Chapitre III –
Il l’avait mérité, point !
Quand
je me réveillai, j’étais dans la même cellule que la veille, avec Richard, des
cernes jusqu’aux joues, les cheveux emmêlés, à la place du radoteur. Si je me
sentis coupable, c’était juste pour lui. Lui qui, d’habitude, était toujours
tiré à quatre épingles, la mèche de cheveux teinte en noir et collée à sa joue
exactement au même endroit que la veille, le teint parfaitement uniforme et
rayonnant, les vêtements toujours bien assortis (ou presque), il ressemblait
désormais à un mort vivant : le crayon avait coulé sous ses yeux, il avait
l’air hagard, il regardait dans le vide. Lorsque je me redressai, il me jeta un
regard dépité ; sans aucun mot, il me disait que j’étais le fautif. Et en
toute franchise, je me sentis mal en le voyant ainsi. Mais je ne dis rien – je
gardai tout pour moi. Une sale habitude familiale, ça.
Après quelques
heures, on m’emmena dans une salle d’interrogatoire, où on me menotta à une
chaise. Le chef-flic était dans l’encadrement de la porte, et parlait avec un
de ses collègues jusqu’à ce qu’il se souvînt soudain de moi. Il me regarda de
haut, puis soupira avant de venir s’asseoir en face de moi. Je ne vais pas vous
raconter en détails l’interrogatoire. C’est sans intérêt. En résumé, le Patrick
Taylor avait échappé au flic qui le surveillait dans l’autre hôpital en feignant
la perte de connaissance ; il avait récupéré ses affaires sans peine et
avait deviné qu’Adélaïde avait été admise à l’hôpital Queen Elizabeth
simplement parce que c’était le plus proche de l’O2 Arena. Il avait déjà réussi
à se rendre aux urgences de cet hôpital, demandé à la réception où se trouvait
la chambre d’Adélaïde en prétextant qu’il était son fiancé, quand le flic
distrait prévint enfin David Boyne, le chef-flic, qui fila à l’hôpital et me
trouva en train de passer à tabac le Taylor. Pour arrêter « the big bull
you are ! » Boyne utilisa son pistolet électrique, ou je-ne-sais-comment
ça s’appelle. C’est ce qu’il me dit, dans son anglais toujours aussi bizarre,
mais plus lentement, en articulant bien pour que je le comprisse.
Parce que le gros taureau que je suis, eh bien, il tua le
Taylor. Le petit traumatisme crânien de la veille devint un hématome
sous-dural, impossible à résorber. Au bout d’un quart d’heure sur la table d’opération,
le connard avait clamsé. Et moi, j’étais en garde à vue pour homicide
volontaire ; Richard pour complicité.
Je
vous épargne le récit des mois suivants. Poursuites judiciaires, tout le
tralala qui fit la une des journaux, et se répandit comme une traînée de poudre
sur les fansites et les webzines du monde entier. Le Rockeur Vengeur, j’étais
devenu pour les Français. The Avenging Metal Machine pour les Anglais. El
Castigador Loco pour les Latinos. En Allemagne, on m’épargna les surnoms – on
se contenta de me décrire comme un homme incontrôlable, n’ayant foi qu’en la loi
du talion ; on ressortit la vieille histoire de violence conjugale avec ma
deuxième ex-femme, pourtant classée sans suite ; on me fit passer pour un
artiste se croyant au-dessus de la justice anglaise, prêt à tout pour se faire
obéir par tous, martyrisant chacun des 210 employés travaillant sur notre
tournée ; on me transforma en muscles sur pattes, au caractère impulsif, à
l’esprit noir et pervers. De manière générale, les médias s’acharnèrent sur
moi. Les fans, eux, semblaient aussi partagés que les membres du groupe, certains
abasourdis, d’autres désapprobateurs : Schneider refusait de me
voir ; Flake ne me parlait plus mais estimait important de faire semblant
de me soutenir pour que Richard, au moins lui, s’en tirât ; Olli disait me
comprendre mais désapprouvait sûrement ; seul Paul me défendait avec
conviction devant les journalistes.
La
jeune femme ? Adélaïde… Je ne suis pas sûr. Elle fuyait les journalistes –
son visage, brûlé en majeure partie, lui rappelant chaque jour l’horreur
qu’elle avait vécue – et je peux comprendre : elle avait besoin
d’apprendre à s’accepter, à s’aimer à nouveau après l’atrocité qu’elle avait
subie – pas de voir sa tête dans les journaux, pas de ressasser la nuit où elle
avait perdu ses enfants, et son intégrité physique. Ce fut une surprise pour
moi de la voir au procès pour témoigner, dans un sobre tailleur blanc, le cou
emmitouflé dans un foulard noir – je n’avais plus eu une seule nouvelle, même
pas par mon avocat, qui n’était pas sûr de la convaincre de venir jusqu’au
jour-même de son intervention émouvante devant les jurés. Elle me sembla si
distante, comme si dans ses yeux la lumière de vie avait disparu, et elle parla
d’une voix monocorde, dans un anglais que je trouvai parfait.
