Chapitre VII – L’enterrement
Lors de l’enterrement,
je n’étais pas là. Physiquement, je l’étais mais mon esprit n’aspirait qu’à
tracer vers la vengeance. Les condoléances, les mots compatissants, les gestes
rassurants lui passaient au-dessus et ne le détournaient pas de la théorie qui
l’obsédait. Il n’y avait qu’un coupable évident, personne d’autre ne pouvait
m’en vouloir à ce point, personne ne m’aurait arraché ce que j’avais de plus
cher avec une telle violence et surtout aussi impunément. La police enquêtait
toujours, mais il n’y avait aucun indice : pas d’empreinte, pas d’arme, pas
de trace du tueur. L’efficacité avec laquelle tous les meurtres avaient été
commis ressemblait à celle d’un mercenaire russe. Aucun moyen de découvrir qui
c’était. Il n’y avait que ma propre et ferme conviction, que personne ne
partageait évidemment, d’où était issu mon silence, qu’on aurait pu confondre
avec la tristesse et le deuil.
C’est comme si les
funérailles ne pouvaient pas décemment avoir lieu. Je ne pouvais pas les
enfouir six pieds sous terre sans déterrer les raisons de leur mort ; je
devais savoir, je devais trouver l’explication et anéantir celui qui avait osé
détruire ma vie. C’est lui que je voulais voir pourrir, bouffé par les asticots,
et seulement à ce moment-là aurais-je pu accepter la mort de ma famille – si
seulement c’était possible.
‘Tu n’as toujours pas de nouvelles d’elle ?’
‘Hein ?’
‘J’ai dit : tu n’as toujours pas de nouvelles d’elle ?’
Je me retournai vers
celui qui me parlait et baissai la tête pour découvrir Paul.
‘Qui ça ?’
‘Bah ! Adélaïde. Tu m’as dit que tu lui avais envoyé une
invitation pour l’enterrem… Attends, tu n’as pas écouté tout ce que je viens de
dire, là ?’
‘Non.’
‘Au moins, c’est ce qui s’appelle être franc !’
Il avait les mains
dans les poches mais ne souriait pas. Il n’était pas défiant, ni vraiment
compatissant, je crois. Il avait l’air curieux mais n’osait pas afficher sa curiosité
par respect.
‘Ecoute, j’ai franchement pas envie de causer.’
‘Je comprends,’ dit-il en baissant le regard vers ses chaussures. ‘Mais
je m’inquiète pour elle, tu sais…’
J’avais envie
d’exploser.
‘Je viens de perdre mes enfants et tu me sors que…’
‘Excuse-moi !’
Paul avait l’air
tétanisé. Il avait même fait deux pas en arrière pour éviter la gifle de ma
colère.
‘Excuse-moi… je ne sais pas quoi te dire d’autre, en fait…’
‘Dis rien alors !’
‘Tout le monde essaye de te réconforter par des mots gentils mais ça se
voit que tu n’écoutes pas – tu nous enverrais tous chier si tu pouvais, je me
trompe ? Alors, je me suis dit que tu voulais peut-être parler d’autre
chose…’
‘Et pourquoi je voudrais parler d’autre chose ?! Pourquoi je
voudrais parler tout court ?!’
‘C’est pas en t’énervant que tu réussiras à accepter leur mort.’
Le ton catégorique de
Paul montrait qu’il avait raison et qu’il le savait : il bombait le torse,
comme un coq qui vient de se taper une série de cinq poules.
‘Et pourquoi j’aurais envie d’accepter leur mort, hein ?!’
Paul me dévisagea
avant de baisser les épaules.
‘Tu devras faire ton deuil un jour, non ? Tu ne pourras pas
laisser ta colère t’échauffer le sang comme ça sans cramer de l’intérieur.’
‘Peut-être bien. Laisse-moi, tu veux.’
J’observai le rituel
funèbre se poursuivre au loin, comme dans un film où le moment d’accalmie, mélodramatique,
précède le carnage : ma mère hochant la tête aux invités, qui saluaient
ensuite la famille de Maria avant de déposer des roses blanches sur les cercueils
– tous blancs pour le symbole car Maria, Marie-Louise, Fabian et Esteban
étaient tous innocents mais avaient payé ma faute. Et cette pensée m’obsédait.
L’idée qu’un de mes gestes avait causé tout ça. Que j’étais l’origine de ce mal
qui me retournait les boyaux, qui versait tant de larmes dans les yeux de ma
mère – ma mère qui m’avait toujours paru si grande et si forte, et qui n’était
plus qu’une âme en peine, en qui perdurait toutefois le reflet d’une sage
dignité. Dignité que je n’avais plus. Depuis longtemps.
‘Tu me fais peur, Till.’
‘Tant mieux !’ lui rétorqua ma gorge enrouée.
‘J’ai l’impression que tu vas faire une connerie.’
