Chapitre II – Le cœur blanc de ta souffrance
Le
lendemain matin, je ne sais pas très bien comment Richard et notre tour manager
Birgit s’arrangèrent pour me faire sortir. Richard me l’expliqua en détails
dans la voiture mais je ne l’écoutai pas. Birgit me demanda si j’allais bien,
si j’avais bien dormi, si ma blessure était grave mais je n’avais pas envie de
parler du confort rudimentaire de la cellule, ni du radoteur avec qui j’avais
dû la partager, encore moins du bout de sparadrap que je gardais collé sur mon
abdomen. Je n’avais qu’une seule envie : rentrer à l’hôtel. Richard me
trouva sûrement trop froid, trop distant, trop sec. Peu m’importait. Je voulais
rentrer prendre une douche, me changer. Mon esprit ne réclamait plus rien d’autre
– mon esprit était tout simplement éteint, comme lorsqu’une surcharge fait
sauter les plombs d’une maison.
Sous
la douche, je me remis à penser. Je me rendis compte que j’aurais dû écouter
les autres pour savoir ce qu’était devenue la femme agressée. J’étais passé
comme une flèche devant la réception, ignorant les questions anxieuses des
membres du groupe restés à l’hôtel, courant presque jusqu’à l’ascenseur, où je
m’étais enfoui au plus vite. Dans ma chambre, j’avais balancé mes vêtements sur
le lit pour directement m’installer dans la salle de bains, la fermant à double
tour derrière moi pour empêcher celui qui frapperait à la porte une minute plus
tard (sûrement Flake puisqu’on partageait la même suite) de me déranger.
J’avais allumé l’eau chaude sans tarder et la laissait me brûler la peau,
appréciant la couleur rouge qu’elle prenait, ou l’apparition de la buée au
dessus de ma tête, qui donnait l’impression que j’étais enfermé dans une
cocotte-minute, mais le but était plutôt de relâcher la pression.
Je
prenais très lentement conscience de ce que j’avais fait la veille. Mes muscles
tendus depuis la bagarre se relâchaient enfin. Les pores de ma peau laissaient
s’écouler la colère. Quelques bleus apparaissaient, et je voyais bien que l’entaille
sur mon ventre aurait bien mérité quelques points de suture, mais l’eau
brûlante évacuait progressivement mon indignation.
Non,
pas de regrets. Le connard n’avait eu que ce qu’il méritait – et savoir que la
flicaille m’avait relâché, clairement à contre-cœur, ne faisait que confirmer
que le salopard n’avait pas crevé comme il aurait dû. Loin de moi l’envie de
finir mes jours en prison pour meurtre. Non. J’ai juste des principes, et punir
un violeur comme il se doit en fait partie.
***
Ma
colère vengeresse s’amplifia quand je découvris la femme agressée, allongée sur
son lit d’hôpital, encore inconsciente après son opération. La voir ainsi
vulnérable, le ventre plat sous les draps ; entendre Richard, qui avait
fait le choix de l’accompagner aux urgences, préciser qu’elle avait perdu ses
bébés :
‘…parce qu’elle attendait des
jumelles en plus – c’est tellement horrible – à cinq mois de grossesse
seulement. L’une ne pouvait pas survivre parce que le poignard a traversé son
crâne, mais l’autre non plus – pas viable…’
Et
qu’elle avait été violée ‘des deux façons’, son euphémisme pour expliquer
qu’elle avait des déchirures à la fois vaginales et anales ; et qu’elle avait
perdu énormément de sang pendant l’agression, poussant Richard à se dévouer
pour faire transfuser son sang :
‘…parce que je suis O négatif. Je
savais pas que c’était donneur universel,’ précisa-t-il.
‘T’as jamais donné ton sang ?’
demanda Schneider, interloqué – outré plutôt.
‘Ben, non !’
