II – Cicatrice permanente
J’ai
toujours estimé qu’un tatouage révèle quelque chose de la personnalité de celui
qui le porte – comme un symbole gravé sur la peau pour toujours – et il joue
aussi le rôle d’un masque : une image derrière laquelle on se cache. Pour
moi, un tatouage dissimule et dévoile en même temps.
Quand
je suis sortie de ma torpeur navrante dans laquelle je m’étais plongée les mois
suivant le concert – dépression qui sonna la fin de mes études et l’avortement
de mes projets – j’ai reçu le courrier du laboratoire : négatif. Je
n’avais pas choppé le SIDA ou une quelconque IST. Malgré un retard de règles
plus qu’inquiétant, je n’étais pas non plus enceinte. Mon corps avait juste
subi un dérèglement hormonal « certainement dû à un choc émotionnel
important. »
‘Vous avez été troublée récemment ?’ m’avait
demandé mon gynéco.
‘Non, pas vraiment.’
Il
avait l’air perplexe. C’est vrai que l’excuse du ‘j’aime bien le SM’ pour
expliquer mes déchirures vaginales, il avait eu du mal à l’avaler.
‘Ou alors, c’est peut-être mes exams qui m’inquiètent
beaucoup…’
‘Je vois.’
Pendant
ma dépression, je ne m’étais pas vraiment attardée sur ma cicatrice à la joue.
A vrai dire, je ne faisais attention à presque rien. C’est ma petite sœur qui,
avec son tact habituel, m’avait fait remarquer comment les gens me
dévisageaient dans la rue. Moi, j’avais mis ça sur le compte du gros pull-over
gris qui ne me quittait pas, même les jours radieux du printemps.
‘T’as pensé à la chirurgie esthétique ?’
‘Je me suis renseignée, oui.’
‘Alors ?’
‘C’est dix fois plus cher que si je me faisais un
tatouage par-dessus à la place.’
Elle
m’a regardée comme une extra-terrestre.
‘Tu veux te faire un autre tatouage !?’
‘Non. Je disais ça juste pour comparer : les
prix pour la chirurgie faciale, si elle est purement esthétique, et non
réparatrice, sont exorbitants et non remboursés car dans mon cas, ce n’est pas
considéré comme un handicap social : ma cicatrice n’est pas assez
« dégradante » comme ils disent.’
‘Si tu veux, j’en parle aux autres – on va tous
économiser pour toi.’
‘Non, merci.’
‘Tu veux pas ?’
‘A quoi ça servirait ? Je ne me lancerai jamais
dans la mode de toute façon.’
‘T’es toujours négative.’
‘C’est possible…’
A
chaque fois, je ressentais le besoin viscéral de lui gueuler : « Mais
c’est normal d’être négative quand on a été violée ! » mais je le
gardais pour moi, comme lorsque j’étais rentrée de Paris, que ma sœur aînée
m’avait demandé :
‘Alors ?’
‘Ben, il y avait trop de monde. Je n’ai pas pu faire
signer mes trucs.’
‘Tu n’as pas pu lui parler ou quoi que ce soit ?’
‘Non.’
‘Ah mince !’
Silence
gêné pour elle – exaspéré pour moi. Je voulais mettre Rammstein à la porte de
mon existence, mais je me rendais compte que ça en faisait intrinsèquement
partie, comme si c’était une composante essentielle de ma personnalité. C’est
ainsi qu’après ma dépression de sept mois et demi, j’ai déballé mes cartons,
ressorti mes CDs et DVDs, raccroché mes posters ; j’ai aussi recommencé à fréquenter
les forums et YouTube, où je suivais les nouvelles de loin – où j’apprenais que
Rammstein repartaient en tournée avec juste un décalage de quelques mois,
proposaient d’échanger les places avec d’autres dates ou de les rembourser si
certains fans ne pouvaient se déplacer pour la date de remplacement. Les vidéos
live de fans qui apparaissaient de temps en temps sur mon fil d’actu montraient
Paul dans un meilleur état, même s’il donnait toujours l’impression d’avoir
vieilli de dix ans d’un coup. Il y avait même une interview où le journaliste
avait osé lui demander pourquoi il cessait de se teindre les cheveux, et Paul
avait tout simplement répondu :
‘Ah ? Je n’avais pas fait attention ! Je
vais engueuler les autres de ne pas m’avoir prévenu… Je comprends mieux maintenant
pourquoi les filles me sourient en concert – elles se moquent de ma coupe en
fait.’
