lundi 10 juin 2019

Ich verstehe nicht - 8

Chapitre VIII - En quête



‘Tu fais quoi, là, au juste ?’
            Toujours le regard inquisiteur de Schneider qui scrutait ce que j’enfournais avec détermination dans mon sac à bandoulière.
‘Till ?’
‘Quoi ?’
‘Tu vas où comme ça ?’
‘Mêle-toi de ton cul !’
‘Till… j’aime pas ça…’
            Schneider me sondait, me suivait jusqu’à la chambre de mon appartement berlinois, regardait ce que je prenais dans les placards, observait chacun des mouvements de mon esprit pour sentir ma prochaine résolution – à vrai dire, Schneider était plutôt doué pour sentir les conflits, les situations problématiques – tout le contraire de Richard, qui devait, à ce moment-là, être en train de cramer sa clope sur mon balcon, en observant les étudiantes en jupes courtes se dandiner vers le Mauerpark.
‘Till !’
‘Ferme-la…’
            Et Schneider, contrairement à Richard, manquait toujours de tact. Dans la salle de bains, je fis ma trousse de toilette automatiquement – des années à voyager avec le groupe avaient au moins eu l’avantage de m’apprendre à faire ça à la vitesse de l’éclair – et alors que je cherchais l’après-rasage en claquant des portes de placard, en me disant pourtant que ce n’était pas une nécessité non plus, j’entendis :
‘A côté du savon.’
            Je me tournai vers Schneider ; il fit un signe de tête vers le lavabo, où s’était caché le flacon, que je saisis en marmonnant Merci.
‘Till…’
‘Arrête de me suivre comme un chien !’
            Je revins dans le salon, enfournai la trousse dans le sac, vérifiai que j’avais bien mon passeport sur moi et regardai Richard, éberlué derrière la porte-fenêtre.
‘Il va où ?’ demanda-t-il en rentrant.
‘C’est ce que je m’évertue de savoir, figure-toi !’ clama Schneider sur un ton impérieux.
            Richard resta interdit. Je mis mon sac sur l’épaule, sortis mes clefs de la poche et leur lançai :
‘Vous voulez que je vous enferme à l’intérieur ?’
            Richard regarda Schneider, en quête de réponse ; Schneider soupira et me suivit dans le couloir, Richard sur ses talons. Dans l’ascenseur, Richard observait mon sac avec inquiétude. Il se tourna vers Schneider et lui chuchota :
‘On ne peut pas le laisser faire, c’est de la folie.’
‘Ah ça ! Je sais bien !’ s’exclama Schneider, alors qu’il ne pensait probablement pas à la même chose.
            Richard me regarda, gêné.
‘Till ?’
‘Quoi encore ?’
‘Tu vas faire quoi à Paris ?’
‘Botter des fesses.’
            Tous les deux froncèrent les sourcils.
‘D’après toi ?’ ajoutai-je, sarcastique.
            Richard acquiesça. Schneider fronça les sourcils. J’ai souvent donné l’impression de prendre Richard pour un idiot. En réalité, je sais qu’il n’était bête qu’en surface ; il pensait souvent à autre chose quand il réagissait enfin à une situation, avec un train de retard, mais son esprit, lui, concevait déjà la suite. Bloqué dans la simultanéité de ses idées, il enclenchait des réactions automatiques, devenues caricaturales surtout après des années d’imitations, qu’il avait appris, docilement ou stratégiquement, à supporter sans broncher. Ça lui donnait des allures de diplomate. Schneider, lui, c’était l’opposé ; il était… têtu.
‘Tu promets que tu reviendras ?’ me dit Richard d’une petite voix.
‘Non, il promet plutôt de ne pas partir !’ s’acharna Schneider. ‘Ecoute, Till, tu es en état de choc ; c’est le deuil, tu te sens perdu, et c’est normal ; tu ressens une colère qui fait partie des phases classiques du deuil ; mais nous, nous sommes là pour t’aider. Nous savons que ce n’est pas simple…’
            Et le Nous de majesté continuait encore jusqu’à ma Jeep.
‘Till ! Tu n’écoutes même pas !’
‘Ta gueule !’
            Je claquai la portière et démarrai. Je vis Richard s’interposer alors que Schneider voulait me bloquer la route. Ils s’échangèrent des paroles véhémentes, l’un en pointant son index vers moi, l’autre en agitant les mains calmement sans oser le toucher ; et je ne les ai plus revus.