Et
qu’elle n’avait que vingt-cinq ans, l’âge de ma propre fille ! Tout ça,
toutes ses horreurs firent monter en moi la même rage qui m’avait saisi la
veille, et j’avais sérieusement envie de réduire quelque chose en morceaux mais
Paul posa sa main sur mon bras, leva ses yeux vers moi et me dit quelque chose
pour me calmer, quelque chose qui me calma, oui :
‘J’aurais fait la même chose que
toi hier – en moins bien.’
‘Le cœur blanc de ton atroce souffrance
Laisse sur le mien comme une traînée d’essence
J’ai bien la force de déplacer des montagnes
Mais je te laisse brûler dans ton bagne
Où les fourmis dévorent les restes de ton âme
Où je suis de ta douleur le symbole infâme…’
Je restai dans sa chambre d’hôpital jusqu’à ce qu’elle se
réveillât, vers dix-sept heures. Les autres étaient déjà repartis à
l’hôtel : Birgit pour passer des coups de fil, annuler les concerts à
Londres – non seulement parce que nous n’avions plus la tête à nous produire
sur scène, mais parce que j’étais assigné par la police britannique ; les
autres pour essayer de repenser à autre chose, si seulement c’était possible.
Elle
se réveilla en émettant quelques gémissements, ouvrit les yeux pendant trois ou
quatre secondes, puis les referma et bougea la tête, avant de gémir à nouveau.
J’approchai mon fauteuil de son lit, lui dit Bonjour – d’abord en allemand,
instinctivement – puis en anglais, et enfin en français quand je me souvins de
ce que le flic avait dit quelques heures plus tôt, quand il était passé à l’hôpital
vérifier l’état de santé de la jeune femme.
*
‘Her name is… er… Ay-dee-layd… Rou-jey. Or so.’
Comprendre :
Adélaïde Rouget. C’est ce que j’avais déchiffré des notes de l’Anglais en
lisant par-dessus son épaule.
‘Well, she comes from France, it seems, and she
was at your concert. Do any of you remember her?’
‘No,’ avait simplement répondu
Schneider.
‘Oh, you know, there are so many people at our
concerts !’ s’était exclamé Richard. ‘We just can’t remember all of them!’
‘I understand.’
‘I sink…’
‘Yes?’
Paul
avait froncé les sourcils en voyant l’infirmière retirer la couverture
d’Adélaïde, découvrant partiellement sa poitrine.
‘I sink I saw zis tattoo before.’
Le
flic s’était approché pour mieux voir, moi sur ses talons, et avait noté
quelque chose sur son calepin, sûrement la description du tatouage. C’était
comme un dragon dessiné sur sa poitrine, avec les mots « cœur blanc / cœur
fidèle / cœur noir / cœur ficèle » inscrits en français près du sein à
droite. Je m’en souviens encore et j’ai fini par les traduire sans en comprendre
le sens.
‘So you know this girl ?’
‘No, no. I just saw her in ze crowd at ze
concert last night – and before too – in Paris last year, I sink. Not sure…’[1]
‘Okay…’ avait dit le policier,
prenant inlassablement des notes…
*
Elle
gémit à nouveau puis rouvrit les yeux.
‘Bonjour,’ lui dis-je.
Elle
cligna des yeux deux fois.
‘Gu… Guten Tag…’
‘Vous parlez allemand?’ lui
demandai-je dans ma langue.
‘Un peu.’
Elle
passa sa langue sur ses lèvres sèches. Je me levai pour aller lui servir un
verre d’eau et l’aidai à boire. Elle toussa un peu puis releva son regard vers
moi.
‘Ils… l’ont arrêté ?’
‘Non, il a été admis à l’hôpital
pour traumatisme crânien.’
‘Il est… ici ?…’
‘Non, non, il n’est pas dans cet
hôpital – vous ne craignez rien.’
Je
lui caressai les cheveux, mais elle eut un mouvement de recul, ce qui me fit
comprendre que je n’aurais pas dû.
