dimanche 28 octobre 2018

Amaryllis - Chapitre II


II – Cicatrice permanente


                J’ai toujours estimé qu’un tatouage révèle quelque chose de la personnalité de celui qui le porte – comme un symbole gravé sur la peau pour toujours – et il joue aussi le rôle d’un masque : une image derrière laquelle on se cache. Pour moi, un tatouage dissimule et dévoile en même temps.

                Quand je suis sortie de ma torpeur navrante dans laquelle je m’étais plongée les mois suivant le concert – dépression qui sonna la fin de mes études et l’avortement de mes projets – j’ai reçu le courrier du laboratoire : négatif. Je n’avais pas choppé le SIDA ou une quelconque IST. Malgré un retard de règles plus qu’inquiétant, je n’étais pas non plus enceinte. Mon corps avait juste subi un dérèglement hormonal « certainement dû à un choc émotionnel important. »
‘Vous avez été troublée récemment ?’ m’avait demandé mon gynéco.
‘Non, pas vraiment.’
                Il avait l’air perplexe. C’est vrai que l’excuse du ‘j’aime bien le SM’ pour expliquer mes déchirures vaginales, il avait eu du mal à l’avaler.
‘Ou alors, c’est peut-être mes exams qui m’inquiètent beaucoup…’
‘Je vois.’
                Pendant ma dépression, je ne m’étais pas vraiment attardée sur ma cicatrice à la joue. A vrai dire, je ne faisais attention à presque rien. C’est ma petite sœur qui, avec son tact habituel, m’avait fait remarquer comment les gens me dévisageaient dans la rue. Moi, j’avais mis ça sur le compte du gros pull-over gris qui ne me quittait pas, même les jours radieux du printemps.
‘T’as pensé à la chirurgie esthétique ?’
‘Je me suis renseignée, oui.’
‘Alors ?’
‘C’est dix fois plus cher que si je me faisais un tatouage par-dessus à la place.’
                Elle m’a regardée comme une extra-terrestre.
‘Tu veux te faire un autre tatouage !?’
‘Non. Je disais ça juste pour comparer : les prix pour la chirurgie faciale, si elle est purement esthétique, et non réparatrice, sont exorbitants et non remboursés car dans mon cas, ce n’est pas considéré comme un handicap social : ma cicatrice n’est pas assez « dégradante » comme ils disent.’
‘Si tu veux, j’en parle aux autres – on va tous économiser pour toi.’
‘Non, merci.’
‘Tu veux pas ?’
‘A quoi ça servirait ? Je ne me lancerai jamais dans la mode de toute façon.’
‘T’es toujours négative.’
‘C’est possible…’
                A chaque fois, je ressentais le besoin viscéral de lui gueuler : « Mais c’est normal d’être négative quand on a été violée ! » mais je le gardais pour moi, comme lorsque j’étais rentrée de Paris, que ma sœur aînée m’avait demandé :
‘Alors ?’
‘Ben, il y avait trop de monde. Je n’ai pas pu faire signer mes trucs.’
‘Tu n’as pas pu lui parler ou quoi que ce soit ?’
‘Non.’
‘Ah mince !’
                Silence gêné pour elle – exaspéré pour moi. Je voulais mettre Rammstein à la porte de mon existence, mais je me rendais compte que ça en faisait intrinsèquement partie, comme si c’était une composante essentielle de ma personnalité. C’est ainsi qu’après ma dépression de sept mois et demi, j’ai déballé mes cartons, ressorti mes CDs et DVDs, raccroché mes posters ; j’ai aussi recommencé à fréquenter les forums et YouTube, où je suivais les nouvelles de loin – où j’apprenais que Rammstein repartaient en tournée avec juste un décalage de quelques mois, proposaient d’échanger les places avec d’autres dates ou de les rembourser si certains fans ne pouvaient se déplacer pour la date de remplacement. Les vidéos live de fans qui apparaissaient de temps en temps sur mon fil d’actu montraient Paul dans un meilleur état, même s’il donnait toujours l’impression d’avoir vieilli de dix ans d’un coup. Il y avait même une interview où le journaliste avait osé lui demander pourquoi il cessait de se teindre les cheveux, et Paul avait tout simplement répondu :
