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Glaube mir
„Die Haut...so jung
Das Fleisch...so fest“
Rammstein, „Wiener Blut“
Pétale d’Amaryllis.
Voilà ce qu’elle est quand je la vois se lever. Elle enfile sa petite culotte,
me jette un regard sombre disant peut-être : « Je me doutais bien que
tu étais un sale pervers ! » ou autre chose dans le même esprit, puis
ramasse ses affaires et s’en va se rhabiller dans ma salle de bains.
***
C’est
quatorze ans après la mort de Paul et Amaryllis que j’ai vu cette gamine
débarquer chez moi, accompagnée de sa tante, visiblement peu enchantée à ma
vue. Cette dernière ne parlant pas un mot d’allemand, et moi ne comprenant rien
au français, c’est avec des notions d’anglais plus que vagues qu’elle m’avait
appelé pour me faire part du choix qu’elle avait fait il y a longtemps : attendre
l’adolescence de la petite pour lui transmettre toutes mes lettres – deux par
an – et l’envoyer dans un collège où elle aurait étudié l’allemand en première
langue (chose peu aisée à faire dans le Midi, m’avait-elle rappelé par bonne conscience),
histoire que la petite puisse les lire, ces lettres, un jour.
« Myalis est une bonne
élève, m’avait précisé la tante dans son anglais toujours plus approximatif en
réponse à mon silence résigné. Elle a pu me traduire toutes les lettres et m’a
demandé qui vous êtes… »
C’est une
bonne petite dame, la tante. Un peu ronde, visiblement débrouillarde et pleine
d’entrain ; ça se voit qu’elle a mis au monde quatre gosses et les a
éduqués comme il faut. Au téléphone, elle m’avait expliqué qu’elle s’était
contentée de dire le « strict nécessaire » à Myalis sur ses
parents : sa mère partit vivre à Berlin, où elle rencontra un homme plus
âgé avec qui elle vécut quelques mois ensemble avant de perdre la vie dans un
accident. Son père ne supportant pas ce décès tragique préféra se suicider.
Moi, dans l’histoire, je ne deviens que le « meilleur ami » du papa.
Au final, le « strict nécessaire » s’avère être tout hormis un petit
détail – la rupture et les raisons de cette rupture, qui m’incluent donc dans
le récit et l’altèrent légèrement.
Mais je me dis
que la tante ignorait sûrement ce petit détail et l’ignore toujours, la malice
de Myalis étant telle qu’elle avait choisi de ne pas tout traduire de mes
lettres pour voir jusqu’où sa tante en savait de l’histoire.
« En fait, si je vous
appelle, c’est pour vous dire qu’elle aimerait vous rencontrer, pour en savoir
un peu plus sur son père, comment il était… »
C’est
vrai que le Paul n’a laissé que peu de famille derrière lui, à part trois
autres gosses qui n’ont jamais su ce qu’était devenue Myalis : Emil par
choix, Tanja par oubli, Hannah par contrainte car Maja, sa mère, a coupé les
ponts avec tout le monde, y compris son premier défenseur Schneider. Aux yeux
de la tante, qui a fait son possible pour raconter ce qu’elle savait de sa sœur
à Myalis, je suis le mieux placé pour assouvir le désir paternel qui pousse
chez la gamine. J’avais donc accepté qu’elles viennent me voir dans ma campagne
solitaire, leur payant le vol et leur proposant même de venir dormir chez moi.
