V – Le foulard des retrouvailles
Décembre 2012
Je
traîne souvent dans les rues à sex-shops dans ce qui était autrefois Berlin-Est.
Ils se font rares depuis l’embourgeoisement de la ville – il faut croire que le
sentiment de liberté qui a suivi la chute du Mur n’était qu’éphémère. Je traîne
là alors que j’ai perdu toute libido. Depuis que Maja a plié bagages, je ne
vois personne ; je n’ai envie de personne, en fait.
‘Fais-toi une pute, bordel !’
Nouvelle
idée lumineuse de Richard. Schneider en est encore bouche bée – choqué comme
une jeune pucelle tout droit sortie du couvent. Les trois autres dévorent leur
part de mon gâteau en se retenant de rire. Ils ont d’abord été étonnés
d’apprendre que je ne voulais plus aucune relation avec qui que ce soit, ne
sachant que répondre à ma décision plutôt radicale.
‘Plus rien du tout ?’ ont-ils demandé en chœur.
Non. Plus rien. Plus
d’envie. La remarque de Richard réussit au moins à détendre l’atmosphère –
momentanément.
‘Non, mais c’est vrai, quoi ! Tu peux pas
rester dans cet état, quand même ! Il te faut quelqu’un !’ insiste
Richard.
‘Surtout que t’es pas foutu de bien faire la cuisine
tout seul !’
Toujours
un mot gentil, ce Till.
‘T’as pas aimé mon repas ?’
‘Si, si…’
Peu
convaincant.
‘La prochaine fois, promis, je m’en souviendrai
quand vous dites que vous repasserez tous le même jour, ça veut dire que c’est
mon anniversaire et que je dois préparer un truc.’
‘Non, la prochaine fois, c’est moi qui ferai la
cuisine.’
Visiblement,
Till n’a pas du tout apprécié mon rôti, certes, peut-être un peu trop cuit.
‘Je vote pour !’ signale Flake.
‘Merci, c’est sympa.’
Je
n’avais pas envie de fêter mon anniversaire de toute façon.
‘Le prends pas mal,’ commence Schneider. ‘C’était pas si
mauvais, je trouve… Mais, enfin… ce que tu nous dis, là, c’est pas très
réjouissant. Tu ne peux quand même pas rester défaitiste comme ça ; tu vas
te trouver quelqu’un ; il suffirait que tu sortes un peu, que tu voies du
monde, que…’
Je
ne l’écoute déjà plus. Ça ne sert à rien. Schneider a toujours espoir que je me
remette avec Maja. Je le sais. Ils se parlent toujours au téléphone, il la
console, il entretient ses espoirs – il refuse de comprendre qu’il y a zéro
espoir de mon côté. C’est en général comme ça qu’il finit sa tirade du
« tu devrais te trouver quelqu’un » ; en fait, il
sous-entend : « tu devrais réessayer avec Maja. » Mais là, Till
le coupe dans sa lancée.
‘Laisse-le tranquille avec ça. Si ça ne marche plus,
c’est que ça ne marche plus.’
Till :
toujours autant de tact.
‘Mais c’est pas possible !’ s’emporte Richard.
‘Je veux dire : on n’est pas si vieux.’
La
hantise de Richard : perdre sa libido un jour.
‘Si toi, tu crois toujours avoir 35 ans dans ta
tête, eh bien tant mieux !’ le casse Till en soulignant, encore une fois
avec tant de tact, le fait que Richard soit toujours célibataire mais jamais
bien seul.
‘T’as décidé de jouer dans le camp de Paul, ou
quoi ?’ s’énerve Schneider.
Et
c’est parti pour une dispute.
‘Mais pas du tout ! je dis juste que vous êtes
un peu casse-pieds et je comprends mieux pourquoi Paul déprime comme ça !’
‘Ah ! parce que maintenant, c’est de notre
faute ?’ repart Schneider.
‘On veut juste son bonheur !’ s’exclame
Richard.
Je
me lève et je vais dans la cuisine. S’ils veulent se disputer à mon propos,
qu’ils le fassent sans moi.
‘Tu vas où ?’ demande Olli, inquiet.
‘Je vais me servir un verre.’
Olli
soupire ; Flake secoue la tête. Je vais quand même me servir un autre
verre, et le silence tombe parmi mes invités.
Parfois, j’ai l’impression
d’être un poids pour eux, l’ami lourdingue qui ne prend jamais en compte les
conseils alors qu’il se plaint sans cesse, mais en même temps, j’ai beau leur
demander de me laisser pourrir dans mon coin, ils s’y refusent catégoriquement.
Les réactions varient bien selon le bonhomme…
‘Alors là, tu rêves – je viens de m’installer dans
ton canapé ; maintenant que j’y suis, j’y reste !’ annonce Till.
‘Mais tu as besoin d’aide, c’est évident. Regarde
dans quel état tu es ! T’as pensé à changer de vêtements après ta
douche ?…’ insiste Schneider.
‘T’es sûr ? Je suis là si tu as besoin, tu
sais. Je repasse demain,’ signale Olli.
‘Allez ! arrête de faire ton grognon !
Viens, on sort en boîte !’ propose Richard.
‘Comme tu veux.’ dit simple Flake.
