dimanche 23 juin 2019

Ich verstehe nicht - 9


Chapitre IX – Ma résolution





Ich könnte Berge umstellen

Hätte gern um dich geschlungen

Aber lass Ameise dich fressen

Kummer in meinen Lungen

 

            C’est donc à Paris que ma vie bascula pour de bon. Là-bas, j’étais persuadé que le meurtre d’Adélaïde, tout comme l’assassinat de mes enfants et de Maria, était dû aux agissements du père Taylor. Et il fallait que je le retrouvasse au plus vite pour le lui faire payer. Le bon sens avait disparu de mon esprit, et je me disais que je n’avais plus rien à perdre de toute façon. Après tout, que reste-t-il à un homme qui se sent asséché, entièrement vidé de toute raison de vivre ? Ma carrière était déjà fichue – le groupe n’en parlait déjà plus depuis longtemps avant que je sortisse de prison. Et je me voyais encore moins mettre tous ces événements derrière moi et apprendre à vivre avec le peu de raisons qui me restaient.

            Aujourd’hui, j’ai le sentiment que j’étais encore enchaîné à la suite des événements comme un pantin idiot, comme un Pinocchio sans cricket pour lui dire quoi faire. Le raisonnement me semblait logique à l’époque alors qu’il ne fait plus du tout sens aujourd’hui. Je m’interrogeai seulement sur la raison pour laquelle Adélaïde m’avait laissé son journal de bord et mes lettres. Elle s’était douté de quelque chose avant sa mort. C’était évident. Elle était restée vague avec ses amis gays. Elle avait juste expliqué son geste par le fait qu’elle partait quelque temps voir sa famille et qu’il était possible que je passasse prendre le carton à ce moment-là. Puis elle fut assassinée. Dans son journal devait forcément figurer un indice ! Je le feuilletai sans arrêt. Mais rien. Pas une seule mention de ce départ, ni même de ce qu’elle avait en tête.

Je n’y comprenais rien.

Dans ma chambre d’hôtel, je faisais les cent pas en interrogeant tous les objets impersonnels qui m’entouraient et qui ne m’en apprenaient évidemment pas plus sur l’affaire. Je me sentais comme enfermé, face à un casse-tête de cadenas et de serrures, sans aucune clef en main, et je m’acharnais sur les chaînes en espérant qu'elles cédassent. J’étais aussi fou que lorsque ma fille aînée m’avait embarqué avec son compagnon pour ce qu’elle avait appelé un « escape game » – j’avais naïvement cru qu’il se serait agi d’une soirée originale où l’alcool coule à flot (il fallait bien ça pour supporter le gendre du moment) ou d’une chasse au trésor urbaine. Il faut croire que les énigmes, c’est pas mon truc.

Pourtant, je m’acharnais : Adélaïde n’aurait pas laissé quoi que ce soit à ses amis si elle n’avait pas su quelque chose. Mais que savait-elle ? Je feuilletai à nouveau son journal – les dernières pages seulement – et il n’y avait quasiment plus rien d’écrit après l’agression. Avant ou après, Taylor n’était pas mentionné. C’était pas logique, me dis-je. Pas logique...

Ces pensées ne cessaient de me tourmenter pendant la cérémonie le lendemain. Le comité était encore plus restreint ; Paris, c’était un peu loin trop pour la famille d'Adélaïde, qui vit un peu partout ailleurs en France, « en province » comme ils disent ; faire l’effort de se déplacer pour les funérailles de leur sœur, de leur tante ou de leur cousine ne semblait pas être une nécessité à leurs yeux. C’est ce que me raconta sa meilleure amie : une femme basanée, aux cheveux noirs, au ton acéré, à l’air digne et dont le prénom me surprit – Ariane.

Je me rends compte que je juge la famille d’Adélaïde un peu hâtivement ; je n’étais moi-même pas très réceptif après tout. Dès qu’Ariane mentionna les Taylor, je la rejoignis à l’écart pour n’écouter plus qu’elle et en savoir davantage. J’agissais presque comme un enquêteur mais un enquêteur borné, persuadé que le coupable est son suspect numéro un, qu’il ne peut en être autrement. C’est fou comme j’étais aveuglé par mon désir irrépressible de vengeance, désir que j’étais incapable de contrôler.

