samedi 1 juin 2019

Ich verstehe nicht - 7


Chapitre VII – L’enterrement

            Lors de l’enterrement, je n’étais pas là. Physiquement, je l’étais mais mon esprit n’aspirait qu’à tracer vers la vengeance. Les condoléances, les mots compatissants, les gestes rassurants lui passaient au-dessus et ne le détournaient pas de la théorie qui l’obsédait. Il n’y avait qu’un coupable évident, personne d’autre ne pouvait m’en vouloir à ce point, personne ne m’aurait arraché ce que j’avais de plus cher avec une telle violence et surtout aussi impunément. La police enquêtait toujours, mais il n’y avait aucun indice : pas d’empreinte, pas d’arme, pas de trace du tueur. L’efficacité avec laquelle tous les meurtres avaient été commis ressemblait à celle d’un mercenaire russe. Aucun moyen de découvrir qui c’était. Il n’y avait que ma propre et ferme conviction, que personne ne partageait évidemment, d’où était issu mon silence, qu’on aurait pu confondre avec la tristesse et le deuil.
C’est comme si les funérailles ne pouvaient pas décemment avoir lieu. Je ne pouvais pas les enfouir six pieds sous terre sans déterrer les raisons de leur mort ; je devais savoir, je devais trouver l’explication et anéantir celui qui avait osé détruire ma vie. C’est lui que je voulais voir pourrir, bouffé par les asticots, et seulement à ce moment-là aurais-je pu accepter la mort de ma famille – si seulement c’était possible.
‘Tu n’as toujours pas de nouvelles d’elle ?’
‘Hein ?’
‘J’ai dit : tu n’as toujours pas de nouvelles d’elle ?’
            Je me retournai vers celui qui me parlait et baissai la tête pour découvrir Paul.
‘Qui ça ?’
‘Bah ! Adélaïde. Tu m’as dit que tu lui avais envoyé une invitation pour l’enterrem… Attends, tu n’as pas écouté tout ce que je viens de dire, là ?’
‘Non.’
‘Au moins, c’est ce qui s’appelle être franc !’
            Il avait les mains dans les poches mais ne souriait pas. Il n’était pas défiant, ni vraiment compatissant, je crois. Il avait l’air curieux mais n’osait pas afficher sa curiosité par respect.
‘Ecoute, j’ai franchement pas envie de causer.’
‘Je comprends,’ dit-il en baissant le regard vers ses chaussures. ‘Mais je m’inquiète pour elle, tu sais…’
            J’avais envie d’exploser.
‘Je viens de perdre mes enfants et tu me sors que…’
‘Excuse-moi !’
            Paul avait l’air tétanisé. Il avait même fait deux pas en arrière pour éviter la gifle de ma colère.
‘Excuse-moi… je ne sais pas quoi te dire d’autre, en fait…’
‘Dis rien alors !’
‘Tout le monde essaye de te réconforter par des mots gentils mais ça se voit que tu n’écoutes pas – tu nous enverrais tous chier si tu pouvais, je me trompe ? Alors, je me suis dit que tu voulais peut-être parler d’autre chose…’
‘Et pourquoi je voudrais parler d’autre chose ?! Pourquoi je voudrais parler tout court ?!’
‘C’est pas en t’énervant que tu réussiras à accepter leur mort.’
            Le ton catégorique de Paul montrait qu’il avait raison et qu’il le savait : il bombait le torse, comme un coq qui vient de se taper une série de cinq poules.
‘Et pourquoi j’aurais envie d’accepter leur mort, hein ?!’
            Paul me dévisagea avant de baisser les épaules.
‘Tu devras faire ton deuil un jour, non ? Tu ne pourras pas laisser ta colère t’échauffer le sang comme ça sans cramer de l’intérieur.’
‘Peut-être bien. Laisse-moi, tu veux.’
            J’observai le rituel funèbre se poursuivre au loin, comme dans un film où le moment d’accalmie, mélodramatique, précède le carnage : ma mère hochant la tête aux invités, qui saluaient ensuite la famille de Maria avant de déposer des roses blanches sur les cercueils – tous blancs pour le symbole car Maria, Marie-Louise, Fabian et Esteban étaient tous innocents mais avaient payé ma faute. Et cette pensée m’obsédait. L’idée qu’un de mes gestes avait causé tout ça. Que j’étais l’origine de ce mal qui me retournait les boyaux, qui versait tant de larmes dans les yeux de ma mère – ma mère qui m’avait toujours paru si grande et si forte, et qui n’était plus qu’une âme en peine, en qui perdurait toutefois le reflet d’une sage dignité. Dignité que je n’avais plus. Depuis longtemps.
‘Tu me fais peur, Till.’
‘Tant mieux !’ lui rétorqua ma gorge enrouée.
‘J’ai l’impression que tu vas faire une connerie.’
            Paul avait probablement l’impression que j’allais me suicider dès que je me retrouverais seul, et l’idée me fit sourire, ce qui amplifia son air anxieux. Quand j’y repense, c’était vraiment étrange, ce que je ressentais : j’avais adopté la position de l’anti-héros sans en avoir véritablement conscience – j’avais pris tous ses attributs : son aspect hirsute, son humeur changeante, son ton sec ; et je savais désormais que tout cela me cataloguait dans la catégorie fou ou suicidaire. J’en étais satisfait mais peu enclin à me l’avouer.
‘Tu feras pas de connerie, hein, Till ?’
‘…’
‘Promets-le-moi !’
‘Ferme-la un peu et lâche-moi la grappe !’
‘D’accord.’
            Mais Paul resta à mes côtés, les mains toujours dans les poches et le regard inquiet, jonglant entre la scène funèbre et le taciturne que j’étais devenu.

