dimanche 7 avril 2019

Ich verstehe nicht - 2


Chapitre II – Le cœur blanc de ta souffrance



            Le lendemain matin, je ne sais pas très bien comment Richard et notre tour manager Birgit s’arrangèrent pour me faire sortir. Richard me l’expliqua en détails dans la voiture mais je ne l’écoutai pas. Birgit me demanda si j’allais bien, si j’avais bien dormi, si ma blessure était grave mais je n’avais pas envie de parler du confort rudimentaire de la cellule, ni du radoteur avec qui j’avais dû la partager, encore moins du bout de sparadrap que je gardais collé sur mon abdomen. Je n’avais qu’une seule envie : rentrer à l’hôtel. Richard me trouva sûrement trop froid, trop distant, trop sec. Peu m’importait. Je voulais rentrer prendre une douche, me changer. Mon esprit ne réclamait plus rien d’autre – mon esprit était tout simplement éteint, comme lorsqu’une surcharge fait sauter les plombs d’une maison.

            Sous la douche, je me remis à penser. Je me rendis compte que j’aurais dû écouter les autres pour savoir ce qu’était devenue la femme agressée. J’étais passé comme une flèche devant la réception, ignorant les questions anxieuses des membres du groupe restés à l’hôtel, courant presque jusqu’à l’ascenseur, où je m’étais enfoui au plus vite. Dans ma chambre, j’avais balancé mes vêtements sur le lit pour directement m’installer dans la salle de bains, la fermant à double tour derrière moi pour empêcher celui qui frapperait à la porte une minute plus tard (sûrement Flake puisqu’on partageait la même suite) de me déranger. J’avais allumé l’eau chaude sans tarder et la laissait me brûler la peau, appréciant la couleur rouge qu’elle prenait, ou l’apparition de la buée au dessus de ma tête, qui donnait l’impression que j’étais enfermé dans une cocotte-minute, mais le but était plutôt de relâcher la pression.

            Je prenais très lentement conscience de ce que j’avais fait la veille. Mes muscles tendus depuis la bagarre se relâchaient enfin. Les pores de ma peau laissaient s’écouler la colère. Quelques bleus apparaissaient, et je voyais bien que l’entaille sur mon ventre aurait bien mérité quelques points de suture, mais l’eau brûlante évacuait progressivement mon indignation.



            Non, pas de regrets. Le connard n’avait eu que ce qu’il méritait – et savoir que la flicaille m’avait relâché, clairement à contre-cœur, ne faisait que confirmer que le salopard n’avait pas crevé comme il aurait dû. Loin de moi l’envie de finir mes jours en prison pour meurtre. Non. J’ai juste des principes, et punir un violeur comme il se doit en fait partie.



***



            Ma colère vengeresse s’amplifia quand je découvris la femme agressée, allongée sur son lit d’hôpital, encore inconsciente après son opération. La voir ainsi vulnérable, le ventre plat sous les draps ; entendre Richard, qui avait fait le choix de l’accompagner aux urgences, préciser qu’elle avait perdu ses bébés :

‘…parce qu’elle attendait des jumelles en plus – c’est tellement horrible – à cinq mois de grossesse seulement. L’une ne pouvait pas survivre parce que le poignard a traversé son crâne, mais l’autre non plus – pas viable…’

            Et qu’elle avait été violée ‘des deux façons’, son euphémisme pour expliquer qu’elle avait des déchirures à la fois vaginales et anales ; et qu’elle avait perdu énormément de sang pendant l’agression, poussant Richard à se dévouer pour faire transfuser son sang :

‘…parce que je suis O négatif. Je savais pas que c’était donneur universel,’ précisa-t-il.

‘T’as jamais donné ton sang ?’ demanda Schneider, interloqué – outré plutôt.

‘Ben, non !’

            Et qu’elle n’avait que vingt-cinq ans, l’âge de ma propre fille ! Tout ça, toutes ses horreurs firent monter en moi la même rage qui m’avait saisi la veille, et j’avais sérieusement envie de réduire quelque chose en morceaux mais Paul posa sa main sur mon bras, leva ses yeux vers moi et me dit quelque chose pour me calmer, quelque chose qui me calma, oui :

‘J’aurais fait la même chose que toi hier – en moins bien.’



‘Le cœur blanc de ton atroce souffrance

Laisse sur le mien comme une traînée d’essence

J’ai bien la force de déplacer des montagnes

Mais je te laisse brûler dans ton bagne

Où les fourmis dévorent les restes de ton âme

Où je suis de ta douleur le symbole infâme…’



            Je restai dans sa chambre d’hôpital jusqu’à ce qu’elle se réveillât, vers dix-sept heures. Les autres étaient déjà repartis à l’hôtel : Birgit pour passer des coups de fil, annuler les concerts à Londres – non seulement parce que nous n’avions plus la tête à nous produire sur scène, mais parce que j’étais assigné par la police britannique ; les autres pour essayer de repenser à autre chose, si seulement c’était possible.