‘Ah ? Je n’avais pas fait attention ! Je vais engueuler les autres de ne pas m’avoir prévenu… Je comprends mieux maintenant pourquoi les filles me sourient en concert – elles se moquent de ma coupe en fait.’
                Paul avait retrouvé son humour, qui n’était pas forcément plus vif mais qui était désormais légèrement teinté de noir.
‘Des rumeurs annoncent votre séparation. Est-ce vrai ?’
                Plutôt courageux, le journaliste ! Tout le monde sait que les membres du groupe n’aiment pas parler de leur vie privée – enfin tous, sauf Richard.
‘Oui, c’est vrai.’
‘Comment le vivez-vous ?’
‘Encore une pension alimentaire à payer. C’est tout.’
‘On parle souvent de votre air distant en interview, comme si vous aviez la tête ailleurs. Quelque chose vous préoccupe ?’
‘…Mmm ? de quoi ?’
‘Comment vous préparez-vous avant un concert ?’
‘Je dors, je me réveille, je bois deux bières, je fume trois clopes et hop ! je pars emmerder Till qui gueule déjà car il n’arrive pas à rentrer dans son pantalon. Ou Richard qui n’arrive pas à faire disparaître sa mèche rebelle. Ou alors Schneider qui essaye de se maquiller mais qui n’y arrive pas avec Till et Richard qui rouspètent derrière lui.’
                J’avais fini par croire que Paul s’était remis de l’incident, qu’il avait fini par tout oublier. Je suppose que mon départ en trombe de la FNAC n’était pas passé inaperçu et que, d’une certaine manière, savoir que j’étais en vie (peut-être pas stable mentalement mais au moins assez bien portante pour courir aussi vite) l’avait suffisamment rassuré pour continuer sa vie de rock star, mon existence n’ayant, au final, que peu d’impact sur la sienne, me répété-je incessamment. Certes, les rumeurs ne parlaient pas seulement de sa séparation mais aussi d’une légère addiction à l’alcool, qu’il cachait de moins en moins, au point qu’un soir, il se disputa sur scène avec Schneider, qui descendit de son estrade après que Paul eut trébuché une énième fois sur les câbles électriques, faisant tomber quelques cymbales au passage. Till les sépara tout de suite, les tirant par la peau du cou jusqu’en coulisses, où ils eurent tous les trois une explication de près de dix minutes, laissant à Richard le plaisir de prendre le micro et de montrer à quel point il savait super bien parler anglais. Ce genre de détails n’échappent aux fans bien informés.
                Etrangement, aux concerts suivants, Paul trébuchait toujours sur les câbles mais il était passé exclusivement en bord de scène, loin de la batterie, Olli prenant plus souvent sa place devant le public, pour combler cette espèce de vide asymétrique. Même chose pour les making-of des clips du groupe, où Paul ne s’exprimait plus du tout. Seul un petit extrait des Echo Awards 2011 montrait un Paul complètement bourré, riant aux larmes en voyant Tokio Hotel récompensés à leur place, se levant et faisant un joyeux doigt d’honneur à Bill – Till était assis à côté de lui et lui jetait le regard exaspéré d’un père qui ne sait plus quoi faire de son gamin hyperactif.