Paul
avait retrouvé son humour, qui n’était pas forcément plus vif mais qui était
désormais légèrement teinté de noir.
‘Des rumeurs annoncent votre séparation. Est-ce
vrai ?’
Plutôt
courageux, le journaliste ! Tout le monde sait que les membres du groupe
n’aiment pas parler de leur vie privée – enfin tous, sauf Richard.
‘Oui, c’est vrai.’
‘Comment le vivez-vous ?’
‘Encore une pension alimentaire à payer. C’est
tout.’
‘On parle souvent de votre air distant en interview,
comme si vous aviez la tête ailleurs. Quelque chose vous préoccupe ?’
‘…Mmm ? de quoi ?’
‘Comment vous préparez-vous avant un concert ?’
‘Je dors, je me réveille, je bois deux bières, je
fume trois clopes et hop ! je pars emmerder Till qui gueule déjà car il
n’arrive pas à rentrer dans son pantalon. Ou Richard qui n’arrive pas à faire
disparaître sa mèche rebelle. Ou alors Schneider qui essaye de se maquiller
mais qui n’y arrive pas avec Till et Richard qui rouspètent derrière lui.’
J’avais
fini par croire que Paul s’était remis de l’incident, qu’il avait fini par tout
oublier. Je suppose que mon départ en trombe de la FNAC n’était pas passé
inaperçu et que, d’une certaine manière, savoir que j’étais en vie (peut-être
pas stable mentalement mais au moins assez bien portante pour courir aussi
vite) l’avait suffisamment rassuré pour continuer sa vie de rock star, mon
existence n’ayant, au final, que peu d’impact sur la sienne, me répété-je
incessamment. Certes, les rumeurs ne parlaient pas seulement de sa séparation
mais aussi d’une légère addiction à l’alcool, qu’il cachait de moins en moins,
au point qu’un soir, il se disputa sur scène avec Schneider, qui descendit de
son estrade après que Paul eut trébuché une énième fois sur les câbles
électriques, faisant tomber quelques cymbales au passage. Till les sépara tout
de suite, les tirant par la peau du cou jusqu’en coulisses, où ils eurent tous
les trois une explication de près de dix minutes, laissant à Richard le plaisir
de prendre le micro et de montrer à quel point il savait super bien parler
anglais. Ce genre de détails n’échappent aux fans bien informés.
Etrangement,
aux concerts suivants, Paul trébuchait toujours sur les câbles mais il était
passé exclusivement en bord de scène, loin de la batterie, Olli prenant plus
souvent sa place devant le public, pour combler cette espèce de vide
asymétrique. Même chose pour les making-of des clips du groupe, où Paul ne
s’exprimait plus du tout. Seul un petit extrait des Echo Awards 2011 montrait
un Paul complètement bourré, riant aux larmes en voyant Tokio Hotel récompensés
à leur place, se levant et faisant un joyeux doigt d’honneur à Bill – Till
était assis à côté de lui et lui jetait le regard exaspéré d’un père qui ne
sait plus quoi faire de son gamin hyperactif.