            Elle se réveilla en émettant quelques gémissements, ouvrit les yeux pendant trois ou quatre secondes, puis les referma et bougea la tête, avant de gémir à nouveau. J’approchai mon fauteuil de son lit, lui dit Bonjour – d’abord en allemand, instinctivement – puis en anglais, et enfin en français quand je me souvins de ce que le flic avait dit quelques heures plus tôt, quand il était passé à l’hôpital vérifier l’état de santé de la jeune femme.



*



‘Her name is… er… Ay-dee-layd… Rou-jey. Or so.’

Comprendre : Adélaïde Rouget. C’est ce que j’avais déchiffré des notes de l’Anglais en lisant par-dessus son épaule.

‘Well, she comes from France, it seems, and she was at your concert. Do any of you remember her?’

‘No,’ avait simplement répondu Schneider.

‘Oh, you know, there are so many people at our concerts !’ s’était exclamé Richard. ‘We just can’t remember all of them!’

‘I understand.’

‘I sink…’

‘Yes?’

            Paul avait froncé les sourcils en voyant l’infirmière retirer la couverture d’Adélaïde, découvrant partiellement sa poitrine.

‘I sink I saw zis tattoo before.’

            Le flic s’était approché pour mieux voir, moi sur ses talons, et avait noté quelque chose sur son calepin, sûrement la description du tatouage. C’était comme un dragon dessiné sur sa poitrine, avec les mots « cœur blanc / cœur fidèle / cœur noir / cœur ficèle » inscrits en français près du sein à droite. Je m’en souviens encore et j’ai fini par les traduire sans en comprendre le sens.

‘So you know this girl ?’

‘No, no. I just saw her in ze crowd at ze concert last night – and before too – in Paris last year, I sink. Not sure…’[1]

‘Okay…’ avait dit le policier, prenant inlassablement des notes…



*



            Elle gémit à nouveau puis rouvrit les yeux.

‘Bonjour,’ lui dis-je.

            Elle cligna des yeux deux fois.

‘Gu… Guten Tag…’

‘Vous parlez allemand?’ lui demandai-je dans ma langue.

‘Un peu.’

            Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches. Je me levai pour aller lui servir un verre d’eau et l’aidai à boire. Elle toussa un peu puis releva son regard vers moi.

‘Ils… l’ont arrêté ?’

‘Non, il a été admis à l’hôpital pour traumatisme crânien.’

‘Il est… ici ?…’

‘Non, non, il n’est pas dans cet hôpital – vous ne craignez rien.’

            Je lui caressai les cheveux, mais elle eut un mouvement de recul, ce qui me fit comprendre que je n’aurais pas dû.

‘Il va… revenir…’

‘Pas tant que je serai là. Vraiment, vous ne craignez rien,’ fis-je en me rasseyant à côté d’elle. ‘Croyez-moi. Ça va aller.’

            Elle sembla chercher ses mots.

‘Et… mes filles ?’

            J’hésitai. Ce n’était sûrement pas mon rôle de lui annoncer ça mais comme il n’y avait personne dans la pièce, et sa famille restée en France, le chirurgien occupé avec d’autres patients… Je ne savais pas comment lui dire, quels mots seraient les plus adéquats, si je devais aller droit au but, ou la ménager…

‘Malheureusement… elles n’ont pas survécu. Je suis vraiment désolé.’

            Elle acquiesça légèrement et détourna le regard, comme si elle savait déjà. Après tout, ils lui avaient peut-être déjà dit en salle de réveil, pensai-je. Je remis sa mèche de cheveux derrière l’oreille. Mauvais réflexe – elle fronçait les sourcils à chacun de mes gestes affectueux.

‘C’est qui ? Ce Taylor, qui vous a… ?’ demandai-je.

            Elle garda le silence une minute, ou un peu moins.

‘Mon ex.’

‘Il est le père… aussi ?’

Elle ferma les yeux et secoua légèrement la tête.

‘Non. Je l’ai quitté y a… sept mois. Mais il a… jamais accepté la rupture.’

‘Je vois. Genre : possessif et jaloux ?’

            Elle acquiesça.

‘Le père est resté en France ?’

‘Oui. Avec son copain.’

‘Son copain ?’

‘Oui. Il est gay. Et je suis mère porteuse… en quelque sorte.’

            Je n’étais pas sûr d’avoir tout bien compris, et je crois que mon visage le montrait.

‘Les couples homo n’ont pas droit… d’adopter… en France. Quand on veut un enfant sans couple, et qu’on souhaite aider des amis… on s’arrange comme on peut.’

‘Ah bon. Okay. Je savais pas.’

            Elle soupira. Je me levai et m’apprêtai à lui dire Au Revoir pour la laisser se reposer quand elle tendit sa petite main, comme pour attraper mon poignet qu’elle n’arrivait pas à entourer de ses doigts.

‘Restez… s’il vous plaît.’

‘D’accord.’

            Je me rassis.

‘J’aime bien… les changements de lumières… du concert,’ dit-elle.

            Je la regardai, incapable de trouver une réponse adéquate à sa phrase qui me paraissait si incongrue, si bizarre, venant de la bouche d’une femme meurtrie comme elle l’avait été.

