lundi 1 avril 2019

Ich verstehe nicht - 1


Chapitre I – After-show

            Le flic me plaqua contre le mur, sa matraque sous ma gorge, m’empêchant de parler, tandis qu’un autre approchait.
‘What’s your name?’
‘…’
‘I said: what’s your fucking name?!’
‘Ich verstehe nicht,’ dis-je.
‘What the fuck?’
‘I think that’s German, David,’ lança l’autre.
‘Is the guy German?’
‘It seems so.’
‘And that guy? What’s his name?’
‘Driving licence says… Patrick Taylor.’
‘Okay. Let the ambulance drive him away but I want you to interrogate him as soon as he wakes up.’
‘Got it.’
‘And you! Yeah, you, the German guy. You come with me to put the light on that shit! Is that clear?’[1]

***

            Je faisais les cent pas devant la porte de service de la salle de concert, mon cigare collé aux lèvres, repensant à tous les ratés de la soirée, des effets qui n’avaient pas fonctionné aux remarques désobligeantes des guitaristes – d’habitude, je m’en préoccupais peu, mais cette fois-là, la colère avait pris le dessus – quand je fus saisi par l’idée saugrenue de m’éclipser pendant la nuit, sans rien dire. Je surveillai du regard les quelques fans attroupés derrière les grilles et trouvai un passage loin des réverbères, qui semblait mener à un entrepôt. Je balançai mon cigare, puis enfilai ma capuche pour m’y diriger tranquillement, sans attirer l’attention.
Soudain, j’entendis un bruit bizarre qui semblait venir du parking de l’entrepôt. M’approchant des voitures et des camions sagement garés dans la pénombre, j’identifiai des marmonnements. Je regardai derrière chacun des véhicules – rien. J’étais sûr de ne pas avoir rêvé. J’entendis un bruit de métal tombant sur le goudron et une voix grognant :
‘You bitch!’[2]
            Je m’élançai vers le dernier camion, derrière lequel un homme était accroupi au sol, sur quelqu’un d’autre, une femme ?… Oui, une femme – j’aperçus ses cheveux longs. L’homme, qui avait entendu mes pas précipités, leva la tête en me voyant, et attrapa son poignard avant de se lever. Je me jetai sur lui – instinctivement, sans réfléchir. J’ai toujours eu la fâcheuse tendance d’agir avant de réfléchir. Je n’avais qu’une seule idée en tête, celle de l’attraper par la gorge, de l’éloigner de la femme, mais le salaud brandit son poignard vers moi avant, déchirant ma chemise. J’esquivai le coup à temps, en partant sur la gauche. Je mis la main contre mon abdomen. Je sentis un peu d’humidité sous mes doigts, mais pas trop, donc ce n’était pas profond. Non, je ne sentis pas la douleur. Enfin, si, je la sentis sûrement. Mais comme toujours, je l’ignorai, ou je l’assimilai – à moins que je ne la conçoive pas comme les autres gens ?… Je n’ignore pas le danger – je l’anticipe de manière efficace. Je ne me jetai pas sur lui totalement sans réfléchir, en fait – je savais juste que la priorité était de lui chopper son couteau, et on aviserait après.
            Il se jeta sur moi ; je saisis son bras droit de mes deux mains fermes ; je ne le regardais plus lui – je ne voyais que mon visage reflété dans la lame, et l’angle de vue qui différait suivant ses mouvements pour se libérer, et des taches dessus, sur le reflet de mon nez, puis celui de ma joue, puis à nouveau sur mon nez. Après l’avoir épuisé à se débattre inutilement, je lui donnai un coup de coude dans le nez et le fis pivoter sur lui-même ; il essaya de me donner un coup dans le genou, celui que j’avais blessé il y a longtemps ; j’enserrai son cou avec mon bras gauche. Et je serrai en lui criant de lâcher le poignard, secouant la main avec laquelle il le tenait toujours dans l’espoir de me transpercer les tripes avec. Je serrai aussi fort que possible.
‘Lâche le couteau !’
            Il ne voulait pas, le con, alors je serrai de plus en plus fort ; je serrai tout en surveillant mon reflet sur la lame ; je serrai jusqu’à entendre le bruit du métal touchant le sol. Comme un signal d’alarme me disant de procéder, je glissai mon bras gauche jusqu’à attraper son épaule, puis je le plaquai au sol, coinçant son bras droit dans le dos, son petit doigt tordu entre les miens. Je m’assis sur ses reins. Je repris mon souffle, lentement. Le salopard me gueulait des insultes – en anglais, je crois. Je lui cognai l’épaule avec mon poing.
‘Shut up, bastard !’[3] lui dis-je.
            Et je regardai enfin en direction de la femme, toujours recroquevillée deux mètres devant moi. Le jeans descendu jusqu’aux chevilles ; les genoux tremblants…
