dimanche 14 avril 2019

Ich verstehe nicht - 3


Chapitre III – Il l’avait mérité, point !



            Quand je me réveillai, j’étais dans la même cellule que la veille, avec Richard, des cernes jusqu’aux joues, les cheveux emmêlés, à la place du radoteur. Si je me sentis coupable, c’était juste pour lui. Lui qui, d’habitude, était toujours tiré à quatre épingles, la mèche de cheveux teinte en noir et collée à sa joue exactement au même endroit que la veille, le teint parfaitement uniforme et rayonnant, les vêtements toujours bien assortis (ou presque), il ressemblait désormais à un mort vivant : le crayon avait coulé sous ses yeux, il avait l’air hagard, il regardait dans le vide. Lorsque je me redressai, il me jeta un regard dépité ; sans aucun mot, il me disait que j’étais le fautif. Et en toute franchise, je me sentis mal en le voyant ainsi. Mais je ne dis rien – je gardai tout pour moi. Une sale habitude familiale, ça.

Après quelques heures, on m’emmena dans une salle d’interrogatoire, où on me menotta à une chaise. Le chef-flic était dans l’encadrement de la porte, et parlait avec un de ses collègues jusqu’à ce qu’il se souvînt soudain de moi. Il me regarda de haut, puis soupira avant de venir s’asseoir en face de moi. Je ne vais pas vous raconter en détails l’interrogatoire. C’est sans intérêt. En résumé, le Patrick Taylor avait échappé au flic qui le surveillait dans l’autre hôpital en feignant la perte de connaissance ; il avait récupéré ses affaires sans peine et avait deviné qu’Adélaïde avait été admise à l’hôpital Queen Elizabeth simplement parce que c’était le plus proche de l’O2 Arena. Il avait déjà réussi à se rendre aux urgences de cet hôpital, demandé à la réception où se trouvait la chambre d’Adélaïde en prétextant qu’il était son fiancé, quand le flic distrait prévint enfin David Boyne, le chef-flic, qui fila à l’hôpital et me trouva en train de passer à tabac le Taylor. Pour arrêter « the big bull you are ! » Boyne utilisa son pistolet électrique, ou je-ne-sais-comment ça s’appelle. C’est ce qu’il me dit, dans son anglais toujours aussi bizarre, mais plus lentement, en articulant bien pour que je le comprisse.

            Parce que le gros taureau que je suis, eh bien, il tua le Taylor. Le petit traumatisme crânien de la veille devint un hématome sous-dural, impossible à résorber. Au bout d’un quart d’heure sur la table d’opération, le connard avait clamsé. Et moi, j’étais en garde à vue pour homicide volontaire ; Richard pour complicité.



            Je vous épargne le récit des mois suivants. Poursuites judiciaires, tout le tralala qui fit la une des journaux, et se répandit comme une traînée de poudre sur les fansites et les webzines du monde entier. Le Rockeur Vengeur, j’étais devenu pour les Français. The Avenging Metal Machine pour les Anglais. El Castigador Loco pour les Latinos. En Allemagne, on m’épargna les surnoms – on se contenta de me décrire comme un homme incontrôlable, n’ayant foi qu’en la loi du talion ; on ressortit la vieille histoire de violence conjugale avec ma deuxième ex-femme, pourtant classée sans suite ; on me fit passer pour un artiste se croyant au-dessus de la justice anglaise, prêt à tout pour se faire obéir par tous, martyrisant chacun des 210 employés travaillant sur notre tournée ; on me transforma en muscles sur pattes, au caractère impulsif, à l’esprit noir et pervers. De manière générale, les médias s’acharnèrent sur moi. Les fans, eux, semblaient aussi partagés que les membres du groupe, certains abasourdis, d’autres désapprobateurs : Schneider refusait de me voir ; Flake ne me parlait plus mais estimait important de faire semblant de me soutenir pour que Richard, au moins lui, s’en tirât ; Olli disait me comprendre mais désapprouvait sûrement ; seul Paul me défendait avec conviction devant les journalistes.

            La jeune femme ? Adélaïde… Je ne suis pas sûr. Elle fuyait les journalistes – son visage, brûlé en majeure partie, lui rappelant chaque jour l’horreur qu’elle avait vécue – et je peux comprendre : elle avait besoin d’apprendre à s’accepter, à s’aimer à nouveau après l’atrocité qu’elle avait subie – pas de voir sa tête dans les journaux, pas de ressasser la nuit où elle avait perdu ses enfants, et son intégrité physique. Ce fut une surprise pour moi de la voir au procès pour témoigner, dans un sobre tailleur blanc, le cou emmitouflé dans un foulard noir – je n’avais plus eu une seule nouvelle, même pas par mon avocat, qui n’était pas sûr de la convaincre de venir jusqu’au jour-même de son intervention émouvante devant les jurés. Elle me sembla si distante, comme si dans ses yeux la lumière de vie avait disparu, et elle parla d’une voix monocorde, dans un anglais que je trouvai parfait.