                De mon côté, j’essayais de me reconstruire tant bien que mal. Mes études abandonnées, j’avais miraculeusement trouvé un boulot de serveuse à Toulouse, où j’avais décidé de m’installer puisque vivre chez ma mère ne faisait qu’aggraver mon côté dépressif. Je dis miraculeusement car avec ma cicatrice et mon air constamment abattu, ce n’était pas vraiment gagné. Avec le petit salaire que je me faisais, je reprenais mes cours de salsa, qui me manquaient un peu. N’ayant pas beaucoup d’amis à voir, je ne sortais pas souvent ; je me contentais de mettre à jour mes pages sur les réseaux sociaux, où je racontais mes progrès en danse, montrais ma collection de corsets et parlais de mes idées de tatouage – la vie trépidante d’une asociale assumée. Ma vie sexuelle affichait zéro au compteur par choix, mais je continuais de me passionner de fétichisme, qui me permettait d’éviter le blocage psychologique, comme si au lieu de rejeter le sexe en bloc, mon viol m’avait poussée à explorer une de mes déviances, sans pour autant la pratiquer comme avant. Pour ce qui est des tatouages, j’y voyais désormais une manière de me surpasser – à chaque fois que j’avais une nouvelle idée, je l’explorais et, si le résultat me plaisait, je me lançais malgré mes maigres finances. J’avais fini par oublier ma règle du « un tatouage par an » et je ne suivais plus que mon instinct. Fin 2010, c’est la femme nue sur la hanche droite ; début 2011, Lucifer dans le dos ; été 2011, le cerisier sur ma jambe gauche ; fin 2011, des petites fleurs couvertes de rosée sanguine sur la joue gauche accompagnées des mots ‘Ich vergebe nicht dir’ en lettres gothiques qui descendaient jusqu’au cou – par-dessus ma cicatrice, pour la cacher…et la révéler en même temps.
Pour ce dernier tatouage, j’avais longtemps hésité. Un tatouage trop voyant est une pure folie. Mais la question que les gens me posaient tout le temps, répétée à l’envi (« Mais comment tu t’es fait ça ? ») me gênait, impliquait souvent ma passivité et l’absence de choix délibéré. Elle m’agaçait, cette question. Je voulais qu’on me demande plutôt « Pourquoi ? » et c’est ainsi que l’idée du tatouage m’était revenue en tête. La chirurgie esthétique aurait certes fait disparaître la cicatrice et, par la même occasion, les questions inopportunes. Mais elle n’aurait pas fait disparaître la cicatrice interne. Le tatouage non plus, allez-vous dire. Mais au moins, le tatouage porte en lui une signification particulière, une signification que je suis la seule à connaître entièrement, et que je choisis de dissimuler et de montrer partiellement – par choix. Pour une fois, j’affichais mon choix. Et j’en avais besoin. Après tout, un viol, c’est le refus de laisser le choix à la femme, c’est la priver de son intégrité, c’est l’empêcher de disposer de son corps comme bon lui semble. C’est lui nier ce droit fondamental de pouvoir dire oui ou non, et d’être écoutée.

