XIII – La soirée salsa
Franchement,
je sens que cette soirée va me soûler. Mais grave, quoi. Bon, Nele a insisté en
disant :
‘Mais tu vas voir, on va s’amuser ! Et puis,
c’est plus fun de danser avec un partenaire.’
‘Mouais, ben moi, j’préfère danser en solo quoi !’
En
plus, Papa m’a lâchée au dernier moment. J’étais verte ! Il m’a dit :
‘Désolé babe, mais j’ai une super idée de riff, là.
Faut que je bosse dessus.’
Ouais, Papa est vraiment bizarre pour ça, je trouve,
mais bon, j’m’en fous. Dans la voiture, il a embrassé mon front et m’a
dit :
‘Amuse-toi bien ma chérie.’
‘T’inquiète, P’pa !’
‘Tu m’appelles, hein ? Je veux pas que tu rentres
avec des types bourrés et qu’il arrive un accident à ma petite pierre précieuse.’
‘T’inquiète, j’te dis ! Paraît qu’y a Till et
Paul aussi – vont m’raccompagner.’
‘Ah, Okay. Alors passe-leur le bonjour de ma
part ! Mais au cas où, t’hésites surtout pas à m’appeler, hein ?’
‘Pas d’souci !’
Pfff !
J’vous jure. Des fois, mon père croit toujours que j’ai treize ans !
Y’a que des vieux à cette
soirée merdique. Pas un gars de potable à draguer. Et puis, Till s’est moqué de
moi quand je suis arrivée – pour pas changer quoi !
‘Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu sais danser
la salsa toi ?’
‘Non, mais j’vais apprendre.’
‘Ah vraiment ? Je croyais que tu ne savais que
sauter sur place en écoutant de la techno.’
‘Oh ! non, mais tu vois, j’sais danser si je
veux, quoi !’
‘Si tu danses comme Paul, on n’est pas sorti de
l’auberge,’ a-t-il ricané.
‘Hey ! je me suis vachement amélioré
depuis !’ a protesté Paul en s’approchant.
‘Ah oui ! c’est vrai que tu as une belle prof à
domicile ! Bien pratique, ça, non ?’
J’ai
trouvé bizarre le « belle » en trop. Et je crois que Paul aussi a
tilté dessus. C’est pas le genre de Till, quoi ! Mais bon, ce soir, il est
bien bourré déjà – alors je le laisse taper la discut’ avec Paul et je
m’installe dans mon coin pour les observer de loin et voir le reste de la salle.
Les deux sont bien bourrés de toute façon. Till surtout sourit comme un con. Vous
savez ! le sourire débile qu’il a parfois, où on voit toutes ses dents de
travers. Ben oui, ce sourire-là. J’vous jure ! ça m’a fait presque de la peine
de le voir ressembler à E.T. mais bon, j’m’en fous, moi. Je sirote ma bière
tranquillement. Nele m’a demandé si je voulais danser avec elle car moi, j’en
ai marre de danser avec Till et Paul – et puis les autres mecs, c’est que des
vieux schnoks – mais ça va faire la je-sais-plus-combien de fois que je danse
avec Nele. Ça va, quoi ! Y’en a marre. Et puis, son copain se
démerde mieux que moi de toute façon. Y a Amy aussi qui m’a proposé – elle se
débrouille vachement bien, même si elle est encore plus petite que moi. Et deux
fois plus grosse aussi. Mais voilà, j’ai quand même l’air d’une tache à côté d’elle.
Et j’aime pas avoir l’air d’une tache, quoi !
Oh !
et puis, ça me soûle. Y a un vieux crétin qui me zyeute depuis tout à l’heure.
J’fais signe à Nele que je vais aux toilettes. Elle m’a pas vue. Pfff !
Bon, tant pis. J’y vais. Devant la porte des chiottes, j’entends du bruit chez
les gars. Et je reconnais la grosse voix de Till direct. Cette voix-là, je
risque pas de l’oublier. Surtout quand il s’énerve. Impossible de la confondre.
Et là, on dirait qu’il s’énerve contre quelqu’un.
‘Tu délires complètement ! Il est hors de
question que je quitte le club ! Je m’y amuse ce soir, alors j’y reste. Et
puis, si tu veux faire une crise de jalousie, t’as qu’à aller te torcher le
cul, parce qu’il n’y a strictement rien entre nous ! Rien de rien !’
J’entends
pas l’autre. Mais apparemment, il insiste parce que deux secondes après, Till
repart :
‘Mais c’est pas possible ! Qu’est-ce qu’il
t’arrive ? Tu t’es drogué ou quoi ? Tu délires complètement, je
dis ! Tu es jaloux pour… pour que dalle ! Va plutôt te faire soigner
et lâche-moi les baskets !’