Mais il n’y a pas beaucoup de désirs que je contrôle en fait.

Le père Taylor, de son prénom Ralph, était à la base homme d’affaires, devenu ensuite sénateur au Congrès américain dans les années 1970, né en 1947, originaire de la Géorgie. Genre gros connard anti-IVG (Ariane utilisa l’expression pro-life en fait, que je ne saisis pas sur le coup), pro-armes, pro-Monsanto (je sentais qu’Ariane devait être de ces filles très vegans que je ne comprends pas beaucoup) et membre du Tea Party. Sur le moment, je n’avais pas non plus compris ce que ça voulait dire mais après un tour sur Internet, j’appris qu’il n’était qu’un anti-Obama pour les mauvaises raisons. En clair, l’archétype même de l’Amérique conservatrice que je déteste, l’Amérique sans cervelle, sans aucun sens du second degré, qui m’avait cassé les burnes et foutu en taule avec le pauvre Flake quand nous avions joué Bück Dich chez eux. Son gosse, Patrick Taylor, était né en 1965.

Je me souviens que j’eus un moment de réflexion en découvrant ça. Je m’étais douté qu’il avait à peu près mon âge quand je l’avais tabassé à mort. Mais après les funérailles d’Adélaïde, assez minimalistes mais suffisantes pour m’apprendre son âge, je fis enfin le rapprochement. Il y avait quand même une bonne vingtaine d’années d’écart. C’est pas que je désapprouvais – après tout, j’en ai connu pas mal, des femmes bien plus jeunes que moi, et je les ai connues au sens biblique du terme, si vous voyez ce que je veux dire – mais disons que je n’avais jamais vraiment considéré mes préférences sentimentales comme des exemples à suivre. Plutôt des choix en accord avec mon âme défectueuse.

Mais je m’égare.

D’après Ariane, Taylor père était de ces types qu’il est préférable de fuir comme la peste, qui cautionnait les pratiques un peu troubles de son fils, sous prétexte que « tant que ça fait de l’argent, c’est justifiable. » Le récit que lui avait fait Adélaïde de la visite chez les beaux-parents à Aix-en-Provence révélait beaucoup de dédain et d’animosité de la part de l’Amerloque, ainsi que de la mère, grande bourgeoise sans intérêt selon Ariane.

‘Adé m’a raconté qu’il s’était moqué d’elle sur sa tenue, son éducation, ses idées politiques et même son accent – pourtant, si tu veux mon avis, son accent était irréprochable, bien meilleur que le mien !’ me dit Ariane, en fumant fébrilement sa clope.

‘Ça va, tu te débrouilles mieux que moi,’ précisai-je avec un sourire vain.

‘Ouais, ouais,’ reprit-elle en balayant ma tentative. ‘Il pensait qu’elle n’était juste pas assez bien pour son fils… Les mecs comme ça sont juste tellement débiles…’

Dès qu’elle terminait une cigarette, Ariane se mettait à se ronger les ongles. Elle remarqua mon regard.

‘Ouais, je sais, une femme de mon genre ne fume pas, ne se ronge pas les ongles, ne s’habille pas comme ça – c’est ce que tu penses ?’

‘Hm ? Non, non…’

‘Si, c’est ce que tu penses. J’avais arrêté en fait. Mais, oh, peu importe... Tu sais, Adélaïde compte – comptait tellement à mes yeux. Je m’en aperçois seulement maintenant. On se voyait peu en fait… On était copines de fac, c’est tout. Et là, c’est...’

Elle fondit en larmes.

‘Tu es vraiment sûre que ce Taylor est derrière tout ça ?…’ lui demandai-je après quelques minutes d’un silence gêné où je n’osai pas la consoler à ma manière.

‘C’est évident que c’est lui ! Personne d’autre n’est assez taré pour faire ça ! Son fils avait des connexions un peu louches, tu sais, et le père savait tout !’

‘Du genre ?’

‘Du genre à copiner avec des ex-taulards bien rangés, à se rendre régulièrement à Lille pour récupérer du fric issu de son trafic – proxénétisme, si tu veux mon avis – j’en suis quasi sûre. Et en plus, Adé n’avait pas d’ennemi à part ce taré.’

‘Moi non plus.’

‘Comment ça, toi non plus ?’ me demanda-t-elle, à la fois intriguée et méfiante.