Paul avait
probablement l’impression que j’allais me suicider dès que je me retrouverais
seul, et l’idée me fit sourire, ce qui amplifia son air anxieux. Quand j’y
repense, c’était vraiment étrange, ce que je ressentais : j’avais adopté
la position de l’anti-héros sans en avoir véritablement conscience – j’avais
pris tous ses attributs : son aspect hirsute, son humeur changeante, son
ton sec ; et je savais désormais que tout cela me cataloguait dans la catégorie
fou ou suicidaire. J’en étais satisfait mais peu enclin à me l’avouer.
‘Tu feras pas de connerie, hein, Till ?’
‘…’
‘Promets-le-moi !’
‘Ferme-la un peu et lâche-moi la grappe !’
‘D’accord.’
Mais Paul resta à mes
côtés, les mains toujours dans les poches et le regard inquiet, jonglant entre
la scène funèbre et le taciturne que j’étais devenu.
***
Pendant le repas, la
situation ne changea pas – Paul continuait de me surveiller du coin de l’œil, au
cas où j’aurais caché une capsule de cyanure à mettre sur mon toast. Il avait
chuchoté à l’oreille de Flake, qui avait fait un O avec sa bouche avant de
lancer quelques signes à Schneider qui, assis à ma droite, semblait comprendre
et me demandait sans arrêt : « ça va ? ça va ? » Il me
reparlait depuis peu mais n’avait pas précisé pourquoi. Richard, à ma gauche,
jetait des regards furtifs pour comprendre ce qui se passait – alors il regarda
Olli, qui ne comprenait pas mieux.
Parmi les invités, je
distinguais Birgit, à moitié cachée par un rideau de fenêtre, l’air paniqué au
téléphone, essayant sûrement de gérer l’arrivée surprise de fans ou de
paparazzi aux funérailles. Ma sœur avait le regard vide et ignorait le geste de
Lutz sur son épaule. Nele était nulle part en vue ; elle s’était peut-être
retirée au premier étage. Ma mère me dévisageait par dessus son assiette. Alors
je posai mon regard sur les traces blanches où s’était trouvé le sang. Ils
avaient tous proposé un autre endroit pour le repas, mais j’avais insisté pour l’organiser
chez moi, dans l’espoir peut-être qu’ils ressentissent la même gêne dans ce
lieu lugubre, le même besoin de la remplacer par la haine. C’était visiblement
en vain.
Au fur et à mesure,
les invités s’en allèrent. Lente procession de cousins, d’amis, qui adressaient
leurs derniers mots à la famille avant de partir ; manège auquel j’avais
encore refusé de participer, laissant ma mère récolter les nouvelles
condoléances malgré ses remontrances pour décoller mon cul de la chaise et me
poster près de la porte à sa place. Mais j’avais refusé comme un fils bougon.
Résultat : une congrégation s’était réunie autour de moi, composée
principalement des membres du groupe, qui faisaient semblant de chuchoter entre
eux pour me surveiller, ou attendre que je disse quelque chose. Ils m’agaçaient
sérieusement, mais je ne pouvais me résoudre à les envoyer chier – ça n’aurait
pas marché de toute façon – et comme j’entendis à nouveau le prénom princier,
je demandai à mon tour :
‘Vous avez de ses nouvelles, d’ailleurs ?’
Ma question
intriguait, probablement parce qu’elle leur paraissait aussi incongrue qu’à moi
lorsqu’elle sortit de la bouche de Paul quelques heures avant.
‘Elle devait venir ?’ demanda Olli.
Paul acquiesça.
‘Mais pourquoi ça te gène qu’elle ne soit pas venue ?’ demanda
Schneider, les yeux plissés, un peu inquisiteurs.
‘Ben, elle était invitée,’ répondit simplement Paul.
‘Elle avait confirmé sa venue ?’ demanda Flake.
‘Heu… non. En fait, elle ne répond plus depuis plus d’un mois,’ fit Paul.
‘Elle a peut-être eu un souci avec son vol ?’ remarqua Olli, qui me
sembla conciliant.
‘Non, mais pourquoi ça inquiète Till comme ça, c’est ma
question ?’ insista Schneider.
Ils en avaient même
oublié ma présence ! Chouette.
‘C’est normal de s’inquiéter quand quelqu’un ne vient pas à un
enterrement alors que…’ répondit Paul sur un ton serein.
‘Oui, ça va, j’ai compris !’ s’énerva Schneider.
‘Je pense qu’il veut dire : pourquoi Till semble se préoccuper de
cette femme plus que d’autre chose ?’ précisa Flake, avec son sérieux et
sa logique habituels.
Ils se tournèrent tous
vers moi – je baissai à nouveau le regard vers mon assiette pleine – j’aurais
mieux fait de la fermer.
‘Pardonne-moi ma question, Till, mais tu n’aurais pas des…’ commença
Schneider, avant de se pencher pour chuchoter ‘…des sentiments envers cette femme ?’
‘HA-HA-HA-HA-HA !’