Mais
lui aussi reste. Il dit qu’il trouve ça intéressant de me voir dégénérer, « pourrir
comme un arbre mort » – Flake aussi a toujours un mot gentil à la bouche.
‘Pose-moi ce verre et reviens t’asseoir.’
Till
me regarde d’air grave.
‘Tu te bourreras la gueule quand nous serons partis.
En attendant, reviens t’asseoir. S’il te plaît.’
Je m’allume une clope. Ses derniers mots sonnent un peu forcés. Puis
j’obéis. De toute façon, je ne fais pas le poids face à ses 98 kilos de muscles
et de graisse.
‘Bien. Bon, changeons de sujet !’
Till
lance une conversation que les autres suivent sans moi. Je n’ai pas envie de
discuter non plus le jour de mes 48 ans.
Janvier 2014
Un
peu plus d’un an plus tard, je suis toujours dans le même état. En pire
peut-être ? Cette fois, je ne me contente plus de traîner dans les rues à
sex-shops ; je les fréquente assidument. Je ne dirai pas que j’aime y voir
des pauvres types comme moi qui ne savent pas quoi faire de leur soirée et
cherchent désespérément compagnie. Je ne suis pas vraiment un bon client puisque
les putes, ça n’a jamais été mon truc, et qu’il est bien révolu le temps où je
passais une partie de la nuit à mater des VHS copiées à l’arrache et
distribuées sous le manteau, car la Stasi pouvait te coffrer pour possession de
vidéos pornos – à vrai dire, l’époque où je matais des pornos sur VHS ou DVD
est complètement révolue. Or, dans un sex shop, rien d’autre ne m’intéresse.
Disons simplement que je suis un pauvre type qui s’en fout des autres, et qui s’en
fout de lui-même.
Un
soir de janvier 2014, je m’arrête dans l’habituel sex-shop et fais mon tour des
rayons avec la même lassitude. Le vendeur, jeune homme percé de partout, est
occupé à accrocher une affiche. J’arrive en caisse avec le nouveau numéro de
Playboy que j’ajouterai à ma pile de magazines jamais feuilletés. J’attends le
vendeur, qui se bat avec ses punaises. Au bout de deux minutes, je lui demande
s’il a besoin d’aide.
‘Ouais, volontiers !’
Je
déplace nonchalamment mon corps vers l’escabeau où le gars est perché. Je lève
mollement les yeux vers lui. Il me dit de tenir un bout de l’affiche à quelques
centimètres d’un autre poster faisant de la pub pour Punish Yourself, et j’y
consens. Soudain, je reste figé à regarder une autre affiche. Je m’attendais à y
voir la pub pour un autre groupe de cyberpunk obnubilé par le SM, mais rien à
voir. On dirait que le visage sur l’affiche me rappelle quelqu’un, ainsi que le
tatouage…
‘Excusez-moi…’
marmonné-je.
Le
vendeur descend de son escabeau et se tourne vers moi.
‘Oui ?’
‘C’est pour quoi, cette affiche ?’
‘Ben, c’est écrit : c’est pour le cabaret pas
loin d’ici. Mon patron est pote avec…’
Je
ne l’écoute plus. Je viens de lire l’affiche. Amaryllis… Le samedi soir est
la spéciale d’Amaryllis au Rose et Pâquerette. Nouveauté : le
numéro de la Princesse et son Roi inclut désormais la participation d’un membre
du public choisi par la Demoiselle.
‘On est quel jour aujourd’hui ?’ demandé-je au
vendeur, en le coupant peut-être dans sa phrase.
‘Samedi.’
Je
le regarde. Mon cerveau est en train de remettre mes idées alcoolisées en
place.
‘Et ce cabaret…il est…’
‘Juste au bout de la rue, en descendant vers
Wolfgang Strasse.’
‘Okay.’
Je
contemple à nouveau l’affiche où j’y vois la fille en sous-vêtements rouges,
arborant fièrement des mèches de même couleur. Elle m’intrigue. Elle m’intrigue
parce qu’elle ressemble à… Elle lui ressemble, mais comment est-ce possible ?
‘Vous
comptez l’acheter, en fin de comptes ?’ demande le vendeur.
‘Hein ?’
‘Le
Playboy,’ ajoute-t-il, amusé.
‘Non,
gardez-le.’
Je
sors en trombe du sex-shop pour descendre la rue jusqu’au cabaret en question.
Je me surprends même à courir. Je m’arrête. Mais qu’est-ce qui me prend, sérieusement ?