                Avec les tatouages est revenu le plaisir de me prendre moi-même en photo. Plaisir narcissique ou artistique ou les deux, peu importe. J’osais remontrer mon corps sur papier glacé – ou plutôt sur écran d’ordinateur – officiellement pour dévoiler mes tatouages ; officieusement pour me reconstruire et réapprendre à aimer mon corps. C’est ainsi que j’ai remarqué que j’avais minci. Je ne m’en étais pas vraiment rendu compte – je ne montais plus sur la balance une fois par semaine – et je ne comptais pas les heures passées à danser la salsa non plus. C’est vrai que je perdais souvent du poids en dépression, et en général, ça m’inquiétait. Evidemment, la réaction de l’entourage est toujours l’inverse de ce qu’on attend : une perte de poids est félicitée alors qu’elle peut être signe de mal-être, diktat de la minceur oblige. J’ai donc commencé à faire attention, veillé à prendre mes trois repas par jour, et vers la fin 2011, j’avais de nouveau une vie normale et me disais presque que la bonne résolution 2012 serait de reprendre mes études. Toute ma famille s’était plus ou moins attendu à me voir devenir prof, et moi-même, à part pour les études, je me croyais bonne à rien.
                Mais début 2012, un photographe de Deviant Nation, organisation dont je suivais le travail car j’aimais beaucoup leurs mannequins tatoués, me contacte. N’ayant jamais postulé à DN, je lui dis que je ne suis pas mannequin – juste une spectatrice passionnée. Je me doute bien qu’il doit être un gros pervers, à fuir au plus vite. Il répond que je devrais postuler selon lui car il trouve mes tatouages « esthétiquement très intéressants. » Il ajoute qu’il a eu la curiosité de voir en détails ma page et qu’il a remarqué que je faisais de la salsa, ce qui est, selon lui, un atout dans le métier. J’annonce que je ne suis pas vraiment prête pour poser nue – même si le principe ne me gène pas, c’est le côté statique que j’apprécie peu – et je trouve ma réplique suffisamment ironique pour clore la conversation avec la politesse adéquate. Deux jours plus tard, son message ne forme qu’une ligne :
‘Tu as déjà strippé ?’
                Je rétorque :
‘Non. Les gros porcs ne m’intéressent pas.’
                Il s’excuse ensuite de son côté un peu trop direct – il dit que sa question n’avait rien d’offensant, qu’il monte actuellement un cabaret à Berlin avec deux de ses modèles et qu’il en cherche une troisième pour monter un spectacle. Il a vu la vidéo sur laquelle je participais à un petit spectacle latino et trouve que mon « don pour la salsa pourrait faire des merveilles pour un show burlesque. »
                Sur le coup, je ris bien. Il me prend pour qui, le zigoto ? La nouvelle Dita von Teese ?!... Il faut dire que je n’ai jamais vraiment eu confiance en moi. Et puis, j’avais envisagé de devenir strip-teaseuse seulement ponctuellement pour mon homme, ou pour le fun, et dans l’intimité que cela implique ; pas publiquement pour en faire mon gagne-pain !
                Or, étrangement, je finis par accepter « juste pour voir, » lui dis-je – il m’offre le billet d’avion et l’hôtel ; pour moi, c’est du tout bénèf’ ! Depuis le temps que je voulais visiter Berlin en plus ! A l’aéroport, Gürt vient me chercher dans sa BMW des années 90 – Gürt Freimann, qui est son pseudo, me dira-t-il plus tard (en fait, il s’appelle Peter) est un grand blond aux yeux gris du genre un peu snob même si un quelque chose de pétillant dans son regard le rend plutôt sympathique. Il me fait visiter l’ancienne auberge qu’il a transformée en cabaret, rebaptisé Rose et Pâquerettes (en français), où une scène assez grande donne sur des tables rondes et un long comptoir sur la droite. Sur la gauche, c’est l’entrée des coulisses, où un escalier mène aux appartements du dessus. Les moyens ont été mis pour rendre l’endroit classe, digne d’un petit Crazy Horse. Gürt m’explique que les deux autres filles se sont déjà installées et qu’il voudrait me les présenter. En montant les escaliers, on tombe sur Sumiro, petite Asiatique très mignonne habillée en nonne pour son numéro du soir-même. Elle parle affreusement allemand, donc c’est en anglais qu’on échange nos impressions – Gürt s’écartant un peu pour laisser le charme de Sumiro opérer. Plus tard, j’apprendrai que son seul et unique tatouage se résume au portrait d’une geisha dans le dos – portrait extrêmement détaillé et presque enivrant de beauté. A l’étage, on retrouve ensuite Gaïa, grande métisse aux incisives pointues qui, visiblement, aime écouter du heavy metal en pogotant comme une folle. Elle a les bras gantés de tatouages divers, ainsi que les jambes et le ventre, et son visage est percé de presque partout. Elle est très extravagante, à la voix puissante et au rire tonitruant, très communicatif. Après ces bonnes impressions, j’hésite toujours à accepter. Ce sont les manières, à la fois douces, raffinées et professionnelles, de Gürt qui finissent par me convaincre ; un mois plus tard, je m’installe définitivement à Berlin, où je m’attèle à la tâche de devenir…strip-teaseuse. Moi-même, j’ai encore du mal à y croire. Tout plaquer pour ça n’est pas une mince affaire, mais c’est le nouveau départ dont j’ai besoin, quitte à m’y casser les dents.
                Le lendemain de mon arrivée à l’aéroport, j’apprends que Rammstein se séparent pour « incompatibilité de caractères. » Tous mes amis de forum sont sous le choc. Personne ne croit vraiment à la raison officielle mais je ne participe pas aux vives discussions sur le sujet. Depuis la rencontre avec Gürt et le début de ce nouveau projet, Rammstein n’est plus qu’un détail de mon existence.

[Suite]

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