‘Madame ?’
            …le reste était dans l’obscurité ; impossible de voir si elle était blessée ; elle ne faisait que gémir.
‘Madame, est-ce que ça va ? Are you alright ?’
            Elle gémit à nouveau. Je me doutais bien qu’elle se recroquevillait dans une position fœtale parce qu’elle était blessée, sûrement à l’abdomen – je ne voyais pas dans l’ombre des véhicules – mais comment pouvais-je l’aider ? Je ne pouvais pas lâcher le type. Je devais appeler quelqu’un. Je réfléchissais à la manière dont je pourrais sortir mon iPhone de la poche arrière de mon jeans sans lâcher le mec quand j’entendis :
‘Till ?’
‘Richard ?’
‘Till, ça fait un moment que je te suis – on dirait que tu te caches, non ?’
‘Rapplique !’
‘Hein ?’
‘Viens par ici, et vite !’
‘Il y a quelqu’un avec toi ? C’est qui que j’entends, là ?’
            J’entendis ses chaussures vernies claquer le sol, à petits pas lents, pendant que le mec continuait à déblatérer son anglais que je ne pigeais pas.
‘Vite, j’ai dit !’
‘Oui, oui, attends – je m’en crame une.’
            Les pas s’arrêtèrent. J’entendis son briquet cliquer trois fois de suite et je sentis le mec gigoter vivement, alors je lui cognai la tête contre le goudron.
‘Richard !!!’
‘Mais tu fais quoi, Till ? C’est bizarre, ce que dit le mec… Rah merde ! T’as un briquet ?’
‘RICHARD !!!!’
‘Mais quoi ?’
            Il apparut enfin, la clope au bec, le briquet vide dans la main droite, levée en l’air, l’autre calée sur sa hanche.
‘Mais qu’est-ce qui se passe ici ?’ fit-il de son ton impérieux. ‘Et c’est qui, lui ?’
‘Vérifie comment elle va !’
‘Hein ?’
‘Fais ce que je te dis !’
            Il baissa les yeux vers la femme ; son expression changea d’un coup. Il s’agenouilla sans hésiter à côté de sa tête, se débarrassant de son briquet et de sa clope au passage, et la regarda, n’osant la toucher. Elle tremblait de plus en plus, comme apeurée.
‘Richard ?… Richard !’
‘Hein?’ fit-il en me regardant, complètement perdu.
‘Vérifie si elle est blessée.’
‘Oui.’
‘Elle est blessée ? Mais où ?’
‘Il y a plein de sang partout. Roh merde ! Il s’est passé quoi, au juste ?… ça va aller, hein, petite.’
‘Comment elle va ?’
‘Mais qu’est-ce qu’on lui a fait, à cette gamine ?’
‘C’est ce type, je l’ai vu sur elle et…’
            Richard se pencha sur elle, en posant sa main sur son épaule pour l’apaiser. Ses jambes tremblaient à s’en casser les genoux.
‘Regarde si elle est blessée,’ répétai-je.
            Richard sortit son iPhone de sa poche et fit défiler les noms de son répertoire tout en marmonnant :
‘C’est pas possible – c’est pas possible de faire un truc pareil…’
            Je jetai à nouveau un regard vers elle, tentai de mieux apercevoir sa silhouette, et crus voir son ventre proéminent. Je fronçai les sourcils, peu sûr de moi. Richard, le portable calé entre l’épaule et l’oreille, se pencha au-dessus d’elle pour la rassurer. Le salaud au-dessous de moi essaya de se débattre mais je lui tordis l’auriculaire en lui murmurant à l’oreille :
‘Don’t move or I kill you !’ [4]
‘Tommy? Oui, Tommy, c’est Richard… Faut que tu appelles une ambulance, et les flics aussi, y a une fille blessée… Non, on est sur le parking d’un entrepôt à côté… Non, Till n’est pas parti, il est là. Ecoute ! Appelle une ambulance, c’est urgent !… Chut, chut, calme-toi, petite, on va s’occuper de toi… Tommy, dis-leur qu’elle a été poignardée… Oui, poignardée, il y a un couteau là, je suis pas complètement con non plus, et elle est…’
            Richard était paralysé, horrifié, la main à peine posée sur l’abdomen de la femme, qui le repoussait, ou le ramenait vers elle, je sais pas trop.
‘…elle est enceinte !’
Soudain, je ne sais plus ce qui se passa. Une énergie folle saisit mes tripes. Comme un coup d’ecstasy. Vif et direct. Mes gestes, je ne les contrôlais plus. Ma volonté, disparue. Un coup de rage, comme lorsque quelque chose foire pendant le show. Mes biceps et mes triceps qui picotent. Mes cordes vocales qui émettent des sons indescriptibles. Et là, j’attrape une table et je la défonce. Peu importe qui se trouve sur mon passage. J’attrape un truc et je l’atomise, pour utiliser l’expression de Paul. C’est juste plus fort que moi. C’est comme ça que je me débarrasse de la pression, de la frustration, et éventuellement de ma rage.
            Mais là, je n’avais pas de table à atomiser sous la main.