***
La
tante n’était franchement pas enchantée en me voyant. Je suppose qu’elle ne s’attendait
pas à ce que je ressemble tant à un vieillard (à soixante-six ans maintenant,
je fais plutôt figure de grand-père), habitant seul dans ma grande maison depuis
ma rupture avec Maria, qui avait cru bon d’étaler mon problème avec l’alcool au
grand jour pour obtenir la garde de nos petits. Je ne me teins plus les
cheveux, me rase rarement, préfère souvent rester au lit à brûler mes démons
plutôt que d’entretenir mon corps en plongeant dans ma piscine – signe
manifeste d’une dépression chez moi. L’alcool est juste le sale trait que
j’aurais préféré ne pas hériter de mon père. Même Nele n’ose plus me rendre
visite (elle prétend être trop occupée avec Fritzi) ! Je sais que je suis
dans un état plus que navrant. Aux yeux de la tante perspicace, ce n’était
peut-être plus une bonne idée de repartir seulement deux jours après son
arrivée et de me laisser Myalis pour le restant de la semaine – mais comme
c’est moi qui ai réservé les billets…
Myalis
me semble être une gamine introvertie, au corps tout frêle encore, mais au
regard malin. Quand je lui ai ouvert la porte le jour de leur arrivée, elle
était pensive, comme si elle calculait déjà la surprise que j’ai ressentie en
constatant combien elle ressemble à sa mère – avec moins de poitrine et sans
tatouage. Elle a les mêmes cheveux ondulés, quoique bruns au lieu de noirs, et
sans ses mèches rouge vif ; les mêmes yeux noisette, une lueur pétillante
en plus ; la même bouche bien dessinée avec ses lèvres charnues si
atypiques, mais sans son rouge savamment glossé ; les mêmes mains
délicates, aux ongles longs parfaitement vernis. Myalis a aussi hérité de sa
mère ce goût pour un style vestimentaire moderne et raffiné à la fois, malgré
son jeune âge, choisissant pour ce jour d’été particulièrement chaud de se
présenter à moi en chemisier fuchsia et jupe rose pastel, montée sur de petites
sandales blanches. J’avoue que je me suis réjoui de voir qu’elle a aussi reçu
les petits pieds fins de sa mère en digne cadeau génétique. Elle est le parfait
petit clone à mes yeux, et elle s’en doutait sûrement déjà.
La
tante n’a pas fait attention au regard que je lançais à Myalis pendant les deux
jours sous tutelle – regard rêveur, quasi nostalgique, qui s’attardait sur les
jolies fesses de la petite fille avant de fuir aussitôt, honteux – ou résigné.
Et comme dans l’ensemble, la tante semblait être satisfaite de ma cuisine et de
mes anecdotes humoristiques sur feu Paul devenu le Farceur, homme débordant de
joie de vivre et irréprochable sur tous les points, elle a finalement embarqué
pour son vol retour sans avoir trop de scrupules mais en veillant longuement à
ce que Myalis n’oublie pas de l’appeler pendant la semaine.
Myalis
ne l’a appelée qu’une seule fois, pour faire bonne figure, en mentionnant
qu’elle s’amusait bien avec moi, que j’organisais des balades pour découvrir la
région, que j’étais un type marrant, que je lui racontais des tas de trucs
intéressants sur son père. En réalité, Myalis me posait surtout des questions
sur sa mère – elle savait que j’avais eu une très courte relation avec elle
pour l’avoir deviné dans ses poèmes et pour l’avoir lu dans mes lettres. Elle
voulait maintenant tous les détails. C’était un peu de l’automutilation pour
moi, mais je me suis plié à ses désirs, comme un vieil homme à qui on demande
avidement de raconter la guerre pour en connaître les atrocités. Myalis me
semblait assez mature pour comprendre tous ces sentiments brûlants qui font
chavirer des vies, alors je n’ai pas hésité à tout lui dire, de ma passion pour
Amaryllis jusqu’à mes regrets à sa mort en passant par mes remords jaloux face
à l’amour tendre et servile que Paul avait ressenti envers la même femme, et
enfin, ma décision de m’effacer. Myalis comprenait peu mon choix – de son point
de vue rétrospectif et lacunaire, il était évident que sa mère n’avait ressenti
que de la compassion envers Paul, homme dépressif, rongé par la culpabilité et
le manque de confiance en soi. Je lui ai dit qu’elle était injuste envers son
père, mais elle est restée catégorique – selon elle, Amaryllis n’avait jamais
aimé Paul.