J’ai dû confondre – c’est impossible que ce soit elle. Elle est… Je me rends
compte que je ne sais rien d’elle. J’ai conclu qu’elle était française, qu’elle
menait sa petite vie tranquille – loin de Berlin, loin des gens, loin de tout –
loin de moi. Mais je n’en sais rien du tout, en fait. Je ne sais même pas si
Amaryllis est bien son prénom. Je ne suis pas sûr de pouvoir me souvenir de son
visage – et de son tatouage, encore moins. Et bizarrement, j’ai eu l’impression
pendant une fraction de seconde que l’image sur l’affiche correspondait à celle
que j’ai gardée dans mon cerveau – même floue, j’arrive à voir les points
communs. Le regard pétillant – la rose qui enveloppe sa poitrine – les lettres
en rouge et noir – et puis, le sourire qu’elle avait en me regardant jouer
Waidmanns Heil… Or, mes souvenirs sont-ils si fiables ? Et est-ce bien
elle que j’avais vue dans la foule ? Je vois tellement de visages pendant
nos concerts – pourquoi est-ce que le sien me serait resté en tête ? Elle
n’est même pas particulièrement jolie en plus…
J’ai
dû la confondre sur l’affiche – ça ne peut pas être elle ; et ça fait plus
de quatre ans déjà… C’est à peine si je me souviens des gamins que je fais
passer backstage parce que je les trouve marrants, à faire plusieurs dates d’affilée
– comment pourrais-je me souvenir d’elle, qui a plutôt essayé de me fuir que de
me coller ? Pourtant, c’était bien Amaryllis d’écrit sur l’affiche. La
strip-teaseuse s’appelle Amaryllis. La coïncidence est trop flagrante. Je me
remets à marcher et au bout de quelques secondes, je finis par trouver le
cabaret en question. Et c’est encore elle sur l’affiche. Amaryllis. Je me
mets à la contempler comme si c’était le tableau de la Joconde. J’ai du mal à
croire que plus je la regarde, plus mon sentiment devient certitude. Il y a
pourtant quelque chose qui me gène. Sa joue… Je m’approche pour lire. On dirait
des petites fleurs… Ce sont des amaryllis en miniature ! Et les mots… Ich vergebe nicht dir. Pourquoi tatouer un truc
pareil sur sa joue et son cou ? A moins que… Je baisse la tête, plongé dans
mes réflexions multiples, puis je la relève et tente d’apercevoir la cicatrice
derrière le tatouage. J’ai tellement de mal à le croire que ma respiration se
fait plus rapide. C’est le même visage. Le même tatouage sur la poitrine. C’est
elle avec une cicatrice sur la joue et des mots destinés à quelqu’un à qui elle
ne peut pas pardonner, quelqu’un qui lui aurait fait du mal. C’est elle…je dois
savoir si c’est elle.
Je
décide d’entrer dans le cabaret. J’ai besoin de savoir, savoir qui est cette
fille, cette Amaryllis, si c’est la mienne…
J’inspecte la salle du regard. Quelques gars collés
au bar ; d’autres éparpillés aux différentes tables ; un type en
costume qui installe un verre agrandi dix fois et rempli d’eau mousseuse sur
scène. Pas de fille. Je regarde ma montre et je m’aperçois qu’il est peut-être
un peu tôt pour le show. Je vais donc m’asseoir au comptoir, où le barman aux
épaules de rugbyman me demande ce que je veux – deux fois.
‘Hm ?
Oh ! heu… Un scotch.’
Je
me retourne vers la scène. Le type au costume y ajoute quelques
accessoires : un quart de citron dans le verre géant ; un fauteuil
avec un sceptre et une couronne… Le barman m’apporte mon verre, que je bois cul
sec. Je lève la tête vers lui, qui m’observe tranquillement.
‘La
même chose ?’
‘Oui,
merci.’
Je
soupire en me regardant dans le miroir derrière le bar. Vieux schnok aux
cheveux gris en bataille, dans un T-shirt gris et une veste grise, avachi sur
le comptoir, visiblement dans un état d’esprit aussi grisonnant qu’un ciel
anglais et prêt à se bourrer la gueule pour des raisons certainement trop
absurdes pour être expliquées. Je fuis mon reflet et j’inspecte à nouveau les
autres clients. La plupart ont mon âge, on dirait. Ils sirotent leur verre avec
nonchalance dans leur coin ou discutent discrètement entre eux. Certains n’ont
pas l’air fréquentable. D’autres ont l’air anxieux. Le barman apporte mon
deuxième verre, que je choisis de boire tranquillement cette fois.
Au
bout d’une vingtaine de minutes, une chanson commence à raisonner, les lumières
s’éteignent dans la salle et tout le monde se tourne vers la scène. On dirait
du The 69 Eyes ou un autre groupe du même genre, spécialisé dans les longues
intros grandiloquentes. Je fais comme tout le monde et j’observe la scène. La
couronne sur le fauteuil scintille et les bulles dans le verre de tequila géant
luisent. Une jeune fille vêtue d’une robe gothique noire, avec un corset brodé
et de longs jupons blancs, fait son entrée en marchant lentement, tête baissée,
les yeux posés sur un bouquet de roses rouges dans ses bras. Les premiers
sifflements retentissent ; quelques uns timidement applaudissent. Puis la
batterie et les riffs de guitare démarrent, et la gothique jète les roses et
commence à danser comme si elle était en transe, retirant chaque vêtement avec
force et frénésie mais gardant un visage impassible. Au moment du bridge, elle
a retiré corset, robe et jupons et s’est assise sur le fauteuil, où elle
s’applique à enlever bas et porte-jarretelles avec un sourire. Quelques hommes
montrent leur enthousiasme et j’avoue que je serais normalement gêné de la
regarder se déshabiller ainsi si je n’étais pas déjà ivre. Je sirote quand même
mon verre de scotch. Lorsque la chanson se termine, elle est seulement en
string et se couvre les seins d’un bras pendant qu’elle salue le public de
l’autre. Et c’est là que je m’aperçois qu’elle a plusieurs autres tatouages.