***

            Je n’avais pas vraiment répondu à Richard surtout parce que je ne savais pas bien ce que je venais faire à Paris. A l’aéroport Charles de Gaulle, je n’avais qu’une adresse à montrer au taxi enjoué et trop bavard, qui croyait pouvoir raconter sa vie ou je-ne-sais-quoi d’autre après que je lui dis Bonjour.
‘Je neu parleu pas biun français,’ dis-je au bout de dix minutes d’une tirade interminable.
‘Ah bon ? C’est fou ça, avec votre tête, j’avais cru que bla-bla…’
            En fait, je connais deux-trois expressions en français, suffisantes pour emballer une jolie fille et acheter un croissant. Mais parler plus d’un quart d’heure à un zigoto qui écoutait la radio à fond la caisse et me présentait sa famille sur des photos casées un peu partout sur son tableau de bord, non merci.
            Ce fut une bénédiction d’arriver enfin dans la petite ruelle où se trouvait l’appartement d’Adélaïde après une demi-heure de bouchons. Je payai le chauffeur avec un billet de 100€ (c’est le premier qui sortit de ma poche) et, alors qu’il balbutiait qu’il n’aurait pas suffisamment pour rendre la monnaie, je lui lançai :
‘Keep ze change !’[1] en me précipitant vers les escaliers de l’immeuble.
            Il ne demanda pas son reste et redémarra très vite.