‘Il va… revenir…’
‘Pas tant que je serai là.
Vraiment, vous ne craignez rien,’ fis-je en me rasseyant à côté d’elle. ‘Croyez-moi.
Ça va aller.’
Elle
sembla chercher ses mots.
‘Et… mes filles ?’
J’hésitai.
Ce n’était sûrement pas mon rôle de lui annoncer ça mais comme il n’y avait
personne dans la pièce, et sa famille restée en France, le chirurgien occupé
avec d’autres patients… Je ne savais pas comment lui dire, quels mots seraient
les plus adéquats, si je devais aller droit au but, ou la ménager…
‘Malheureusement… elles n’ont pas
survécu. Je suis vraiment désolé.’
Elle
acquiesça légèrement et détourna le regard, comme si elle savait déjà. Après
tout, ils lui avaient peut-être déjà dit en salle de réveil, pensai-je. Je
remis sa mèche de cheveux derrière l’oreille. Mauvais réflexe – elle fronçait
les sourcils à chacun de mes gestes affectueux.
‘C’est qui ? Ce Taylor, qui
vous a… ?’ demandai-je.
Elle
garda le silence une minute, ou un peu moins.
‘Mon ex.’
‘Il est le père… aussi ?’
Elle ferma les
yeux et secoua légèrement la tête.
‘Non. Je l’ai quitté y a… sept
mois. Mais il a… jamais accepté la rupture.’
‘Je vois. Genre : possessif
et jaloux ?’
Elle
acquiesça.
‘Le père est resté en
France ?’
‘Oui. Avec son copain.’
‘Son copain ?’
‘Oui. Il est gay. Et je suis mère
porteuse… en quelque sorte.’
Je
n’étais pas sûr d’avoir tout bien compris, et je crois que mon visage le
montrait.
‘Les couples homo n’ont pas
droit… d’adopter… en France. Quand on veut un enfant sans couple, et qu’on
souhaite aider des amis… on s’arrange comme on peut.’
‘Ah bon. Okay. Je savais pas.’
Elle
soupira. Je me levai et m’apprêtai à lui dire Au Revoir pour la laisser se
reposer quand elle tendit sa petite main, comme pour attraper mon poignet
qu’elle n’arrivait pas à entourer de ses doigts.
‘Restez… s’il vous plaît.’
‘D’accord.’
Je
me rassis.
‘J’aime bien… les changements de
lumières… du concert,’ dit-elle.
Je
la regardai, incapable de trouver une réponse adéquate à sa phrase qui me
paraissait si incongrue, si bizarre, venant de la bouche d’une femme meurtrie
comme elle l’avait été.
‘Mais je suppose que vous n’avez
pas envie… de parler boulot.’
‘Non, ça me gène pas. Vous avez
remarqué les changements ?’
‘Oui, sur Feuer Frei… et Sonne
aussi, je crois.’
‘Vous avez l’œil !’ dis-je
en souriant à moitié.
‘J’ai beaucoup regardé… Youtube
aussi.’
‘Ah ! je vois…’
Parler
du concert devait sûrement l’apaiser, l’empêcher de penser à la nuit dernière,
car lorsqu’elle s’arrêtait, son regard devenait larmoyant, suppliant, et elle
reniflait avant de me lancer un sourire timide et de repartir sur un autre
détail du show. Au bout d’une demi-heure, elle s’endormit, comme mes fils
lorsque je leur racontais une histoire. Sa tête s’affaissa lentement sur le
côté et ses paupières fléchirent. Je me levai et remontai sa couverture
jusqu’au cou. L’espace d’un instant, je crus la reconnaître à mon tour, mais
comme Paul : sans certitude. Sans que je susse pourquoi, une larme coula
sur ma joue pour vite disparaître d’un coup de manche avant que j’allasse me
chercher un café au distributeur dans le hall en bas.