Mais le temps que je fronce les sourcils pour mieux voir, elle est déjà partie
en coulisses en trottinant.
Je
finis mon verre de scotch en soupirant. Quelques minutes plus tard, c’est en
latina qu’elle revient sur scène et les cris des spectateurs laissent présager
que c’est le numéro préféré du public. On dirait de la musique salsa et la
Latina fait les pas que Till m’avait montrés un jour – il y a bien longtemps.
Tout en dansant, la Latina décroche les pinces et libère ses longs cheveux
bouclés ; elle dénoue le long foulard écarlate et le fait voltiger autour
d’elle avant de le jeter sur le fauteuil ; puis elle arrache sa longue
robe et découvre sa guêpière vermeille, qu’elle retire avec sensualité, le dos
tourné vers le public, avant de finir par enlever ses chaussures, puis ses bas.
La salsa perd son rythme effréné et la Latina en sous-vêtements minimalistes
monte sur l’escabeau, gracieusement, sur la pointe des pieds. Avec l’éclairage,
j’arrive à identifier tous ses tatouages – une sorte d’ange dans le dos, et un
arbre sur la jambe gauche, et un truc sur la hanche droite… Enfin, elle entre
dans le verre et commence à se dandiner dedans, renversant de l’eau tout
autour. Elle se saisit du citron géant et le plonge dans le bain pour s’arroser
avec. Certains mecs la sifflent encore avec enthousiasme, ce qui franchement me
dérange. Mais je suis incapable de vous expliquer pourquoi. Ce n’est pas comme
si je ne côtoyais pas ce genre de mecs…
Je
me rends compte que mes battements cardiaques se font plus pressants et mes
entrailles me pincent légèrement. Embarrassé par ce que je ressens, je détourne
le regard – quelques secondes à peine – je n’arrive pas à décrocher mes yeux
trop longtemps d’elle. La chanson est terminée maintenant, et elle sourit au
public en faisant un shimmy de temps en temps. Puis, le type en costume vient
l’aider à sortir du verre et lui tend le foulard, dont elle se couvre avant de
descendre de scène, le projecteur l’éclairant de tous ses feux. Elle fait le
tour des tables et chaque client lui fait signe de le choisir lui plutôt qu’un
autre – elle leur répondant d’un sourire coquin. Elle continue jusqu’au comptoir
et je commence à me sentir mal. Il ne faut surtout pas qu’elle s’approche de
moi. Sinon, je… je ne saurai pas comment réagir ! Mais qu’est-ce que je
raconte moi ? C’est la chance unique de la voir de près – de savoir enfin
si c’est elle ou pas, mon Amaryllis.
Je
l’observe du coin de l’œil. Je la vois faire des sourires à certains, des clins
d’œil à d’autres. Puis elle s’approche de mon côté, le foulard toujours sur ses
épaules, mouillé par endroits. Certains clients s’impatientent – ils ont l’air
excité. Elle a presque fini le tour de la salle et elle n’a encore choisi personne
car, à présent, j’ai compris qu’il est temps d’inviter le client sur scène.
Elle risque de revenir en arrière pour sélectionner l’élu. Elle s’arrête et
fait semblant d’hésiter, l’index posé sur ses lèvres. Certains la sifflent
encore. Soudain, elle se tourne vers moi et s’approche. Elle n’est plus qu’à
trois mètres – un type lui tend un verre – elle secoue la tête – deux mètres –
un autre lui présente un billet – elle sourit – un mètre…
Elle
se fige devant moi. Elle a perdu son sourire. Elle a l’air offusqué de me voir
et là, je me dis : « Merde ! elle m’a peut-être
reconnu ?… » Je me sens mal ; mon cœur a cessé de battre ;
et je n’ose pas croiser son regard. Alors je contemple ses pieds nus. Ses jolis
pieds aux ongles vernis, couleur corail ; ses jolis petits pieds mouillés
qui laissent des empruntes humides sur le sol… Elle passe devant moi et je
relève la tête – je regarde ses mèches rouges s’éloigner et je me mords la
lèvre – pourquoi ai-je baissé la tête ? J’aimerais la retenir, je voudrais
tellement me lever et lui saisir l’épaule pour voir son visage. Mais je suis
cloué sur mon tabouret et je me sens drôle…
Puis
elle fait volte-face avec un sourire radieux. Je panique intérieurement – mes
organes crient à l’alerte incendie. Elle fait glisser le foulard de ses épaules
et l’enroule autour de mon cou. Ma gorge se noue comme si elle était en train
de m’étrangler – mes genoux se mettent à trembler – mes poumons fragiles se
contractent. Et elle me fait un clin d’œil. J’ouvre la bouche comme pour lui
dire quelque chose mais mon cerveau s’est mis en mode off. Je n’arrive pas à
sortir quoi que ce soit, et elle en profite pour galoper vers les coulisses.
Je
n’arrive toujours pas à comprendre ce qui s’est passé. J’essaie de retrouver
mes esprits et je constate que les autres clients me fixent d’un regard jaloux.