« C’est toi qu’elle aimait.
Tu voyais pas ?
- Elle… elle n’a pas agi comme
tel…
- Quoi ? Tu parles de la
fois elle s’est mis à pleurer après avoir couché avec toi ? »
J’ai
acquiescé : Myalis a une franchise qui me vole les mots de la bouche.
« Pfff ! Mais c’est toi
qui aurais dû aller la voir après que Paul l’a foutue dehors ! Au lieu de
lui laisser un misérable poème et ce petit mot…
- Tu sais…
- Quoi ?
- …ça ne m’aide pas… de remuer le
passé comme ça. »
Myalis
est restée stoïque. Je venais de fondre en larmes comme ça m’arrive parfois,
pendant les soirs de pluie ou les nuits blanches, lorsque la solitude me pèse
comme un étau broyant, écrasant, triturant mes épaules. Myalis est venue
s’asseoir à côté de moi, a posé sa main sur ma cuisse et m’a demandé si je
voulais un verre. Sa question m’a fait étrangement rire et c’est toujours en
gloussant un peu que j’ai séché mes larmes d’un coup de manche en
répondant :
« Non, non, ça ira. »
Quand
j’ai tourné la tête vers elle, j’ai vu qu’elle ne me lâchait pas du regard –
elle scrutait le blanc de mes yeux comme à la recherche d’une faille – et sur
le coup, je me suis senti comme replongé au jour où j’ai rencontré sa mère pour
la première fois, pendant une de mes dédicaces, à laquelle Amaryllis était
venue en vêtements rétro, femme fatale jusqu’au bout des ongles. Ce jour-là,
j’avais ressenti la même gêne, le même doute face à un regard qui m’inspectait
dans les moindres détails, comme s’il cherchait à photographier chacune de mes
expressions. Ce jour-là, j’avais découvert jusqu’où l’admiration d’une fan
pouvait aller dans le désir de me décortiquer, analysant tous les poèmes de mon
premier livre, un par un, sans exception, et avec la minutie d’une psy
particulièrement chiante.
« Ma mère avait raison.
- Comment ça ?
- Dans un de ses poèmes, elle
parle de l’âge qui embellit les hommes. Elle y dit qu’il existe des hommes sans
charme à vingt ans, mais qui en prennent d’un coup à quarante. Pas un charme
qui les rend beaux, mais un charme qui les rend attirants. Comme un panneau sur
lequel on a marqué ‘Interdiction d’entrer’ ou ‘Pas toucher’ ; ça donne
envie de voir ce qu’il y a derrière, juste par curiosité. »
Elle
a dit ces mots avec une désinvolture qui semblait vouloir me coincer dans un
piège, et sur ses lèvres, j’ai revu l’ébauche du sourire malicieux de
Paul ; alors j’ai détourné le regard et préféré ne rien répondre. Myalis
ne s’est pas laissé abattre pour autant. Elle s’est redressée, a attrapé ma
tête dans ses petites mains et m’a donné le baiser le plus fougueux de toute ma
vie.
***
Sa
langue contre la mienne produit comme un électrochoc. L’étincelle qui s’en
émane se faufile directement jusqu’à mes entrailles, où elle s’éternise peu
avant d’aller réveiller mon sexe qui souffrait pourtant d’une torpeur navrante
depuis des années. Myalis ne me laisse aucune porte de sortie : son genou
se cale entre mes cuisses, ses deux mains collent mes épaules contre le canapé.