            Rouget… Rouget… Il n’y avait pas d’étiquette portant son nom sur l’interphone. Je pensai qu’elle avait peut-être déménagé pour échapper à quelque danger, commençai à me faire à l’idée qu’elle voulait peut-être m’éviter, mais la résolution était toujours là. Je m’assis sur les marches et attendis. Une mère avec une poussette sortit de l’immeuble une demi-heure plus tard. Je l’aidai à descendre ; elle me remercia vaguement et je me précipitai en haut des escaliers pour retenir la porte. Au quatrième, je frappai à la porte n°7. Inlassablement. Trois coups à chaque fois. Même au bout de cinq minutes, je continuais à frapper à la porte – je ne pouvais me résigner à l’idée de me retrouver sans issue…
Derrière moi, un homme me répondit. Il avait exactement ce qu’Adélaïde appelait un « look de Khâgneux fashion victim. » Je ne me souviens plus très bien ce qu’est un Khâgneux – un truc en lien avec ses études supérieures – mais je me souviens que son expression, qui m’amuse encore aujourd’hui, correspondait à ce que le mec portait ce jour-là : une coupe courte non entretenue, des lunettes carré, bordées de noir, un gilet jaune pastel par-dessus une chemise à carreaux, un jeans moulant et des mocassins pointus. C’est en faisant l’inventaire que je compris que l’homme qui me zyeutait de la porte n°8 devait forcément être son voisin Christophe.
‘Mais ça va, oui ? On pourrait avoir le silence ?’ avait-il dit.
‘Oh, sorry, but… I’m looking for Adélaïde.’
‘And you are…?’ fit-il du tac au tac.
‘Till… Till Lindemann.’
            Il m’examina de plus près en remontant les lunettes sur son nez.
‘Non, c’est pas vrai… Guillaume ! Guillaume, viens voir !’
            Un autre homme, au visage plus viril et les cheveux plus clairs, tendit la tête pour me regarder.
‘Il dit être Till Linde-machin ! C’est vrai ?’
‘Il lui ressemble vachement,’ trancha le deuxième homme.
‘Wow! You’re the famous guy from Germany!’ dit Christophe en s’adressant à moi sur un ton beaucoup moins méfiant d’un coup. ‘Sorry, I’m Chris.’ Il me serra la main. ‘Adélaïde told me a lot about you but I’ve never known what you look like! She only said you were a big tough guy, you see, but well, many people are big and tough! just look at my boyfriend! And… oh! By the way, she wanted me to give you something…’[2]
            Alors même que j’essayais d’assimiler tout ce qu’il venait de dire, il retourna à l’intérieur de l’appartement en laissant la porte ouverte sur un Guillaume taciturne qui me fit signe d’entrer.
‘Oh! I’m so stupid: come in!’ s’exclama Christophe, de derrière le canapé, sous lequel se trouvait un carton qu’il tentait d’extirper. Je m’approchai de lui en hésitant – je sentais le Guillaume qui me suivait à la trace, me surveillant du regard. Christophe se releva.
‘That’s what she left for you in case you’d come by.’
            Je baissai les yeux vers le carton bosselé, un peu déçu.
‘Well… I just wanted to know where she is.’
‘But don’t you know?’ chuchota-t-il.
‘What?’
            Il regarda son copain, qui s’était assis près de la fenêtre, puis tourna la tête à nouveau vers moi, en prenant une inspiration.
‘She’s dead.’
            C’est sur ces mots que j’aperçus un verre vide sur la commode.
‘I’m sorry. I thought you knew… I thought you were there for that… I mean: for the funeral.’
‘The funeral…’
‘Yes, it’s tomorrow.’
            Il y eut un long silence. Je compris pourquoi il y avait deux costumes noirs sur le canapé.
‘What happened?’[3] demandai-je.
            En hésitant et en regardant souvent son copain, qui ne disait rien probablement parce qu’il ne parlait pas anglais, il m’expliqua qu’elle avait disparu il y avait plus d’un mois, et que son corps avait été retrouvé en morceaux il y a une semaine – les articles, que je lus plus tard sur Internet à l’aide d’un traducteur rudimentaire, précisaient que ses membres, lestés par des chaînes au fond d’un lac à 40 km de Paris, avaient d’abord été repérés par un pêcheur des environs, et que son tronc, sans la tête, avait été retrouvé carbonisé dans un baril près d’une décharge publique ; la police avait réussi à identifier son corps grâce au dernier morceau retrouvé, qui n’avait pas complètement brûlé et avait laissé son tatouage partiellement intact – aucun suspect n’était connu mais Christophe soupçonnait le père Taylor avec conviction, répétant que c’était un « type suffisamment influent et cinglé pour faire un truc pareil ! »


Le cœur blanc de ton atroce souffrance
Est paré d’un dragon venu de France
Qui incendie mes principes primaires
Ceux qui font qu’au monde je déclare la guerre