Je
me rapproche de la porte des chiottes pour entendre l’autre mais toujours rien.
Soit il arrive à garder plus facilement son sang froid, soit c’est la voix de
Till qui écrase celle de tout le monde quand il l’ouvre.
‘Oui, voilà ! T’as un gros problème. Va donc
voir un psy, ça te fera peut-être du bien !’
‘Khira ?’
J’me
retourne direct et merde ! c’est Amy. Elle est comme toujours :
pensive, en retrait, « timide par essence » comme a dit Jenny une
fois, et Till qui a répondu : « par fragrance » sans que je
comprenne vraiment. Ça me fait rien d’admettre qu’elle a à peu près mon âge
mais qu’elle sort avec un des potes de mon père – j’suppose que j’ai pris
l’habitude : sont nombreux les mecs de son entourage à faire ça,
franchement.
‘Heu…’
‘Ils se disputent toujours ?’ me demande-t-elle.
‘Heu… ouais, on dirait bien.’
Elle
soupire d’un air triste.
‘C’est quoi le souci ?’ lui demandé-je.
Elle
me regarde fixement et je crois voir une larme couler sur sa joue. Merde !
ça doit être Paul à l’intérieur avec Till.
‘Ce serait trop long à t’expliquer…’ dit-elle avant
de me sortir un sourire forcé et de s’éloigner sur la piste.
Till gueule toujours dans
les toilettes. Cette fois, son ton a légèrement changé.
‘Mais je n’y peux rien, moi, si je la trouve
mignonne ! Les trucs comme ça, ça se contrôle pas. Tu es bien placé pour le
savoir, non ? vu tout ce que tu m’as dit…’
Y
a un silence. Paul doit dire un truc mais j’entends toujours pas sa voix. Till
reprend : la sienne laisse penser qu’il est piqué au vif :
‘Mais non ! Je… je… c’est pas ce que je voulais
dire ! Tu délires ! Ecoute : t’es bourré et moi aussi. C’est pas
ce soir qu’on va régler tout ça…’
Autre
silence. Puis Till repart de plus belle :
‘Quoi ? Arrêter de se voir ? Tu veux qu’on
arrête de se voir ? Mais… Hey ! Hey ! attends !’
La
porte s’ouvre alors je pars me cacher derrière vite fait. Puis elle claque d’un
coup et je vois le derrière déchevelu (ça se dit déchevelu ?) de la tête
de Paul. Il se retourne et me lance un regard de tueur.
‘Heu…tu veux bien danser avec moi ?’ dis-je.
Je
sais vraiment pas quoi dire !
‘Ecoute Khira, je suis pas d’humeur alors évite tes
sarcasmes gratuits.’
‘Mais… je…’
Paul
secoue la tête.
‘Désolé. J’ai… je m’énerve pour un rien en ce
moment.’
‘Ouais, j’ai remarqué.’
Il
fronce les sourcils.
‘Heu… ça va aller avec Till ?’ hésité-je.
Faut
pas que je l’énerve à mon tour.
‘Oui, ne t’en fais pas, c’est juste une engueulade
de rien du…’
La
porte s’ouvre et là, c’est Till, le regard sévère, comme quand je faisais une
bêtise étant petite. Passer une partie de mon enfance chez Till, quand Maman et
P’pa pouvaient pas s’occuper de moi, n’était pas traumatisant en soi. Au contraire !
Till a été adorable avec moi. Mais il a toujours eu ce regard un peu froid quand
je dépassais les bornes – il ne me criait pas dessus mais il me faisait croire
qu’il allait m’écraser contre le mur, comme ça, juste par le regard, et rien
que ça suffisait avec moi. Je savais que Till était un gentil gros ours, mais
il fallait pas venir le chercher.
Till
regarde Paul. Paul le dévisage aussi. On se croirait dans la scène finale d’un
vieux western avec les deux ennemis en duel. Mais je ne sais pas du tout qui
est le gentil et qui est le méchant dans l’histoire. Après, ben, j’ai tendance
à me mettre du côté de Till, moi. Ben, oui, mon père et lui sont
inséparables ; et Till, je sais qu’il est gentil comme chou – quand il
veut.
‘Vois ! y’a Khira, alors ça sert à rien de
recommencer,’ tente Till pour mettre fin à la bataille.