Le Patrick Taylor l’avait harcelée depuis leur rupture, la suivant jusqu’à Birmingham où elle avait prévu d’assister à notre concert. Il avait prétendu qu’il avait acheté une place au prix fort sur eBay pour être dans les premiers gradins, depuis lesquels il l’avait poursuivie jusqu’au parking où leur « explication » (c’est le mot qu’il avait utilisé, précisa-t-elle) avait vite tourné en agression quand elle avait à nouveau refusé de lui pardonner sa jalousie excessive et ses méfaits, quand elle lui avait avoué qu’elle voulait devenir mère seule, qu’elle n’avait pas besoin, et surtout ne voulait plus, de lui. Il avait réussi à la mener à l’écart, alors qu’elle avait essayé de rejoindre des fans croisés plus tôt dans la file d’attente, à la fois par la menace et à cause d’une paralysie qu’elle appela « sidération psychique, » expression qui me laisse encore aujourd’hui dans l’incompréhension la plus totale. Cette « sidération » avait été la même que celle qui l’avait saisie le jour de l’agression à l’hôpital, ajouta-t-elle, de « l’attaque à l’acide » comme les magistrats la nommaient tous, passant un moment que je trouvai inopportun à discuter du comment le Taylor était resté en possession d’un truc pareil, s’il l’avait sur lui la nuit où il a été conduit à l’autre hôpital. Certains tentèrent bien de discréditer Adélaïde, en lui faisant dire qu’elle n’avait donc ni consenti, ni refusé – mais bordel ! il suffit d’un minimum de bon sens pour se rendre compte qu’une femme enceinte d’un autre homme n’accepterait jamais que son ex la sodomise comme ça, dehors, sur un parking, puis la poignarde ! Merde, quoi ! La colère que je ressentis le jour du procès est encore aussi vive aujourd’hui…

C’est principalement le récit détaillé du viol et de l’agression à l’hôpital qui me sauva de la peine maximale, à savoir quinze ans de réclusion – son récit avec le soutien officiel de mon entourage ainsi que de quelques autres célébrités se sentant étrangement concernées. Résultat : on me condamna à deux ans de prison, dont une année avec sursis, pour homicide involontaire avec légitime défense. Richard, lui, eut une simple amende pour refus d’obtempérer et insulte à agent.

            Je demandai à purger ma peine dans une prison allemande pour être plus proche de mes enfants, mais le juge, visiblement dépité face à la tolérance des jurés, refusa. Je finis dans une petite prison dans la région de Londres, où je passai une longue année à écrire, à pleurer, à dormir. C’était un peu comme des vacances forcées, à un moment de ma vie où je n’en voulais pas. Le plus difficile fut d’accepter la décision de Maria, qui me quitta par téléphone quand le verdict fut prononcé. Elle ne pouvait plus supporter la situation. Après tout, ce n’est pas un châtiment à infliger à une femme : lui demander d’attendre ma sortie de prison, surtout après un tel acharnement médiatique autour d’elle, la forçant à se terrer dans ma propriété pendant le procès. J’acquiesçai donc sans broncher, la suppliant juste de laisser ma mère et Nele prendre mes fils avec elles pour venir me voir de temps en temps. Je lui laissai le soin de s’occuper d’eux et de la maison jusqu’à mon retour, ce qui l’arrangeait bien. Elle avait quand même son petit côté profiteuse…



„Dein Leben ist ein einzig Licht!

Ich muss aus meinen Dunkelheiten

Sehnsüchtige Arme nach dir breiten,

Du lächelst und verstehst mich nicht.“

Hermann Hesse, „Maria“



            Pendant l’année de prison, je ne regrettai pas. Pas une seconde. Je comprenais le fait que je dusse passer par la case Prison, que c’est la société qui voulait que cela fût ainsi. Mais à la question « Le referiez-vous ? » ma réponse reste et restera Oui. Ça ne me plaisait pas de croupir dans cette cellule exiguë, où je me sentais si oppressé que seuls mes poèmes parvenaient à m’offrir un semblant de liberté sur papier ; de bouffer la merde en bouillie qu’on servait dans cette cantine que j’aurais préféré déserter ; de côtoyer des criminels que je préférais éviter, et qui m’évitaient aussi car ils croyaient tous que je ne parlais qu’allemand et ils savaient tous que j’avais tué un homme à mains nues. Ça me plaisait encore moins de recevoir tout ce courrier de fans, des femmes âgées de la vingtaine à la cinquantaine principalement, toutes déglinguées dans leur cervelle quelque part, ou simplement désespérées. D’ailleurs, je refusais ce courrier systématiquement, jusqu’à ce que Paul, venu me rendre visite un jour, me demanda, gêné :

‘Heu…’

‘Quoi ?’