De
mon côté, j’essayais de me reconstruire tant bien que mal. Mes études
abandonnées, j’avais miraculeusement trouvé un boulot de serveuse à Toulouse,
où j’avais décidé de m’installer puisque vivre chez ma mère ne faisait
qu’aggraver mon côté dépressif. Je dis miraculeusement car avec ma cicatrice et
mon air constamment abattu, ce n’était pas vraiment gagné. Avec le petit
salaire que je me faisais, je reprenais mes cours de salsa, qui me manquaient
un peu. N’ayant pas beaucoup d’amis à voir, je ne sortais pas souvent ; je
me contentais de mettre à jour mes pages sur les réseaux sociaux, où je
racontais mes progrès en danse, montrais ma collection de corsets et parlais de
mes idées de tatouage – la vie trépidante d’une asociale assumée. Ma vie
sexuelle affichait zéro au compteur par choix, mais je continuais de me
passionner de fétichisme, qui me permettait d’éviter le blocage psychologique,
comme si au lieu de rejeter le sexe en bloc, mon viol m’avait poussée à
explorer une de mes déviances, sans pour autant la pratiquer comme avant. Pour
ce qui est des tatouages, j’y voyais désormais une manière de me surpasser – à
chaque fois que j’avais une nouvelle idée, je l’explorais et, si le résultat me
plaisait, je me lançais malgré mes maigres finances. J’avais fini par oublier
ma règle du « un tatouage par an » et je ne suivais plus que mon
instinct. Fin 2010, c’est la femme nue sur la hanche droite ; début 2011,
Lucifer dans le dos ; été 2011, le cerisier sur ma jambe gauche ; fin
2011, des petites fleurs couvertes de rosée sanguine sur la joue gauche accompagnées
des mots ‘Ich vergebe nicht dir’ en lettres gothiques qui
descendaient jusqu’au cou – par-dessus ma cicatrice, pour la cacher…et la
révéler en même temps.
Pour ce dernier tatouage,
j’avais longtemps hésité. Un tatouage trop voyant est une pure folie. Mais la
question que les gens me posaient tout le temps, répétée à l’envi (« Mais
comment tu t’es fait ça ? ») me gênait, impliquait souvent ma
passivité et l’absence de choix délibéré. Elle m’agaçait, cette question. Je
voulais qu’on me demande plutôt « Pourquoi ? » et c’est ainsi
que l’idée du tatouage m’était revenue en tête. La chirurgie esthétique aurait
certes fait disparaître la cicatrice et, par la même occasion, les questions
inopportunes. Mais elle n’aurait pas fait disparaître la cicatrice interne. Le
tatouage non plus, allez-vous dire. Mais au moins, le tatouage porte en lui une
signification particulière, une signification que je suis la seule à connaître
entièrement, et que je choisis de dissimuler et de montrer partiellement – par choix.
Pour une fois, j’affichais mon choix. Et j’en avais besoin. Après tout, un
viol, c’est le refus de laisser le choix à la femme, c’est la priver de son
intégrité, c’est l’empêcher de disposer de son corps comme bon lui semble.
C’est lui nier ce droit fondamental de pouvoir dire oui ou non, et d’être
écoutée.
Avec
les tatouages est revenu le plaisir de me prendre moi-même en photo. Plaisir
narcissique ou artistique ou les deux, peu importe. J’osais remontrer mon corps
sur papier glacé – ou plutôt sur écran d’ordinateur – officiellement pour
dévoiler mes tatouages ; officieusement pour me reconstruire et
réapprendre à aimer mon corps. C’est ainsi que j’ai remarqué que j’avais minci.
Je ne m’en étais pas vraiment rendu compte – je ne montais plus sur la balance
une fois par semaine – et je ne comptais pas les heures passées à danser la
salsa non plus. C’est vrai que je perdais souvent du poids en dépression, et en
général, ça m’inquiétait. Evidemment, la réaction de l’entourage est toujours
l’inverse de ce qu’on attend : une perte de poids est félicitée alors
qu’elle peut être signe de mal-être, diktat de la minceur oblige. J’ai donc commencé
à faire attention, veillé à prendre mes trois repas par jour, et vers la fin
2011, j’avais de nouveau une vie normale et me disais presque que la bonne
résolution 2012 serait de reprendre mes études. Toute ma famille s’était plus
ou moins attendu à me voir devenir prof, et moi-même, à part pour les études,
je me croyais bonne à rien.
Mais
début 2012, un photographe de Deviant Nation, organisation dont je suivais le
travail car j’aimais beaucoup leurs mannequins tatoués, me contacte. N’ayant
jamais postulé à DN, je lui dis que je ne suis pas mannequin – juste une
spectatrice passionnée. Je me doute bien qu’il doit être un gros pervers, à
fuir au plus vite. Il répond que je devrais postuler selon lui car il trouve
mes tatouages « esthétiquement très intéressants. » Il ajoute qu’il a
eu la curiosité de voir en détails ma page et qu’il a remarqué que je faisais
de la salsa, ce qui est, selon lui, un atout dans le métier. J’annonce que je
ne suis pas vraiment prête pour poser nue – même si le principe ne me gène pas,
c’est le côté statique que j’apprécie peu – et je trouve ma réplique
suffisamment ironique pour clore la conversation avec la politesse adéquate.