Paul
me regarde puis se tourne à nouveau vers Till. Il ne répond pas. Avec Paul,
j’ai jamais été capable de dire « là, il est énervé » ou « là,
il est zen ». Avec Paul, ça se voit pas ! Till décide de changer de
sujet :
‘C’est toi ou moi qui rentre alors ? Pour
raccompagner Khir…’
‘Je rentre. Amy n’a pas bu donc elle conduira.
Khira ? tu viens ?’
‘On rentre déjà ? Mais j’commençais juste à
m’amuser moi, mais bon, pas grave.’
Je
vais pas trop me plaindre ; je voulais me casser de toute façon mais, en
fait, ils ne m’écoutent même pas. Till se mord les lèvres, sûrement en se
demandant quoi faire.
‘Paul, attends !’
Till
attrape le bras de Paul, qui le retire d’un coup sec sans même prendre la peine
de regarder Till.
‘Quoi ?’ demande Paul.
‘Je te jure qu’il n’y a rien, et qu’il n’y aura jamais
rien entre…’
‘Ne fais pas des promesses que tu ne tiendras pas,’
lui répond Paul encore plus froidement.
‘Je…’
‘Tu es pire que Richard en la matière, tout le monde
le sait.’
‘C’est pas vr…’
‘Bien sûr que si, c’est vrai !’ s’emporte Paul
qui, jusque-là, avait l’air calme. ‘Tu peux pas te contrôler ! Tu es
exactement comme Richard en plus moche ! T’as juste besoin de plus de
temps pour charmer ! Mais tu y arrives tout aussi bien !’
‘Hey ! calme-toi, y’a Khir…’
‘Je m’en fous ! Je vais être clair une bonne
fois pour toutes – et t’as intérêt à piger, parce que je répèterai pas !’
‘Pour répéter quelque chose, il faut d’abord le dire
une fois !’ remarque Till encore plus sèchement que Paul.
Et
là, je vois que Paul explose. Jamais vu ça !
‘Apparemment Richard ne t’a pas passé le mot !
Si tu continues comme ça, si tu continues de te rapprocher d’elle et de lui
faire du charme…’
‘Je ne lui fais pas du…’ proteste Till.
‘Oh ! ta gueule !’
Je suis choquée ! J’ai
déjà vu mon père se prendre la tête avec les autres du groupe comme ça, et en
prendre pour son grade, surtout par Paul, mais putain ! Il vient de dire « Ta
gueule ! » à Till ; ça se fait pas !
‘Tu me prends pour un con, toi aussi ?’ demande
Paul.
‘Non, non, je…’
‘Laisse-moi finir !’
‘Non ! tu vas me laisser en placer une !’
s’emporte Till, et là, je recule de trois pas. ‘Je te dis qu’il n’y a rien, et
tu peux me croire ! C’est seulement de l’estime et du respect envers…’
‘Mon cul ! Tu as une érection de trois kilomètres
de long depuis que tu tournes autour d’Amy !’
‘Mais j’ai juste dansé avec elle !’
‘Non, tu la dragues, tu la colles, tu – tu m’énerves !’
Paul
est vraiment devenu hystérique.
‘Et t’as vu comment Amy était après votre chanson ?
Moi, j’ai vu. Après j’étais loin, j’ai rien vu, hein ? C’est ce que tu vas
oser me répondre ?’
Till
ne sait pas quoi dire face au sourire glacial de Paul.
‘Le visage d’Amy, je le connais par cœur,’ reprend
Paul. ‘Pourquoi elle avait l’air gêné, hein ? Dis-moi si ça n’avait rien à
voir avec toi qui ne peux jamais garder ta grosse queue dans ton froc !’
‘Je ne vais rien dire : tu as déjà fait ton
opinion visiblement, et…’
‘Ferme-la et écoute : si tu oses tenter quoi
que ce soit avec Amy, je… je… Mais putain ! qu’est-ce que je vous ai fait ?
D’abord c’est Richard qui essaye de me la prendre, et maintenant c’est toi.
J’en peux plus. C’est trop pour moi. Je… je…’
Paul
lève sa main tremblante vers son visage et essuie une larme, on dirait.
‘Tu n’as pas le droit… Tu n’as pas le droit de me la
prendre. Si tu fais ça, je…je pardonnerai pas, tu entends ? Je pourrai pas
le supporter ! Je…j’en peux plus…’
Till
se rapproche d’un coup et le prend dans ses bras. Et genre, là, c’est vraiment
le moment bizarre dans le film où tu ne t’y attendais pas et rien d’autre ne se
passe. Je ne sais vraiment plus où me mettre avec tout ça. Je peux même pas
m’esquiver pour aller aux chiottes ; je suis coincée entre le mur et la
porte des toilettes. Et Paul continue ses geignements :
‘Je vais mal…Tu sais ça ?’