‘Mais je suppose que vous n’avez pas envie… de parler boulot.’

‘Non, ça me gène pas. Vous avez remarqué les changements ?’

‘Oui, sur Feuer Frei… et Sonne aussi, je crois.’

‘Vous avez l’œil !’ dis-je en souriant à moitié.

‘J’ai beaucoup regardé… Youtube aussi.’

‘Ah ! je vois…’

            Parler du concert devait sûrement l’apaiser, l’empêcher de penser à la nuit dernière, car lorsqu’elle s’arrêtait, son regard devenait larmoyant, suppliant, et elle reniflait avant de me lancer un sourire timide et de repartir sur un autre détail du show. Au bout d’une demi-heure, elle s’endormit, comme mes fils lorsque je leur racontais une histoire. Sa tête s’affaissa lentement sur le côté et ses paupières fléchirent. Je me levai et remontai sa couverture jusqu’au cou. L’espace d’un instant, je crus la reconnaître à mon tour, mais comme Paul : sans certitude. Sans que je susse pourquoi, une larme coula sur ma joue pour vite disparaître d’un coup de manche avant que j’allasse me chercher un café au distributeur dans le hall en bas.



***



            On dirait que je m’endormis sur l’un des fauteuils du hall car Richard me réveilla en me secouant l’épaule et chuchota à mon oreille :

‘Arrête de ronfler comme ça, tu vas réveiller tous les patients !’

            Il sourit de sa propre blague, qui ne me fit franchement pas rire. Je bougonnai un peu en me levant et me dirigeai vers l’ascenseur, ignorant les « Mais tu vas où ? » de Richard (à moins que ce ne fût : « Mais tu retournes la voir ? »).

‘Mm ?’ fut ma réponse.

            Richard haussa les épaules et me suivit.



            Nous étions à l’étage. Richard me racontait je-ne-sais-plus-quoi. (Ça lui arrivait souvent de s’écouter parler sans se rendre compte que j’avais déconnecté.) Je remarquai tout de suite la porte entrouverte de la chambre d’Adélaïde. Instinctivement, je sprintai jusqu’à la chambre, où je découvris un mec – bandage sur la tête, un air familier – penché sur Adélaïde, qui le regardait fixement, comme paralysée.

            La porte que j’avais poussée cogna contre le mur et le type se tourna vers moi. Je vis une bouteille dans sa main mais n’en compris pas l’importance. Je venais de le reconnaître, alors je me ruai sur lui, mais il aspergea le contenu de la bouteille sur le visage d’Adélaïde, ce qui la fit hurler de douleur. Son cri déchirant m’interrompit dans ma course, juste à temps pour éviter d’être aspergé à mon tour. J’attrapai son bras à la volée et l’acide se répandit sur le sol. De son autre main, il attrapa une carafe avec laquelle il tenta de me frapper. J’évitai l’attaque en me baissant. Puis je me redressai et, d’un geste vif, lui envoyai mon poing en pleine face, ce qui fit tomber bouteille et carafe. Il alla s’effondrer contre le mur, où je l’attrapai par le col et le cognai avec acharnement. Richard m’attrapa par les épaules, mais j’étais redevenu la machine destructrice de la veille ; et cette fois, j’allais finir ma besogne comme il se devait.

            J’entendis une infirmière crier par-dessus les hurlements effroyables d’Adélaïde, Richard me gueuler d’arrêter alors qu’il luttait contre moi, puis ce furent les ordres des mecs de la sécu de l’hôpital. Ils tentèrent de m’éloigner, puis se mirent à me cogner. Richard se tourna vers eux et les attaqua à son tour, en hurlant quelque chose dans son bon anglais. Je repris ma besogne ; j’écrasai la tête de cet enfoiré contre le mur, qui se teintait lentement de rouge, jusqu’à ce que j’entendisse Richard crier de douleur. Je me retournai, la tignasse du connard toujours en main, son bandage étant déjà au sol, puis je sentis une décharge électrique qui me coupa le souffle. Et je m’effondrai au sol, à moitié paralysé. Le chef-flic de la veille se pencha au-dessus de moi, jeta un coup d’œil au salaud gisant au pied du mur, puis secoua la tête. J’essayai de me relever mais on me plaqua au sol, et je perdis vite connaissance.






[1] ‘Elle s’appelle…heu… Ay-dee-layd… Rou-jey. Ou quelque chose comme ça. […] Apparemment, elle est originaire de France et elle était à votre concert. Est-ce que quelqu’un se souvient d’elle ?’

‘Non.’

‘Oh, vous savez, il y a tellement de gens à nos concerts. On ne peut pas se souvenir de tous !’

‘Je comprends.’

‘Je crois…’

‘Oui ?’

‘Je crois avoir déjà vu ce tatouage.’

‘Donc vous connaissez cette fille ?’

‘Non, non, je l’ai juste vue dans la foule pendant le concert d’hier – et avant aussi – à Paris l’an dernier, je crois. Pas sûr.’


Suite ici

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