Le Patrick
Taylor l’avait harcelée depuis leur rupture, la suivant jusqu’à Birmingham où
elle avait prévu d’assister à notre concert. Il avait prétendu qu’il avait
acheté une place au prix fort sur eBay pour être dans les premiers gradins,
depuis lesquels il l’avait poursuivie jusqu’au parking où leur « explication »
(c’est le mot qu’il avait utilisé, précisa-t-elle) avait vite tourné en
agression quand elle avait à nouveau refusé de lui pardonner sa jalousie
excessive et ses méfaits, quand elle lui avait avoué qu’elle voulait devenir
mère seule, qu’elle n’avait pas besoin, et surtout ne voulait plus, de lui. Il
avait réussi à la mener à l’écart, alors qu’elle avait essayé de rejoindre des
fans croisés plus tôt dans la file d’attente, à la fois par la menace et à
cause d’une paralysie qu’elle appela « sidération psychique, »
expression qui me laisse encore aujourd’hui dans l’incompréhension la plus
totale. Cette « sidération » avait été la même que celle qui l’avait
saisie le jour de l’agression à l’hôpital, ajouta-t-elle, de « l’attaque à
l’acide » comme les magistrats la nommaient tous, passant un moment que je
trouvai inopportun à discuter du comment le Taylor était resté en possession d’un
truc pareil, s’il l’avait sur lui la nuit où il a été conduit à l’autre hôpital.
Certains tentèrent bien de discréditer Adélaïde, en lui faisant dire qu’elle n’avait
donc ni consenti, ni refusé – mais bordel ! il suffit d’un minimum de bon
sens pour se rendre compte qu’une femme enceinte d’un autre homme n’accepterait
jamais que son ex la sodomise comme ça, dehors, sur un parking, puis la
poignarde ! Merde, quoi ! La colère que je ressentis le jour du
procès est encore aussi vive aujourd’hui…
C’est principalement
le récit détaillé du viol et de l’agression à l’hôpital qui me sauva de la
peine maximale, à savoir quinze ans de réclusion – son récit avec le soutien
officiel de mon entourage ainsi que de quelques autres célébrités se sentant
étrangement concernées. Résultat : on me condamna à deux ans de prison,
dont une année avec sursis, pour homicide involontaire avec légitime défense.
Richard, lui, eut une simple amende pour refus d’obtempérer et insulte à agent.
Je demandai à purger ma peine dans une prison allemande
pour être plus proche de mes enfants, mais le juge, visiblement dépité face à
la tolérance des jurés, refusa. Je finis dans une petite prison dans la région
de Londres, où je passai une longue année à écrire, à pleurer, à dormir.
C’était un peu comme des vacances forcées, à un moment de ma vie où je n’en
voulais pas. Le plus difficile fut d’accepter la décision de Maria, qui me
quitta par téléphone quand le verdict fut prononcé. Elle ne pouvait plus
supporter la situation. Après tout, ce n’est pas un châtiment à infliger à une
femme : lui demander d’attendre ma sortie de prison, surtout après un tel
acharnement médiatique autour d’elle, la forçant à se terrer dans ma propriété
pendant le procès. J’acquiesçai donc sans broncher, la suppliant juste de
laisser ma mère et Nele prendre mes fils avec elles pour venir me voir de temps
en temps. Je lui laissai le soin de s’occuper d’eux et de la maison jusqu’à mon
retour, ce qui l’arrangeait bien. Elle avait quand même son petit côté
profiteuse…
„Dein
Leben ist ein einzig Licht!
Ich muss
aus meinen Dunkelheiten
Sehnsüchtige
Arme nach dir breiten,
Du
lächelst und verstehst mich nicht.“
Hermann
Hesse, „Maria“
Pendant l’année de
prison, je ne regrettai pas. Pas une seconde. Je comprenais le fait que je
dusse passer par la case Prison, que c’est la société qui voulait que cela fût
ainsi. Mais à la question « Le referiez-vous ? » ma réponse
reste et restera Oui. Ça ne me plaisait pas de croupir dans cette cellule
exiguë, où je me sentais si oppressé que seuls mes poèmes parvenaient à
m’offrir un semblant de liberté sur papier ; de bouffer la merde en
bouillie qu’on servait dans cette cantine que j’aurais préféré déserter ;
de côtoyer des criminels que je préférais éviter, et qui m’évitaient aussi car
ils croyaient tous que je ne parlais qu’allemand et ils savaient tous que
j’avais tué un homme à mains nues. Ça me plaisait encore moins de recevoir tout
ce courrier de fans, des femmes âgées de la vingtaine à la cinquantaine principalement,
toutes déglinguées dans leur cervelle quelque part, ou simplement désespérées.