            Je ne me souviens plus de ce que je dis ensuite au couple gay. Quelques mots sur les funérailles ; quel cimetière ; qui venait, peut-être. Mon esprit s’était éteint et la nouvelle m’avait asséché la gorge. Je n’avais qu’une seule envie : marcher. Et c’est ce que je fis après avoir casé le carton sous le bras, dévalé rapidement les escaliers, les rues, jusqu’aux quais de la Seine. Je m’aperçois aujourd’hui que ça fait bien plus de 5 km à pied, en ligne presque directe vers le fleuve, comme si son odeur m’avait attiré. Près de la Seine, je posai le carton à côté de moi, par terre, où je m’étais assis en regardant l’eau s’écouler nonchalamment, les détritus refaisant surface régulièrement, lentement, comme s’ils étaient transportés dans une boue sombre et molle, sous les ponts froids et le soleil enfariné par une sorte de smog – probablement qu’il avait plu la veille : je sentais mes fesses mouillées sur le béton.
Laisser l’eau s’écouler fait du bien quand on se sent comme un champ craquelé par la sécheresse. On se demande d’où peut bien provenir cette eau, mais ça n’a au fond pas beaucoup d’importance…
Dans le carton, il n’y avait que des papiers. Des paquets de mes lettres avec un élastique violet autour, les brouillons de ses propres lettres, et un grand carnet dont la couverture était décorée d’entrelacs de couleur corail et dont les pages étaient noircies de ce qui me sembla être, sur le moment, son journal intime, bien que je me demandasse : « Pourquoi en anglais ? » Plus tard, je m’aperçus qu’il s’agissait en fait du récit de tous les concerts qu’elle avait faits – uniquement des concerts de Rammstein.
Depuis le Reise, Reise Tour, elle nous suivait sur plusieurs concerts : elle choisissait les dates de manière stratégique pour éviter les frais de transport « excessifs, » s’arrachait les cheveux sur les réservations à faire, s’octroyait une fois sur trois quelques jours de « repos » pour visiter la ville, dormait même dans sa voiture quand elle n’avait pas pu réserver ; elle tentait parfois le premier rang en fosse, plus souvent les gradins, toujours pour retranscrire dans le moindre détail le concert, les effets, les ratés, l’ambiance, dans ce carnet où son écriture me semblait parfois si familière et parfois si étrange, précipitée, féroce ou endiablée. Cet acharnement me semble tellement bizarre que je n’ai jamais lu ce carnet en entier. Je me contente de relire ses lettres. Les excès de la fan qu’elle était me fichent la trouille. Je préfère me souvenir de la femme meurtrie, image qui n’est pas forcément plus juste, mais qui me paraît plus normale. Son entêtement analytique, je ne l’ai tout simplement jamais compris.

Ce matin, j’ai rouvert le carnet sans réfléchir et une photo en est tombée, imprimée sur une page fine et découpée soigneusement pour laisser un espace blanc en bas, où elle avait marqué en français : « Avant d’être bourré. » C’était elle à côté de Paul, qui faisait une grimace, un verre à la main. Derrière eux, j’apercevais les cheveux de deux jumelles farfelues croisées à Anvers, en 2009. Maintenant que je m’en souviens, ça avait été une vraie beuverie, cette after. Et pour la suite, c’est le néant complet.
Ça me frustre de savoir que je l’avais peut-être déjà rencontrée, que je me rappelais inconsciemment son visage, que je la reconnus sans m’en rendre compte, et de ne pas pouvoir faire un quelconque lien avec la femme à qui j’écrivis tant de fois, à qui je me confiai pendant un an, pour qui j’ai tout perdu, même si ce n’est pas à cause d’elle. J’ai donc repris le carnet et feuilleté les pages jusqu’à la date du 10 décembre 2009. J’aurais mieux fait de le laisser fermé : elle n’était pas sortie très ravie de cette after.
Et moi, je ne supporte pas d’être jugé – encore moins par une morte.


[1] ‘Gardez la monnaie !’
[2] ‘Oh, désolé, mais… Je cherche Adélaïde.’
‘Et vous êtes… ?’
‘Till… Till Lindemann.’
[…]
‘Wow! Vous êtes le mec célèbre venu d’Allemagne ! Désolé, je suis Chris. Adélaïde m’a beaucoup parlé de vous mais je n’ai jamais su à quoi vous ressemblez. Elle a juste dit que vous étiez un gros dur à cuire, vous voyez, mais bon, beaucoup de gens sont gros et durs à cuire ! Regardez mon copain ! Et… oh, j’y pense, elle voulait que je vous donne quelque chose.’
[3] ‘Oh, je suis bête. Entrez ! […] C’est ce qu’elle vous a laissé au cas où vous viendriez.’
‘En fait, je voulais juste savoir où elle est.’
‘Mais vous n’êtes pas au courant ?’
‘De quoi ?’
‘Elle est morte. […] Je suis désolé. Je croyais que vous saviez… Je croyais que vous étiez là pour ça. Je veux dire, pour les funérailles.’
‘Les funérailles…’
‘Oui, c’est demain.’
‘Que s’est-il passé ?’

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