Tout le monde se
tourna vers Richard, interloqués.
‘Oups, pardon,’ chuchota Richard, honteux.
‘Pourquoi ça te fait rire, Richard ?’ demanda Schneider, renfrogné.
‘Non, mais tu t’entends, là ?!’ renchérit Richard, en lançant des
regards autour de lui.
‘Je trouve la question légitime au contraire,’ insista Flake.
‘Après tout, il a tué un homme pour elle !’ fit Schneider avec un
tel manque de tact que je ne me donnai même plus la peine de le relever.
‘Ouais, mais elle n’est pas belle !’
Merci Richard pour ta
sagacité.
‘Till n’aime que les belles femmes,’ précisa Richard, faisant face au
regard interloqué des autres. Puis, avec hésitation, il ajouta : ‘franchement,
il ne va certainement pas s’amouracher d’une femme… comment dire ?… enfin,
défigurée, quoi ! A mon avis, si elle n’est pas venue, c’est parce qu’elle
a peur de montrer son visage aux autres. Et sans vouloir être méchant, je la
comprends : si j’étais elle, je ne sortirais plus de chez moi !’
Richard et son
égocentrisme suprême. C’est à se demander comment j’ai pu le considérer comme
mon meilleur ami pendant tant d’années.
‘Richard, t’es vraiment un salaud quand on t’écoute,’ résuma Paul.
‘Ben, quoi ?’
‘Non, mais tu t’entends ? La pauvre fille…’
‘Oh ça va ! c’est toi-même qui m’as dit qu’elle ne sortait pas de
chez elle, que tu ne l’avais pas vue depuis le procès de Till !’
‘Oui, c’est vrai mais…’
‘Donc c’est bien ce que je dis !’ répéta Richard en allumant sa
clope. ‘Elle est sûrement chez elle encore. Cachée. Et c’est normal. Je dis pas
ça avec méchanceté, hein ! C’est juste une réalité à accepter : elle
doit être horrible à voir, cette femme.’
‘Oh, ferme-la, Richard !’ s’exclama Paul avant de s’éloigner.
‘Ben, QUOI ?’ s’indigna Richard, avant de rapetisser face aux regards
de mes cousins.
Schneider continuait
de me dévisager, à la recherche d’une infime trace de gêne ou autre dans mon
regard. Evidemment, rien. Il faisait la moue, sa bouche en forme de cul de
poule, les sourcils froncés, la tête haute – mais moi, rien. A vrai dire, seule
la colère régnait dans ma tête à ce moment-là. C’est comme lorsque je m’étais
tenu devant les tombes quelques minutes ou quelques heures plus tôt, en face
des invités qui avaient attendu de moi un discours qui n’était pas sorti, et qu’en
jetant un œil aux petits cercueils enfouis, j’avais eu l’impression de palper
ce gouffre dans lequel on se cache quand un coup du sort s’abat sur soi. Un
coup bien plus fort que ce à quoi on s’attendait. Je n’avais pas versé une
seule larme pendant les funérailles malgré ma gorge nouée. C’était le vide
total de sentiments ressemblant de près ou de loin à de la peine. N’avait
perduré qu’une colère latente.
J’ai oublié de
préciser qu’entre moi et Schneider, ça ne s’était pas vraiment arrangé malgré l’horreur.
Je n’étais qu’un tueur psychopathe à ses yeux, et quelques années de plus en
prison ne m’auraient pas fait de mal. Mais il me reparlait probablement par
principe, à cause de sa petite morale chrétienne forçant à la compassion. Je
m’en serais passé.
‘Ecoute,’ commença-t-il, sous les yeux attentifs des quatre restants, ‘je
trouve bien étrange ta réaction face à cette… cette tragédie, et…’
‘Va te faire foutre, Schneider !’
‘Till !’ s’exclama Flake.
‘Quoi ?’
‘Laisse-le finir, au moins. Ça devenait intéressant.’
‘Bah va t’acheter des pop-corn et regarder un film !’ dis-je en me
levant.
‘On cherche juste à dialoguer un peu,’ précisa Olli.
‘A quoi bon ? ça sert à quoi, hein ? A rien !’
‘Till, je ne veux pas t’accabler plus que ça…’ se repentit Schneider.
‘Raté.’
C’est vrai : la
différence entre la question de Paul et la mienne, identiques dans la forme,
c’est que derrière la mienne se cachait autre chose. Paul s’intéressait au sort
d’Adélaïde parce qu’il a toujours été attiré par la souffrance – c’est
congénital chez lui – d’ailleurs pour cette raison qu’il est avec une femme à
moitié dépressive, comme lui. Les gens malheureux le fascinent. Moi, je voyais
en Adélaïde le moyen de tout savoir sur Taylor père, le retrouver et lui
exploser le crâne même si, avec la solitude de la prison et la fréquence de
notre correspondance, j’avais nourri quelques sentiments amoureux. La frustration
fait naître tellement de choses.
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