Après ma langue, mes mains échappent à mon contrôle et partent explorer la fine
taille brûlante de cette fille qui, pour évaporer tous mes scrupules, vient de
me chuchoter à l’oreille :
« Crois-moi : je suis
pas vierge. »
Sa
remarque me fait prendre conscience qu’elle n’a que quatorze ans, qu’elle est
même plus jeune que ma deuxième fille, que je ferais mieux, non, que je dois
réfréner ses ardeurs avant qu’il ne soit trop tard – mais il est déjà trop
tard : dans mes bras, c’est le fantôme d’Amaryllis qui me revient,
toujours aussi insaisissable, qui me glisse sous les doigts, toujours aussi
enflammée, avec la même attitude autoritaire quand elle me chevauche, toujours
aussi fragile aussi… alors je la prends avec délicatesse pour l’allonger sur
mon canapé, sous mon corps crépitant de désir pour elle.
Au
fond de mon esprit, ma conscience me hurle d’arrêter, mais je n’y arrive pas –
je ne vois plus la gamine de quatorze ans ; je vois sa mère ressuscitée,
apparue spécialement pour racheter mes fautes, mes doutes de trop. Je ne vois
que la femme avec qui j’avais osé m’imaginer vivre une passion insensée pendant
une nuit, une seule nuit dans mon existence depuis misérablement vide de toute
émotion qui fait palpiter les cœurs. Je ne vois que la morte qui hantait mes
cauchemars et qui me revient dans un rêve enchanté, presque trop exquis pour y
croire. Je ne veux pas voir à quel point les mains de Myalis sont plus petites,
sa peau plus douce, sa chair si ferme. Oui, je perds l’esprit. Je perds
complètement l’esprit quand elle jouit à tue-tête, enserrant dans son vagin
étroit mon pénis qui s’enivre de ces contractions imprédictibles,
délicieusement incontrôlables. Je sais que je fonce tête baissée dans un volcan
à chaque coup de reins. Je sais que mes remords ne seront plus seulement
accompagnés de la honte du lâche mais aussi du dégoût du pervers. Je sais, je
sais tout ça. Mais mon corps n’en a rien à foutre !
Au
moment d’éjaculer, mes yeux se ferment, mon esprit se meurt, et mon corps colle
contre lui la minuscule créature qui lacère mes côtes. L’extase qui me saisit
est telle que j’en oublie jusqu’à mon nom – j’oublie tout – tout ce qui fait de
moi un homme.
„Sie will es und so ist es fein
So war es und so wird es immer sein
Sie will es und so ist es Brauch
Was sie will bekommt sie auch“
Rammstein, „Rosenrot“
***
« Réveille-toi. »
En
ouvrant les yeux, je l’ai vue se courber au-dessus de moi pour attraper sa
veste.
« C’est bien une heure de
route jusqu’à l’aéroport ?
- Heu… oui… oui, pourquoi ?
- Là, on a juste deux heures et
demi avant le décollage, a-t-elle dit en rangeant sa veste dans la valise.
- Oh ! merde ! »
Elle
s’est esquivée pour me laisser m’habiller ; je me suis précipité sur mes
clefs ; on a roulé aussi vite que possible jusqu’à l’aéroport. Quand elle
a montré sa carte d’identité à l’hôtesse, je n’avais toujours pas repensé à ce
qui s’était passé. Nos ébats fougueux portaient encore la saveur évanescente du
rêve qu’on préfère oublier pour le bien de tous. J’avais bien encore dans la
bouche le goût de sa peau et de ses sécrétions, mais je me suis répété que tant
que j’étais le seul à savoir, personne ne saurait. Et devant les portillons de
la sécurité, je ne voulais surtout pas me décider sur la réalité ou non de mon
acte impardonnable.
Elle
s’est tournée vers moi une dernière fois, m’a lancé un petit sourire en
coin ; puis elle s’est exclamée :
« Je pense pas qu’on se
reverra ! »
***
Pétale
d’Amaryllis. Voilà tout ce que tu es quand je regarde les écorchures que tu as
laissées sur ma peau encore frémissante. Et je pleure.
Je pleure la
honte que je m’inflige –
Je pleure la
haine que tu m’obliges.
Je pleure la bête que je suis
devenue –
Je pleure
l’homme que je ne suis plus.
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