‘Oui, j’ai remarqué. Comment ça se fait que ta main
cicatrise pas depuis le temps ?’
‘Elle va bien. C’est moi, je…’
Paul
renifle un bon coup.
‘C’est psychosomatique, oui,’ résume Till.
Ça
veut dire quoi, psycho-machin ?
‘C’est ce que m’a dit Amy.’
Paul s’écarte et le dévisage,
prêt à exploser une nouvelle fois.
‘Hey ! Si elle se confie à moi, je n’y peux
rien,’ se justifie Till. ‘Faut bien qu’elle se confie à quelqu’un. Et elle m’a
choisi moi, je sais pas pourquoi, mais c’est comme ça et…’
‘Tu sais pas pourquoi, hein ?’
‘Arrête avec ça, je… on parlait de ta main, je te
signale !’
Paul
baisse la tête vers ses doigts. Dans la pénombre, je ne les vois pas. Mais P’pa
m’a raconté ses doutes à ce sujet – il m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi
Paul prétend avoir complètement cicatrisé, alors qu’en réalité, ça fait des
mois que sa main ne fonctionne pas normalement.
‘Je t’ai dit ; y’a rien à faire,’ se met à
geindre Paul.
‘Si, y a voir un psy.’
‘Non.’
‘Je sais, t’aimes pas les psy – moi non plus, d’ailleurs !
Mais là, c’est évident que tu as un problème et que tu devrais…’
‘Non.’
Même moi, je me sens mal face
au ton borné et catégorique de Paul.
‘Très bien. Tu as raison de toute façon, c’est un peu
des charlatans…’
‘Khira ?’ me dit Paul en coupant Till. ‘Tu veux
qu’Amy et moi te raccompagnons ?’
‘Heu… Okay.’
Till
soupire et commence à s’éloigner, sans rien dire d’autre, sans même dire au
revoir. Paul s’en va à son tour et je fais juste un détour vers la piste pour
prévenir Nele avant de suivre Paul et Amy, déjà installés et prêts à démarrer.
Dans
la voiture, Paul et Amy ne s’adressent même pas la parole. Amy est concentrée
sur la route et Paul commence à somnoler contre la ceinture de sécurité. Amy
plaisante une fois en disant :
‘Ne t’endors pas : je pourrai pas te porter jusqu’au
lit.’
‘Mmm ?… Non… t’inquiète pas. Je me
réveillerai…’
Mais
c’est tout. J’vous jure ! Le malaise. C’est la pire soirée de ma vie. Fini !
Je ne sortirai plus jamais quelque part en sachant que Paul est dans les parages.
N’empêche, je l’aime bien Paul – il est gentil normalement. Mais là, il est
trop bizarre depuis des mois – des années en fait. Comme si… comme s’il était
Tchernobyl à lui tout seul, mais au lieu d’exploser, il refile ses mauvaises
ondes à tout le monde. Il nous a tous contaminés, d’une certaine manière. D’ailleurs,
je le vois bien quand Amy tourne la tête vers Paul, puis me regarde dans le
rétroviseur. Elle a l’air malheureuse.
J’hésite :
‘Heu…ça va ?’
‘Oui.’
‘On dirait pas.’
‘J’ai toujours été sujette à dépressions chroniques
– question d’habitude.’
Ah
oui, j’oubliais : Amy a un humour vraiment bizarre aussi.
‘Ah ouais… pas top.’
‘Le tout c’est de savoir être rôdée.’
‘Mais… ç’a pas l’air d’être le cas.’
‘Evitez de parler de moi quand je suis réveillé,’
nous sort Paul en se redressant.
‘Ben, tu dors pas ?’ lui demandé-je, désinvolte.
‘Non.’
Il
tourne la tête vers Amy qui est concentrée sur la route.
‘Excuse-moi, chérie.’
‘C’est pas grave,’ lui répond simplement Amy.
‘Je sais que je t’avais promis que je ne boirai pas
ce soir, et que…’
‘On en reparle à la maison.’
Paul
se tait puis me regarde. Je n’ose même pas me faire remarquer alors je sors mon
portable et je prétends trafiquer dessus. Paul m’observe quelques minutes – on
dirait qu’il s’est déconnecté, que son cerveau ne marche plus. Il a le regard vide.
Quand
Amy se gare juste devant l’appartement de mon père, chez qui j’habite toujours
parce que ça m’arrange, je me précipite sur la poignée, j’ouvre vite fait la
portière, et je leur dis Au revoir de loin.
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