***

            J’étais en train de fracasser sa tête contre le sol, à coups répétés, quasi mécaniques, ignorant les ‘NON TILL, ARRÊTE !’ variés qui sortaient de la bouche de Richard, puis de Tom, quand j’entendis les sirènes des flics – ou de l’ambulance. (Je suis incapable de faire la différence entre les deux en Angleterre.) Les sirènes s’approchèrent de plus en plus, puis les voix anglaises, les exclamations outrées, les ordres paniqués, tous formant un brouhaha qui ne me touchait pas. Rien ne m’atteignait. Je n’avais qu’une seule et unique obsession.
Je fracassais sa tête de connard sur le béton comme on frappe une caisse claire quand on joue de la batterie : c’était mécanique, ça marquait le tempo, comme si je cherchais la base de ma cadence. Ça ne faisait pas le clac de la caisse claire, par contre. Ça faisait des geignements. Ça couinait comme un sanglier qui n’a pas succombé à mes balles, et qui aurait dû car maintenant, j’allais lui faire manger la poussière. Je lui aplatissais la face contre le bitume, je le relevais par la peau du cou ou par les tifs, puis je poussais à nouveau sa tête contre le sol, d’un coup sec et ferme.
Je ne sais pas combien de temps cela dura comme ça avant que Richard m’attrapât par les deux épaules et se mît à me gueuler à la figure :
‘Arrête ça tout de suite ! Till ! Arrête, bordel de merde !’
            Tout ce que je sais, c’est que j’étais essoufflé mais que ça me paraissait toujours trop court. Je fis une pause, repris mon souffle, laissai Richard me tirer le bras en arrière, puis je repartis de plus belle. Et un coup, et encore un. Les cris recommencèrent, et avant que j’eusse le temps de compter trois, un flic se jeta sur moi. Je le repoussai d’un seul geste puis me levai pour faire face à une troupe de policiers, matraques dans la main, prêts à se ruer sur moi. Je fis un geste du doigt vers le salaud, leur disant dans mon anglais approximatif que c’était lui qu’il fallait chopper, mais ils n’eurent pas l’air de comprendre. C’était toujours la cacophonie, d’ailleurs. Tout le monde gueulait en même temps – un ambulancier à un autre qui apportait la civière, Richard aux flics, Tom à Richard – et le connard essayait de se relever ; il pouvait s’échapper à tout moment, plus personne ne le retenait ! Alors je me jetai sur lui, mais un des flics m’attrapa à la volée et mit sa matraque sous ma gorge, avec laquelle il me fit reculer jusqu’au mur.
            Ce flic-là, ça devait être le chef : quand il me plaqua contre le mur, Richard tenta de l’arrêter mais Tom l’en empêcha. Ce flic-là, il gueula des ordres aux autres flics, aux ambulanciers, et ils l’écoutèrent sans broncher : je ne sais plus quoi – je ne comprenais pas la moitié de ce qu’ils disaient de toute façon. Ce flic-là, il voulait mettre le salopard en état d’arrestation, mais un ambulancier insista pour le conduire aux urgences : il avait la face ensanglantée et les yeux plus aussi vifs que lorsqu’il m’avait attaqué. Ce flic-là, il me passa les menottes et me força à monter dans sa voiture et me conduisit jusqu’au poste de police et m’interrogea. Mais ce flic-là, je ne l’écoutais pas. Ce flic-là voulait connaître les détails de l’agression, et me lançait un regard méchant pour me faire causer, mais ce flic-là, même quand il parlait sans gueuler, pas trop vite, je ne le comprenais pas. Il paraît qu’on appelle ça le Brummie accent – ils parlent tous comme ça à Birmingham. Et même si tu connais bien l’anglais, tu piges que dalle.
            Moi, je ne comprends l’anglais qu’à moitié, alors imaginez !

            Perdant patience, le flic m’envoya en cellule pour la nuit.

[La suite ici]


[1] ‘C’est quoi ton nom?’
‘…’
‘J’ai dit : c’est quoi ton nom, putain !?’
‘Je ne comprends pas.’
‘Hein ?’
‘Je crois que c’est de l’allemand, David.’
‘Ce type est allemand ?’
‘On dirait.’
‘Et celui-là ? C’est quoi, son nom ?’
‘Patrick Taylor, d’après le permis de conduire.’
‘Bien, bien ! Laisse-le partir en ambulance mais je veux que tu l’interroges dès son réveil.’
‘Compris.’
‘Et toi ! Ouais, toi, l’Allemand. Tu viens avec moi pour m’éclairer sur cette putain d’affaire ! C’est clair ?’
[2] ‘Salope !’
[3] ‘Ferme-la, enfoiré !’
[4] ‘Ne bouge pas ou je te tue !’

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Ich verstehe nicht - 15

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