‘J’ai une question pas facile…’

‘Vas-y, je vais pas te manger.’

‘Heu… pourquoi tu réponds pas aux lettres ?’

‘Tu m’en a envoyées ?’

‘Non, non, pas moi ! Mais Adélaïde oui. Enfin, c’est ce qu’elle m’a dit.’

‘T’es en contact avec elle ?’

‘Oui, plus ou moins.’

‘Comment elle va ?’

‘Bof… ça peut aller. Elle est un peu… enfin, c’est difficile pour elle, tu t’en doutes. Mais… t’as pas lu sa lettre ?’

‘Non, je… j’en reçois des tonnes ! Des femmes qui… bizarres…’

‘Ah ! du courrier haineux ?’

‘Non, non ! Des femmes à moitié cinglées… qui disent me soutenir, me comprendre, qui sont folles dingues amoureuses de moi. Tu vois le genre ?’

‘Ah ouais ! le fan-mail des psychopathes !’

            Il se mit à rire. Je ne le suivis pas. Il se tut, gêné, puis continua :

‘Heu… Ben, Adélaïde m’a dit qu’elle t’a écrit donc, et… heu… Tu sais, elle sort pas de chez elle.’

‘Elle habite à Paris, c’est ça ?’

‘Oui, c’est ça.’

            Je mis en note dans un coin de ma tête : réclamer tout mon courrier venant de France, en espérant que ces abrutis de gardiens n’avaient pas déjà tout jeté.

‘Et… heu… C’est quand que je l’ai eue au téléphone déjà ? Je crois que c’était lundi dernier. M’enfin ! peu importe. Elle est toujours en dépression.’

‘Elle est en dépression ?’

‘Oui, heu… Je pense que tu ferais mieux de lire sa lettre, ce serait plus simple.’

‘Je ferai ça.’

            Je reniflai un coup puis regardai par la fenêtre, où un soleil radieux apparaissait tout juste à travers les barreaux – chose pourtant rare en Angleterre. Paul suivit mon regard et me lança un sourire constipé.

‘Sinon, comment ça se passe avec Maja ?’ lui demandai-je enfin.

‘Ben… pas très bien en fait.’

‘Elle t’a encore quitté ?’

‘Ouais. Mais elle reviendra. Elle revient toujours de toute façon.’

            Paul venait me voir une à deux fois par semaine – généralement le mercredi, parfois le samedi – « les seuls jours où il n’y a rien de bien à la télé allemande ! » prétendait-il. Il estimait que c’était important que je visse quelqu’un régulièrement, « pour éviter de devenir un ermite amorphe et aphasique, » avait-il clamé en souriant.

‘Et puis, c’est pas comme si j’avais d’autres trucs à faire…’

‘Tu sais que t’es pas obligé de foutre ton couple en l’air pour me voir aussi souvent. Je sais me gérer tout seul.’

‘Oui, je sais. Mais j’aime bien venir ici. M’asseoir sur cette chaise si confortable. Te parler dans ce combiné si rigolo. Te voir à travers cette vitre si propre.’

‘T’es con,’ dis-je en souriant.

            Il était heureux de m’extirper un sourire de temps en temps. Enfin, je crois. Quand Paul sourit de toutes ses dents, ça ne veut strictement rien dire. Il peut très bien rire pour de vrai ou cacher un mal-être enfoui derrière le simulacre d’un bonhomme enjoué. C’est Paul. Il est comme ça.



            En revenant à ma cellule, je me souvins de ma petite note dans mon cerveau et réclamai mon courrier. On me dit qu’on verrait ce qu’on pourrait faire. Deux jours plus tard, on m’apporta les cartons de lettres. Je passai bien trois heures à fouiller les enveloppes, toutes préalablement ouvertes par les gardiens, par sécurité – mais ça me facilitait bien la tâche. Au fond du troisième carton, je tombai enfin sur une fine enveloppe blanche, dans laquelle se trouvaient cinq pages manuscrites, noircies d’une petite écriture ronde. Je m’assis sur un des cartons, les pieds au milieu des enveloppes bleues, roses et violettes, et me mis à lire.

            Et me mis à pleurer.

            Avant de relire la longue lettre. Et de fourrer tout le courrier éparpillé à mes pieds dans les cartons, que je renvoyai au gardien, visiblement dépité à l’idée de devoir tout emporter. Et étonné de voir qu’une seule et unique lettre trônait sur mon lit.

Mais il ne dit rien. Il embarqua les cartons et me laissa pleurer à nouveau.



‘Le cœur blanc de ton atroce souffrance

Laisse sur le mien comme une traînée d’essence

Qui s’enflamme dans un clignement d’allumette

Celui qui s’éteint dans tes yeux noisette’

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