            Je lui expliquai rapidement ce qui était arrivé à mes enfants et à mon ex. Elle resta bouche bée, n’arriva pas à formuler des condoléances qui, de toute façon, ne méritaient pas d’être exprimées selon moi. J’enchaînai et l’interrogeai davantage sur le père Taylor, sur son adresse précise (qu’elle ne connaissait pas), les moyens pour le trouver, tout ce qui me passa par la tête à ce moment-là.

Toutes ces informations, je les compilai dans mon cerveau pour ensuite les analyser avec hâte, réfléchissant à un moyen de vengeance plus ou moins légal, mais avant tout efficace. Je lus et relus la dernière page du journal d’Adélaïde, à la recherche d’indices cachés, mais rien n’en transparaissait, comme si elle s’était doutée de quelque chose sans prendre le risque de le mentionner. Ou alors, était-ce censé me mettre sur la piste de quelque chose d’autre ? Mais comment pouvait-elle vraiment être au courant ? Et si c’était le cas, pourquoi être aussi vague ? Oh ! Je ne comprends plus rien…



Je feuillette son journal depuis quelques heures et je viens de tomber sur un extrait qui m’intrigue. En voici ma traduction approximative :



« Je me rends compte, parfois, que mon désir encyclopédique, cette envie de tout connaître du groupe est quelque chose d’assez malsain. Au fond, peut-être ne suis-je rien de plus qu’un stalker à distance ? Je n’entraverais jamais la limite de leur vie privée ; je ne pourrais jamais faire une quelconque démarche m’amenant à entrer dans leur sphère personnelle : les épier en train de faire leurs courses ; ou chercher leurs gosses à l’école ; ou embrasser leur petite amie du moment. Ce genre d’excès m’est inconcevable. Je m’impose des règles éthiques provenant du bon sens. Mais, au fond, quand je fais ce que je fais de mieux en tant que journaliste à mes heures perdues, quand je mémorise toutes les informations possibles et imaginables, de leurs goûts musicaux jusqu’à la date de naissance de leur mère, en passant par les commentaires sur leur caractère ou leur musique, ou encore les événements qui les ont choqués ou attendris pendant l’enfance, ou même les conditions d’enregistrement du dernier album, ne suis-je pas pire qu’un stalker ? Ce que je fais est-il sain ?

Ce n’est pas ce que fait le fan lambda. Le fan lambda écoute en boucle certaines chansons ; il apprend par cœur quelques paroles ; éventuellement, il cherche à savoir où et quand a été composé tel ou tel titre. Le fan lambda va à quelques concerts, maximum 3 par tournée. Le fan lambda achète les CDs en une seule édition, voire se contente de juste les télécharger, complète éventuellement la collection par quelques goodies. Du fan lambda, j’en suis loin !

Mais bien que j’aie pris conscience du fait qu’il y a dans ma démarche quelque chose de malsain, je ne me retiens pas. Je continue comme si c’était plus fort que moi. Comme si j’avais une mission à accomplir. Comme si je me persuadais du fait que tout ce que je sais faire, c’est apprendre et mémoriser, archiver dans mon cerveau, et que c’est justement cela qui me permet de me démarquer de la masse.

N’est-ce pas un simple désir de reconnaissance ? Caché, évidemment. Désir de reconnaissance de ma valeur par le travail. Or, comme ce travail n’est pas reconnu (quelle célébrité se réjouirait à l’idée d’être connue mieux qu’elle ne pourrait jamais se connaître elle-même ; de savoir que quelqu’un lui confère des qualités et des défauts, des intentions, des sentiments et des croyances, dont elle aurait à peine conscience ?), ce travail ne permet aucune reconnaissance. Ceux qui se distinguent de la masse des fans sont de deux sortes : soit ils ennuient, soit ils flattent. Les stalkers et les flagorneurs. Mais je ne peux être ni l’un, ni l’autre. »



Je cherche encore aujourd’hui ce qu’elle cherchait à dire avec tout ça. Ma traduction est assez élémentaire, j’en conviens, mais j’ai retranscrit l’essentiel, je pense. Pourquoi ce déballage aussi analytique sur elle-même ? A quoi bon ?

Parfois, j’ai l’impression que c’est juste le sort qui me joue un tour.

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