Le type en costume, grand blond d’environ mon âge, vient me chercher et me
conduit vers la scène, où il me dit de m’asseoir sur le fauteuil et d’attendre
tranquillement l’arrivée de la Demoiselle, posant la couronne sur ma tête et me
donnant le sceptre en main. J’ai l’impression de rester une éternité comme ça,
sur la scène éclairée, où tous les clients ont rivé leur regard sur moi,
l’imbécile qui reste coi sur scène pendant un problème technique, lançant un
regard désespéré vers son staff afféré à le résoudre. Je jette un œil aux
rideaux qui dissimulent les coulisses, et là, furtivement, une tête apparaît.
Une tête aux cheveux orange et aux dents pointues, et presque autant de
piercings au visage que le vendeur du sex-shop de tout à l’heure. La tête me
sourit avec un air diabolique. Puis elle disparaît d’un coup. Quelques secondes
après, une autre tête sort – celle d’une Asiatique au visage tendre comme celui
d’une poupée en porcelaine. Constatant que je la regarde, elle disparaît à son
tour. Je me surprends à ricaner, un peu confus, je t’avoue, comme lorsqu’un
stress intense te fait sortir de la situation.
Enfin,
après ce qui me semble une éternité, une chanson démarre. Les clients
commencent à applaudir alors je regarde à nouveau du côté où les têtes sont
apparues, m’attendant à la voir enfin, mais c’est en fait derrière moi que la Princesse
s’approche. Elle pose ses mains devant mes yeux et me chuchote :
‘Contente
de te revoir, Paul.’
Mon
cœur fait un bond et se retrouve d’un coup coincé dans ma gorge – mes poumons
se décrochent pour tomber lourdement dans mes intestins. J’essaie de garder une
respiration régulière mais rien n’y fait – mon corps est littéralement en feu –
et les pompiers n’arrivent toujours pas. La Princesse retire ses mains et se met
à danser devant moi.
Et ce qui devait arriver arriva.
Après des années de silence radio, mon entre-jambe
reprend vie, et j’en suis tellement troublé que je préfère détourner mon regard
pour le fixer sur les rideaux pendant qu’elle commence à dézipper la fermeture
éclair de sa robe rose pastel. J’ai des sueurs froides dans le dos, et ma bouche
est complètement sèche. Je n’arrive pas à garder mon regard sur le décor quand
la robe tombe à ses pieds. Quand elle grimpe sur moi, s’asseyant sur mes genoux
en regardant les spectateurs, c’est devenu impossible. Mes mains tremblent et
je fais tomber mon sceptre – elle hausse les épaules de manière théâtrale, les
rires de la salle ponctuant son geste, et me murmure que ce n’est pas grave.
Elle attrape ma couronne et la met sur sa tête. Ne sachant où poser les yeux,
j’examine son sein gauche et les mots au-dessus. Je suis perplexe en y lisant les
paroles d’une de nos chansons – et je me demande : « Mais comment
ai-je pu oublier ça ? »
Je vais être franc avec toi : je suis déjà
allé dans des strip-clubs avec Richard et Till, plus pour me marre qu’autre
chose, mais jamais – ô grand jamais – j’avais ressenti un truc pareil en face
d’une des filles. Et maintenant que j’y pense, jamais je n’ai ressenti ça pour
une femme auparavant non plus. Cette sensation étrange que les hormones ont
inondé les veines et les artères, que le corps est enivré de désir. A vrai dire,
à petite dose, oui, souvent avec une bienaimée, rarement avec des groupies –
mais pas ainsi, jamais en overdose, jamais à en perdre l’esprit !
Pendant qu’elle se contorsionne sur moi, j’essaie
de me caler bien au fond du fauteuil pour être le plus loin possible de son
corps, de son parfum, de son aura. Elle se redresse à nouveau et positionne son
pied entre mes cuisses. Je suis paniqué à l’idée qu’elle puisse voir mon excitation ;
je crois qu’elle arrive à le lire sur mon visage. Elle retire ses chaussures et
ses bas, sa main posée sur mon épaule pour garder l’équilibre, mais garde
soutien-gorge et shorty en dentelles. A la fin de la chanson, elle se retire et
m’aide à me lever – elle salue le public visiblement impatient de la voir
enlever le reste de ses sous-vêtements – elle me fait signe de saluer à mon
tour. Je me baisse en avant donc, en guise de salut, et quand je me redresse,
elle prend ma main et m’emmène en coulisses.
Le type au costume fronce les sourcils en nous
voyant arriver.
‘Pourquoi
t’as pas fini comme d’habitude ?’ demande-t-il avec un peu d’impatience.
‘J’étais
un peu gênée. Ça arrive parfois.’
Elle
attrape un peignoir et l’enfile rapidement. Je me sens tout penaud, essayant
désespérément de dissimuler mon érection en joignant mes mains devant et en
affichant mon air le plus renfrogné. Soudain, la fille au dents pointues
apparaît derrière moi et me pince les fesses. Elle a encore son large sourire
démoniaque. Et je me sens vraiment mal à l’aise. Tout le monde s’active comme
si c’était la routine, m’ignorant complètement.
‘Soit,’
fait simplement le type au costume, qui ensuite m’attrape le bras pour me
conduire quelque part.
‘Attends !
Amène-le chez moi plutôt.’
La
démone dévisage Amaryllis, qui la dévisage à son tour. Le type au costume soupire
et me dirige vers les escaliers. Il se présente sous le nom de Gürt Freimann,
patron du cabaret.
