Please… Listen to me. Sank you.’
                Je sais que c’est Paul qui parle – il a un accent – et puis, c’est sa voix, aucun doute là-dessus.
‘You all know why zis conference was organized. I am looking for a girl. She has a tattoo on her chest. Very big tattoo. She must be here – well, I hope she is – so if you see her… I…She…She’s a short girl wiz…wiz brown hair and… Bitte komm her, wenn du hier bist!’
                Je me glisse derrière Sébastien et je garde la tête baissée. Marc chuchote à l’oreille de Sébastien :
‘Tu comprends ce qu’il dit toi ?’
‘Ouais, je crois qu’il dit qu’il cherche la fille dont il a parlé dans l’interview.’
‘Quelle interview ?’ demande un jeune goth à côté de nous.
‘L’interview qu’il a donnée y’a pas longtemps, où il dit qu’ils ont arrêté la tournée car Paul a été témoin d’un viol sur une fan mais que la fille s’est enfuie sans aller à l’hosto ni porter plainte…’
                Je me retourne et m’élance vers la sortie, bousculant les jeunes au passage. Je fais même tomber mon Messer, que je ramasse vite fait, mes poèmes s’en échappant – mais je n’ai pas le temps de les ramasser – leurs regards oppressants me brûlent déjà la peau – je dois sortir, je ne peux plus respirer.
‘Putain ! Laissez-moi passer ! Laissez-moi sortir !!’

***

                Je suis à la gare Montparnasse. Je ne sais plus à quelle heure est mon train. Peu importe. De toute façon, plus rien n’a vraiment d’importance. J’ai sprinté depuis la FNAC jusqu’au métro, ignorant les passant mécontents pour ensuite me retrouver à la gare, ma destination, mais sans savoir qu’y faire. Et j’ai laissé mes poèmes derrière moi. J’aurais dû les ramasser. Quand je pense qu’ils traînent par terre, là-bas, ça me frustre – pas parce que je les ai perdus – j’ai toujours les fichiers sur mon ordi portable à la maison ; ni parce qu’un des fans risque de les ramasser, de les lire à ses potes, et d’en rire ; parce que… Je ne sais pas trop pourquoi, en fait. Sûrement parce que j’aurais aimé les relire dans le train, comme une autiste, apprenant mes propres vers par cœur, car je connais déjà ceux de Till, comme on se récite les versets d’une Bible.

[Suite]

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Ich verstehe nicht - 15

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