***

            Pendant le repas, la situation ne changea pas – Paul continuait de me surveiller du coin de l’œil, au cas où j’aurais caché une capsule de cyanure à mettre sur mon toast. Il avait chuchoté à l’oreille de Flake, qui avait fait un O avec sa bouche avant de lancer quelques signes à Schneider qui, assis à ma droite, semblait comprendre et me demandait sans arrêt : « ça va ? ça va ? » Il me reparlait depuis peu mais n’avait pas précisé pourquoi. Richard, à ma gauche, jetait des regards furtifs pour comprendre ce qui se passait – alors il regarda Olli, qui ne comprenait pas mieux.
            Parmi les invités, je distinguais Birgit, à moitié cachée par un rideau de fenêtre, l’air paniqué au téléphone, essayant sûrement de gérer l’arrivée surprise de fans ou de paparazzi aux funérailles. Ma sœur avait le regard vide et ignorait le geste de Lutz sur son épaule. Nele était nulle part en vue ; elle s’était peut-être retirée au premier étage. Ma mère me dévisageait par dessus son assiette. Alors je posai mon regard sur les traces blanches où s’était trouvé le sang. Ils avaient tous proposé un autre endroit pour le repas, mais j’avais insisté pour l’organiser chez moi, dans l’espoir peut-être qu’ils ressentissent la même gêne dans ce lieu lugubre, le même besoin de la remplacer par la haine. C’était visiblement en vain.