‘Et
vous ?’
‘De
quoi ?’
‘Vous
êtes… ?’
‘Oh !
heu… Paul.’
Gürt attend sans doute que je
mentionne mon nom complet, que je ne donne pas, puis me sourit.
‘Soit.
Paul, vous êtes un petit chanceux.’
‘Heu…
pourquoi ?’
‘Amaryllis
ne convie jamais personne dans son appartement d’habitude.’
On monte au premier étage et il
m’ouvre la porte au fond du couloir. J’entre dans un petit studio.
‘Elle
devrait bientôt arriver.’
Il
referme la porte derrière lui. Je me retourne pour inspecter la pièce. Le salon
fait aussi office de cuisine, avec un coin masqué par un rideau. A gauche, une porte
mène à la salle de bains. En face de moi, il y a des poufs en cercle autour
d’une table basse où trône un ordinateur portable et une tasse, devant une
bibliothèque aux livres soigneusement classés. Près du rideau, un autre meuble
pour ranger des CDs, avec des DVDs empilés au-dessus. A droite, le coin
cuisine, avec des corbeilles de fruits et légumes, de la vaisselle attendant
d’être rangée et de la paperasse traînant sur la table.
Je m’installe sur un des poufs et je regarde du
côté du rideau. On dirait qu’il dissimule un endroit aménagé en chambre à
coucher. J’aperçois une commode et des vêtements posés dessus. Je détourne le
regard et regarde les babioles placées sur les autres meubles. J’y trouve tout
ce que je peux imaginer dans l’appartement d’une jeune femme : des
bougeoirs en forme de fées et de dragons ; un kit de peinture (ce qui
explique les toiles aux différents paysages sur les murs, j’imagine, car aucune
n’est vernie) ; une petite télévision et un lecteur DVD violet métallique,
ce qui me faire sourire (je me souviens que ma fille voulait que je lui en
achète le même, mais bleu). Sur la table basse, derrière l’ordinateur, des
feuilles diverses sur lesquelles je n’arrive pas à lire l’écriture ronde et
désordonnée – on dirait du français. Dans la tasse, une boule à thé. Des stylos
un peu partout. Un tabouret rangé entre la bibliothèque et le radiateur. Un
chaos assez bien ordonné, au final.
Je
me lève et passe en revue les étagères remplies de livres dont pas mal sont en
français et en anglais, quelques-uns en allemand – principalement des romans
classiques, je crois, car je reconnais quelques titres qui figuraient dans la
bibliothèque de ma mère. Je m’arrête sur un grand bouquin au dos vert pastel
sur lequel Burlesque est imprimé malicieusement. Je le sors et je reconnais
l’ex-femme de Manson sur la couverture, des plumes roses tout autour d’elle, et
je souris, retourne m’asseoir et commence à le feuilleter tranquillement. En
fin de comptes, Richard a raison : elle est plutôt mignonne, Dita Von
Teese. Arrivé au milieu du livre, je m’aperçois que les photos sont à l’envers –
alors je retourne le livre et continue ma ‘lecture’ (c’est écrit en anglais de toute
façon) à rebours. Je m’aperçois que le thème des photos a légèrement
changé ; je fronce les sourcils et me sens à nouveau un peu gêné. Mon
érection de tout à l’heure ne m’a pas quitté, mais je suis bien trop curieux :
je continue à feuilleter le bouquin.
Quand
la porte d’entrée s’ouvre sur Amaryllis toujours en peignoir, je fais tomber le
livre sur le tapis, où il montre évidemment la quatrième de couverture avec
Dita aux yeux bandés et le mot Fetishism écrit en gros. Je m’empresse de le
ramasser et de le ranger à sa place dans la bibliothèque. Amaryllis a refermé
la porte derrière elle et me demande si ça va, si j’ai envie de boire quelque
chose. J’acquiesce en disant qu’un café, ça m’irait très bien.
‘Je
te préviens, je suis nulle pour le café.’
‘Pas
grave. Désolé pour le livre.’
‘S’il
a un coin abîmé, je ferai un scandale – mais pas maintenant.’
Je ne
sais pas trop où me mettre, ni par où commencer, alors je la regarde s’activer
en cuisine, mettre la cafetière en marche et allumer la bouilloire, puis ranger
un peu, avant de sortir deux tasses, qu’elle vient poser sur la table basse.
‘Je vais juste m’habiller dans ma chambre : je
reviens tout de suite. Tu peux te rasseoir si tu veux.’
‘OK.’
Elle
passe de l’autre côté du rideau, et moi, je ne sais pas trop quoi faire. Amaryllis
a à peine croisé mon regard ; j’ignore si elle l’a sciemment évité ou pas.
Je retourne devant la bibliothèque pour déchiffrer les titres et en apprendre
un peu plus sur elle. Je m’aperçois que les livres sont classés par ordre alphabétique
en fonction du nom de l’auteur. Par curiosité, je cherche à L et c’est ainsi
que je tombe sur les bouquins de Till. Je sors le Messer et l’ouvre pour
tomber sur une dédicace écrite à la main :
« Für
Gabrielle, bezaubernde Nägele. Till Lindemann. »
Je fronce les sourcils sans comprendre, puis
je me dis qu’une fan nommée Gabrielle a dû le lui revendre, et je remets le
recueil à sa place. Je me tourne vers le rideau. C’est à ce moment-là
qu’Amaryllis en ressort, vêtue d’un jeans et d’un T-shirt assez sobres. Elle me
sourit en passant, et va chercher la bouilloire qu’elle apporte sur la table
basse, puis la cafetière.