***
On
dirait que je m’endormis sur l’un des fauteuils du hall car Richard me réveilla
en me secouant l’épaule et chuchota à mon oreille :
‘Arrête de ronfler comme ça, tu
vas réveiller tous les patients !’
Il
sourit de sa propre blague, qui ne me fit franchement pas rire. Je bougonnai un
peu en me levant et me dirigeai vers l’ascenseur, ignorant les « Mais tu
vas où ? » de Richard (à moins que ce ne fût : « Mais tu
retournes la voir ? »).
‘Mm ?’ fut ma réponse.
Richard
haussa les épaules et me suivit.
Nous
étions à l’étage. Richard me racontait je-ne-sais-plus-quoi. (Ça lui arrivait
souvent de s’écouter parler sans se rendre compte que j’avais déconnecté.) Je
remarquai tout de suite la porte entrouverte de la chambre d’Adélaïde. Instinctivement,
je sprintai jusqu’à la chambre, où je découvris un mec – bandage sur la tête,
un air familier – penché sur Adélaïde, qui le regardait fixement, comme
paralysée.
La
porte que j’avais poussée cogna contre le mur et le type se tourna vers moi. Je
vis une bouteille dans sa main mais n’en compris pas l’importance. Je venais de
le reconnaître, alors je me ruai sur lui, mais il aspergea le contenu de la
bouteille sur le visage d’Adélaïde, ce qui la fit hurler de douleur. Son cri
déchirant m’interrompit dans ma course, juste à temps pour éviter d’être aspergé
à mon tour. J’attrapai son bras à la volée et l’acide se répandit sur le sol.
De son autre main, il attrapa une carafe avec laquelle il tenta de me frapper.
J’évitai l’attaque en me baissant. Puis je me redressai et, d’un geste vif, lui
envoyai mon poing en pleine face, ce qui fit tomber bouteille et carafe. Il
alla s’effondrer contre le mur, où je l’attrapai par le col et le cognai avec
acharnement. Richard m’attrapa par les épaules, mais j’étais redevenu la
machine destructrice de la veille ; et cette fois, j’allais finir ma
besogne comme il se devait.
J’entendis
une infirmière crier par-dessus les hurlements effroyables d’Adélaïde, Richard
me gueuler d’arrêter alors qu’il luttait contre moi, puis ce furent les ordres des
mecs de la sécu de l’hôpital. Ils tentèrent de m’éloigner, puis se mirent à me
cogner. Richard se tourna vers eux et les attaqua à son tour, en hurlant
quelque chose dans son bon anglais. Je repris ma besogne ; j’écrasai la
tête de cet enfoiré contre le mur, qui se teintait lentement de rouge, jusqu’à
ce que j’entendisse Richard crier de douleur. Je me retournai, la tignasse du
connard toujours en main, son bandage étant déjà au sol, puis je sentis une
décharge électrique qui me coupa le souffle. Et je m’effondrai au sol, à moitié
paralysé. Le chef-flic de la veille se pencha au-dessus de moi, jeta un coup
d’œil au salaud gisant au pied du mur, puis secoua la tête. J’essayai de me
relever mais on me plaqua au sol, et je perdis vite connaissance.
[1] ‘Elle s’appelle…heu… Ay-dee-layd… Rou-jey. Ou
quelque chose comme ça. […] Apparemment, elle est originaire de France et elle
était à votre concert. Est-ce que quelqu’un se souvient d’elle ?’
‘Non.’
‘Oh,
vous savez, il y a tellement de gens à nos concerts. On ne peut pas se souvenir
de tous !’
‘Je
comprends.’
‘Je
crois…’
‘Oui ?’
‘Je
crois avoir déjà vu ce tatouage.’
‘Donc
vous connaissez cette fille ?’
‘Non,
non, je l’ai juste vue dans la foule pendant le concert d’hier – et avant aussi
– à Paris l’an dernier, je crois. Pas sûr.’
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