            Au fur et à mesure, les invités s’en allèrent. Lente procession de cousins, d’amis, qui adressaient leurs derniers mots à la famille avant de partir ; manège auquel j’avais encore refusé de participer, laissant ma mère récolter les nouvelles condoléances malgré ses remontrances pour décoller mon cul de la chaise et me poster près de la porte à sa place. Mais j’avais refusé comme un fils bougon. Résultat : une congrégation s’était réunie autour de moi, composée principalement des membres du groupe, qui faisaient semblant de chuchoter entre eux pour me surveiller, ou attendre que je disse quelque chose. Ils m’agaçaient sérieusement, mais je ne pouvais me résoudre à les envoyer chier – ça n’aurait pas marché de toute façon – et comme j’entendis à nouveau le prénom princier, je demandai à mon tour :
‘Vous avez de ses nouvelles, d’ailleurs ?’
            Ma question intriguait, probablement parce qu’elle leur paraissait aussi incongrue qu’à moi lorsqu’elle sortit de la bouche de Paul quelques heures avant.
‘Elle devait venir ?’ demanda Olli.
            Paul acquiesça.
‘Mais pourquoi ça te gène qu’elle ne soit pas venue ?’ demanda Schneider, les yeux plissés, un peu inquisiteurs.
‘Ben, elle était invitée,’ répondit simplement Paul.
‘Elle avait confirmé sa venue ?’ demanda Flake.
‘Heu… non. En fait, elle ne répond plus depuis plus d’un mois,’ fit Paul.
‘Elle a peut-être eu un souci avec son vol ?’ remarqua Olli, qui me sembla conciliant.
‘Non, mais pourquoi ça inquiète Till comme ça, c’est ma question ?’ insista Schneider.
            Ils en avaient même oublié ma présence ! Chouette.
‘C’est normal de s’inquiéter quand quelqu’un ne vient pas à un enterrement alors que…’ répondit Paul sur un ton serein.
‘Oui, ça va, j’ai compris !’ s’énerva Schneider.
‘Je pense qu’il veut dire : pourquoi Till semble se préoccuper de cette femme plus que d’autre chose ?’ précisa Flake, avec son sérieux et sa logique habituels.
            Ils se tournèrent tous vers moi – je baissai à nouveau le regard vers mon assiette pleine – j’aurais mieux fait de la fermer.
‘Pardonne-moi ma question, Till, mais tu n’aurais pas des…’ commença Schneider, avant de se pencher pour chuchoter ‘…des sentiments envers cette femme ?’
‘HA-HA-HA-HA-HA !’
            Tout le monde se tourna vers Richard, interloqués.
‘Oups, pardon,’ chuchota Richard, honteux.
‘Pourquoi ça te fait rire, Richard ?’ demanda Schneider, renfrogné.
‘Non, mais tu t’entends, là ?!’ renchérit Richard, en lançant des regards autour de lui.
‘Je trouve la question légitime au contraire,’ insista Flake.
‘Après tout, il a tué un homme pour elle !’ fit Schneider avec un tel manque de tact que je ne me donnai même plus la peine de le relever.
‘Ouais, mais elle n’est pas belle !’
            Merci Richard pour ta sagacité.
‘Till n’aime que les belles femmes,’ précisa Richard, faisant face au regard interloqué des autres. Puis, avec hésitation, il ajouta : ‘franchement, il ne va certainement pas s’amouracher d’une femme… comment dire ?… enfin, défigurée, quoi ! A mon avis, si elle n’est pas venue, c’est parce qu’elle a peur de montrer son visage aux autres. Et sans vouloir être méchant, je la comprends : si j’étais elle, je ne sortirais plus de chez moi !’
            Richard et son égocentrisme suprême. C’est à se demander comment j’ai pu le considérer comme mon meilleur ami pendant tant d’années.
‘Richard, t’es vraiment un salaud quand on t’écoute,’ résuma Paul.
‘Ben, quoi ?’
‘Non, mais tu t’entends ? La pauvre fille…’
‘Oh ça va ! c’est toi-même qui m’as dit qu’elle ne sortait pas de chez elle, que tu ne l’avais pas vue depuis le procès de Till !’
‘Oui, c’est vrai mais…’
‘Donc c’est bien ce que je dis !’ répéta Richard en allumant sa clope. ‘Elle est sûrement chez elle encore. Cachée. Et c’est normal. Je dis pas ça avec méchanceté, hein ! C’est juste une réalité à accepter : elle doit être horrible à voir, cette femme.’
‘Oh, ferme-la, Richard !’ s’exclama Paul avant de s’éloigner.
‘Ben, QUOI ?’ s’indigna Richard, avant de rapetisser face aux regards de mes cousins.
            Schneider continuait de me dévisager, à la recherche d’une infime trace de gêne ou autre dans mon regard. Evidemment, rien. Il faisait la moue, sa bouche en forme de cul de poule, les sourcils froncés, la tête haute – mais moi, rien. A vrai dire, seule la colère régnait dans ma tête à ce moment-là. C’est comme lorsque je m’étais tenu devant les tombes quelques minutes ou quelques heures plus tôt, en face des invités qui avaient attendu de moi un discours qui n’était pas sorti, et qu’en jetant un œil aux petits cercueils enfouis, j’avais eu l’impression de palper ce gouffre dans lequel on se cache quand un coup du sort s’abat sur soi. Un coup bien plus fort que ce à quoi on s’attendait. Je n’avais pas versé une seule larme pendant les funérailles malgré ma gorge nouée. C’était le vide total de sentiments ressemblant de près ou de loin à de la peine. N’avait perduré qu’une colère latente.
            J’ai oublié de préciser qu’entre moi et Schneider, ça ne s’était pas vraiment arrangé malgré l’horreur. Je n’étais qu’un tueur psychopathe à ses yeux, et quelques années de plus en prison ne m’auraient pas fait de mal. Mais il me reparlait probablement par principe, à cause de sa petite morale chrétienne forçant à la compassion. Je m’en serais passé.
‘Ecoute,’ commença-t-il, sous les yeux attentifs des quatre restants, ‘je trouve bien étrange ta réaction face à cette… cette tragédie, et…’
‘Va te faire foutre, Schneider !’
‘Till !’ s’exclama Flake.
‘Quoi ?’
‘Laisse-le finir, au moins. Ça devenait intéressant.’
‘Bah va t’acheter des pop-corn et regarder un film !’ dis-je en me levant.
‘On cherche juste à dialoguer un peu,’ précisa Olli.
‘A quoi bon ? ça sert à quoi, hein ? A rien !’
‘Till, je ne veux pas t’accabler plus que ça…’ se repentit Schneider.
‘Raté.’

C’est vrai : la différence entre la question de Paul et la mienne, identiques dans la forme, c’est que derrière la mienne se cachait autre chose. Paul s’intéressait au sort d’Adélaïde parce qu’il a toujours été attiré par la souffrance – c’est congénital chez lui – d’ailleurs pour cette raison qu’il est avec une femme à moitié dépressive, comme lui. Les gens malheureux le fascinent. Moi, je voyais en Adélaïde le moyen de tout savoir sur Taylor père, le retrouver et lui exploser le crâne même si, avec la solitude de la prison et la fréquence de notre correspondance, j’avais nourri quelques sentiments amoureux. La frustration fait naître tellement de choses.

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