‘J’espère
que tu l’aimes bien noir.’
‘Tant
mieux, ça va me réveiller.’
‘Tu
veux du sucre aussi ?’
‘Oui,
merci.’
Elle
va chercher son sucrier et deux cuillers puis commence à verser le café dans ma
tasse et à remplir la sienne d’eau chaude. Elle s’assied sur un des poufs et me
regarde longuement. Je secoue la tête et m’empresse de m’installer à côté d’elle.
‘Désolé.
Je rêvassais un peu.’
‘Il
n’y a pas de mal.’
Elle me tend ma tasse et le
sucre, et je commence à me servir pendant qu’elle me fixe du regard.
‘J’ai
du mal à croire que c’est toi,’ dit-elle simplement.
‘Même
sentiment de mon côté.’
Elle sourit et touille son thé,
avant de se lancer.
‘Alors, raconte-moi. Qu’est-ce que tu deviens ?’ me
demande-t-elle avec beaucoup d’intérêt, le visage étrangement serein, peut-être
un peu trop. ‘Enfin, si tu permets que je te tutoie.’
‘Bien
sûr que tu peux.’
Je me tais. Elle attend sûrement
que je parle. Son regard est désormais hésitant, comme si elle se rendait maintenant
compte que son ton était trop familier.
‘On
tomberait facilement dans le mélodrame si je commence – dis-moi plutôt ce que
tu es devenue.’
‘C’est
moi qui ai posé la question d’abord !’
‘C’est vrai… Disons simplement que je me laisse un peu
aller en ce moment…’ dis-je pensivement. ‘Non, j’insiste, je préfère que ça
soit toi qui commences.’
‘Très
bien.’
Elle
me raconte tout depuis le concert à Nantes, tout dans les moindres détails, comme
son speech était préparé depuis des années : ce qui s’est passé la nuit de
son viol ; comment elle a réussi à ne rester que quelques heures aux
urgences avant de partir rejoindre sa famille sans rien leur dire ; la
dépression dans laquelle elle s’est plongée en rentrant sur Toulouse ; sa
réaction en voyant mon interview puis son apparition rapide à la séance de
dédicaces à Paris ; enfin, comment elle est sortie de dépression et s’est
reprise en main, en trouvant un petit boulot puis en emménageant à Berlin, où elle
s’est ‘improvisée’ (son mot) strip-teaseuse avec l’aide de Gürt.
‘Et
voilà.’
Elle baisse la tête.
‘Tu
es le premier à qui je raconte tout ça, tu sais.’
‘Oui,
on dirait.’
‘Désolée,
c’était un peu long comme récit peut-être ?’
‘Non !
Pas du tout. C’est juste que…’
Je
ne sais toujours pas par où commencer. Je balbutie quelques paroles et me perds
dans mes impressions : mon bonheur de la revoir en pleine forme, et en
même temps, ma gêne envers toutes les épreuves qu’elle a dû traverser. Puis
j’entame mon récit de manière bien moins structurée ; lui raconte pourquoi
je me suis bourré la gueule le soir de son viol, mot que j’ose à peine prononcer
alors qu’elle a su le dire sans sourciller ; que c’était à la suite d’une
énième dispute avec ma femme – mon ex – par téléphone ; lui dis combien
j’étais désolé de n’avoir pas su l’aider, combien je me sentais presque coupable
de n’avoir pas mieux réagi…
‘C’est
pas ta faute, Paul.’
‘Si, ça l’est ! Pour une fois dans ma vie, je… je me
retrouve dans la position de devoir aider une jeune femme…qui en a
désespérément besoin, et… et qu’est-ce que je fais ? Je lui propose une
clope ! C’est lamentable !’
‘Paul,
si ce n’est que ça, je te pardonne.’
Instinctivement, je regarde les
mots tatoués sur sa joue.
‘Tu
as marqué le contraire…’
Elle fronce les sourcils puis
comprend ce dont je parle.
‘Lui,
je ne lui pardonnerai jamais.’
‘Oh !
je croyais que…’
Elle me sourit avec compassion –
je n’arrive pas à terminer pas ma phrase.
‘Toi, je n’ai rien à te reprocher. Au contraire,
Paul ! Tu es le seul homme au monde en qui je sais que je peux avoir
confiance : tu t’es retrouvé dans la situation de pouvoir me faire du mal
impunément car j’étais totalement vulnérable et…tu as choisi de ne pas le
faire. Si tu veux mon pardon, tu l’as déjà – mais tu n’en as pas besoin car je
sais que tu es quelqu’un de bien. Tu m’as, certes, aidée seulement avec un
sourire et un geste mais, même s’ils étaient anodins, tu m’as aidée, Paul – ne crois
pas le contraire.’