D’ailleurs, je refusais ce courrier systématiquement, jusqu’à ce que Paul, venu
me rendre visite un jour, me demanda, gêné :
‘Heu…’
‘Quoi ?’
‘J’ai une question pas facile…’
‘Vas-y, je vais pas te manger.’
‘Heu… pourquoi tu réponds pas aux
lettres ?’
‘Tu m’en a envoyées ?’
‘Non, non, pas moi ! Mais
Adélaïde oui. Enfin, c’est ce qu’elle m’a dit.’
‘T’es en contact avec
elle ?’
‘Oui, plus ou moins.’
‘Comment elle va ?’
‘Bof… ça peut aller. Elle est un
peu… enfin, c’est difficile pour elle, tu t’en doutes. Mais… t’as pas lu sa lettre ?’
‘Non, je… j’en reçois des
tonnes ! Des femmes qui… bizarres…’
‘Ah ! du courrier
haineux ?’
‘Non, non ! Des femmes à
moitié cinglées… qui disent me soutenir, me comprendre, qui sont folles dingues
amoureuses de moi. Tu vois le genre ?’
‘Ah ouais ! le fan-mail des
psychopathes !’
Il
se mit à rire. Je ne le suivis pas. Il se tut, gêné, puis continua :
‘Heu… Ben, Adélaïde m’a dit
qu’elle t’a écrit donc, et… heu… Tu sais, elle sort pas de chez elle.’
‘Elle habite à Paris, c’est
ça ?’
‘Oui, c’est ça.’
Je
mis en note dans un coin de ma tête : réclamer tout mon courrier venant de
France, en espérant que ces abrutis de gardiens n’avaient pas déjà tout jeté.
‘Et… heu… C’est quand que je l’ai
eue au téléphone déjà ? Je crois que c’était lundi dernier. M’enfin !
peu importe. Elle est toujours en dépression.’
‘Elle est en dépression ?’
‘Oui, heu… Je pense que tu ferais
mieux de lire sa lettre, ce serait plus simple.’
‘Je ferai ça.’
Je
reniflai un coup puis regardai par la fenêtre, où un soleil radieux
apparaissait tout juste à travers les barreaux – chose pourtant rare en
Angleterre. Paul suivit mon regard et me lança un sourire constipé.
‘Sinon, comment ça se passe avec Maja ?’
lui demandai-je enfin.
‘Ben… pas très bien en fait.’
‘Elle t’a encore quitté ?’
‘Ouais. Mais elle reviendra. Elle
revient toujours de toute façon.’
Paul
venait me voir une à deux fois par semaine – généralement le mercredi, parfois
le samedi – « les seuls jours où il n’y a rien de bien à la télé
allemande ! » prétendait-il. Il estimait que c’était important que je
visse quelqu’un régulièrement, « pour éviter de devenir un ermite amorphe
et aphasique, » avait-il clamé en souriant.
‘Et puis, c’est pas comme si
j’avais d’autres trucs à faire…’
‘Tu sais que t’es pas obligé de
foutre ton couple en l’air pour me voir aussi souvent. Je sais me gérer tout
seul.’
‘Oui, je sais. Mais j’aime bien
venir ici. M’asseoir sur cette chaise si confortable. Te parler dans ce combiné
si rigolo. Te voir à travers cette vitre si propre.’
‘T’es con,’ dis-je en souriant.
Il
était heureux de m’extirper un sourire de temps en temps. Enfin, je crois.
Quand Paul sourit de toutes ses dents, ça ne veut strictement rien dire. Il
peut très bien rire pour de vrai ou cacher un mal-être enfoui derrière le
simulacre d’un bonhomme enjoué. C’est Paul. Il est comme ça.
En
revenant à ma cellule, je me souvins de ma petite note dans mon cerveau et
réclamai mon courrier. On me dit qu’on verrait ce qu’on pourrait faire. Deux
jours plus tard, on m’apporta les cartons de lettres. Je passai bien trois
heures à fouiller les enveloppes, toutes préalablement ouvertes par les
gardiens, par sécurité – mais ça me facilitait bien la tâche. Au fond du
troisième carton, je tombai enfin sur une fine enveloppe blanche, dans laquelle
se trouvaient cinq pages manuscrites, noircies d’une petite écriture ronde. Je
m’assis sur un des cartons, les pieds au milieu des enveloppes bleues, roses et
violettes, et me mis à lire.
Et
me mis à pleurer.
Avant
de relire la longue lettre. Et de fourrer tout le courrier éparpillé à mes pieds
dans les cartons, que je renvoyai au gardien, visiblement dépité à l’idée de
devoir tout emporter. Et étonné de voir qu’une seule et unique lettre trônait
sur mon lit.
Mais il ne dit
rien. Il embarqua les cartons et me laissa pleurer à nouveau.
‘Le cœur blanc de ton atroce souffrance
Laisse sur le mien comme une traînée d’essence
Qui s’enflamme dans un clignement d’allumette
Celui qui s’éteint dans tes yeux noisette’
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