Deux jours plus tard, son message ne forme qu’une ligne :
‘Tu as déjà strippé ?’
Je
rétorque :
‘Non. Les gros porcs ne m’intéressent pas.’
Il
s’excuse ensuite de son côté un peu trop direct – il dit que sa question n’avait
rien d’offensant, qu’il monte actuellement un cabaret à Berlin avec deux de ses
modèles et qu’il en cherche une troisième pour monter un spectacle. Il a vu la
vidéo sur laquelle je participais à un petit spectacle latino et trouve que mon
« don pour la salsa pourrait faire des merveilles pour un show
burlesque. »
Sur
le coup, je ris bien. Il me prend pour qui, le zigoto ? La nouvelle Dita
von Teese ?!... Il faut dire que je n’ai jamais vraiment eu confiance en
moi. Et puis, j’avais envisagé de devenir strip-teaseuse seulement ponctuellement
pour mon homme, ou pour le fun, et dans l’intimité que cela implique ; pas
publiquement pour en faire mon gagne-pain !
Or,
étrangement, je finis par accepter « juste pour voir, » lui dis-je –
il m’offre le billet d’avion et l’hôtel ; pour moi, c’est du tout
bénèf’ ! Depuis le temps que je voulais visiter Berlin en plus ! A
l’aéroport, Gürt vient me chercher dans sa BMW des années 90 – Gürt Freimann,
qui est son pseudo, me dira-t-il plus tard (en fait, il s’appelle Peter) est un
grand blond aux yeux gris du genre un peu snob même si un quelque chose de
pétillant dans son regard le rend plutôt sympathique. Il me fait visiter
l’ancienne auberge qu’il a transformée en cabaret, rebaptisé Rose et
Pâquerettes (en français), où une scène assez grande donne sur des tables
rondes et un long comptoir sur la droite. Sur la gauche, c’est l’entrée des
coulisses, où un escalier mène aux appartements du dessus. Les moyens ont été
mis pour rendre l’endroit classe, digne d’un petit Crazy Horse. Gürt m’explique
que les deux autres filles se sont déjà installées et qu’il voudrait me les
présenter. En montant les escaliers, on tombe sur Sumiro, petite Asiatique très
mignonne habillée en nonne pour son numéro du soir-même. Elle parle
affreusement allemand, donc c’est en anglais qu’on échange nos impressions –
Gürt s’écartant un peu pour laisser le charme de Sumiro opérer. Plus tard,
j’apprendrai que son seul et unique tatouage se résume au portrait d’une geisha
dans le dos – portrait extrêmement détaillé et presque enivrant de beauté. A
l’étage, on retrouve ensuite Gaïa, grande métisse aux incisives pointues qui,
visiblement, aime écouter du heavy metal en pogotant comme une folle. Elle a
les bras gantés de tatouages divers, ainsi que les jambes et le ventre, et son
visage est percé de presque partout. Elle est très extravagante, à la voix
puissante et au rire tonitruant, très communicatif. Après ces bonnes
impressions, j’hésite toujours à accepter. Ce sont les manières, à la fois
douces, raffinées et professionnelles, de Gürt qui finissent par me
convaincre ; un mois plus tard, je m’installe définitivement à Berlin, où
je m’attèle à la tâche de devenir…strip-teaseuse. Moi-même, j’ai encore du mal
à y croire. Tout plaquer pour ça n’est pas une mince affaire, mais c’est le
nouveau départ dont j’ai besoin, quitte à m’y casser les dents.
Le
lendemain de mon arrivée à l’aéroport, j’apprends que Rammstein se séparent
pour « incompatibilité de caractères. » Tous mes amis de forum sont
sous le choc. Personne ne croit vraiment à la raison officielle mais je ne
participe pas aux vives discussions sur le sujet. Depuis la rencontre avec Gürt
et le début de ce nouveau projet, Rammstein n’est plus qu’un détail de mon
existence.
[Suite]
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