J’acquiesce
puis baisse la tête pour dissimuler mes larmes. Je ne sais pas quoi lui
répondre. D’un seul coup, tout mon mal-être a disparu – d’un seul coup, je n’ai
plus aucune raison de m’en vouloir – d’un seul coup, mes nuits cauchemardesques,
pendant lesquelles je me réveillais en sueurs pour ensuite me noyer dans
l’alcool, semblaient dénuées de signification. Toutes ces années passées à me
morfondre pour elle ont soudain perdu toute leur raison d’être. Elle approche son
pouf du mien et me prend dans ses bras. Ma tête blottie contre son cou, je lui
raconte comment j’ai vécu pendant les quatre années écoulées : dans une
sorte de dépression permanente, niant à tout le monde que j’allais mal, passant
mes journées à ne rien faire de constructif, poussant même Maja à me menacer de
reprendre la garde exclusive de Hannah pour me faire réagir (finalement, elle
avait abandonné l’idée en constatant ma passivité perpétuelle).
Je lui avoue aussi combien j’avais désiré la
revoir, gardant son foulard comme un talisman qui m’aiderait peut-être à
retrouver sa trace, malgré les protestations des rares amis qui me sont restés
fidèles. Je redresse ma tête et la regarde dans les yeux, mon visage à deux
centimètres du sien. J’aimerais aussi lui confier ce que je ressens maintenant
mais j’ai peur de passer pour un pervers de presque cinquante ans qui se
réjouit de rester dans les bras d’une fille qui a la moitié de son âge. Elle me
sourit et m’embrasse la joue. Je me sens doublement plus gêné et me redresse
brusquement. Elle me sourit toujours puis approche sa tasse en face d’elle et
boit une gorgée.
‘Si
on parlait d’autre chose, tu veux ?’
‘Volontiers !’
‘T’as
pensé quoi de ma spéciale ?’
Je glousse un peu.
‘Heu…
c’était…heu… Plutôt bien.’
‘Merci,
mais en fait, j’ai failli trébucher lorsque j’ai retiré mes bas pour le numéro
du verre. T’as pas remarqué ?’
‘Pas
vraiment, non.’
‘Tant
mieux alors, ça veut dire que les autres non plus, j’espère,’ ajoute-t-elle en
souriant.
Nous
continuons de parler du spectacle, puis de son travail en général, de ses
‘collègues’ Gaïa et Sumiro, du patron et ses manières. Nous finissons par
parler de tout et de rien, de ses quelques toiles accrochées au mur, de celles
de Flake qu’il a récemment décidé d’exposer, de mes mains beaucoup trop
maladroites pour la peinture, ce que Flake persiste à me montrer en conservant
religieusement les gribouillis que j’avais faits pour nos groupes punk, tout
cela sans faire attention aux heures qui passent. A quatre heures du matin,
alors que nous rions d’une de mes blagues stupides, que j’ai déjà oubliée, Gaïa
vient toquer à la porte et gueule qu’il y en a qui voudraient bien dormir.
Amaryllis s’excuse auprès d’elle et revient ensuite me faire un clin d’œil,
m’expliquant dans un murmure qu’en général, c’est Gaïa qui l’empêche de dormir
quand elle invite ses copains chez elle. Je souris et lui propose de se revoir
le lendemain dans l’après-midi, si elle est libre.
‘Bien
sûr que je serai dispo !’
Je me lève en riant et hésite un
peu avant de la prendre dans mes bras.
‘Je
suis vraiment heureux de t’avoir retrouvée.’
‘Moi
aussi. A demain alors ?’
‘Oui,
à demain. Vers 15 heures, ça t’irait ?’
‘Parfait.’
‘Alors
à demain. Je passe te prendre.’
‘OK. A demain !’
Je suis déjà sur le seuil et
je n’ai pas envie de partir.
‘Attends !
je prends les clefs pour t’ouvrir en bas, sinon, tu seras obligé de coucher sur
une des tables !’
Elle
va chercher ses clefs puis revient en trottinant. On descend les escaliers
ensemble sans dire un mot. Elle m’ouvre la porte du cabaret. Je passe dehors.
Elle reste dans l’encadrement de la porte.
‘A
demain donc.’
‘Oui,
à demain.’
Je
vais être sincère avec vous : là, dans cette nuit glaciale, j’ai envie de
l’embrasser. Et de l’enlacer. Et de… Non, non, non – qu’est-ce que je raconte
là ? Je suis assez vieux pour être son père, bordel ! Je vais pas la
traiter comme une vulgaire groupie dont je n’ai rien à faire ! Je dois
reprendre mes esprits. Je dois à tout prix me contrôler.
‘A
demain.’
‘A
force de le répéter, on risque pas de l’oublier !’
J’éclate de rire.
‘Oui,
tu as raison ! Bon, j’attends que tu rentres et que tu ais fermé la porte,
par sécurité.’
‘J’ai
donc retrouvé mon ange gardien !’
‘Oui,
on dirait. Par contre, l’ange gardien se les pèle un peu.’
‘Oh !
oui, désolée. Je rentre et…à bientôt !’
‘Ha-ha !
Oui, à demain !’
Elle
ferme la porte du cabaret derrière elle. Je tourne les talons et marche en
direction de la rue où j’ai garé ma voiture. Une fois rentré, je m’effondre sur
le canapé sans prendre la peine de me déshabiller et pour la première fois en
quatre ans, je m’endors comme un bébé, le sourire aux lèvres.
[Suite]
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