dimanche 27 janvier 2019

Amaryllis - Chapitre XV


XV – Sa main


                Hier, Paul m’a appelé pour m’inviter à manger entre potes. Lidja a trouvé ça bizarre, surtout que Paul avait fait le grand ménage parmi ses amis – mais comme à mon habitude, j’ai haussé les épaules devant l’air sceptique de Lidja et j’ai accepté l’invitation.
                Paul me connaît toujours aussi bien : ce midi, c’est au McDo qu’il m’attend. Ils disent tous que je suis resté un gamin dans ma tête pour aimer manger McDo – disons que je me prends pas la tête comme certains. Ma ligne ? J’ai pas à m’en faire. Le cholestérol ? Pas dans mon vocabulaire. Paul a choisi un restau du centre-ville alors j’y vais en skate – les bouchons et les sens interdits, ça me gave.
‘C’est comme ça que tu arrives à rester zen ?’ me demande Paul en zyeutant mon skate, que je range sous la table.
‘Ben, ouais. Ça, et le foot.’
‘Je déteste le foot.’
‘Y’a des trucs qui changent pas.’
‘On dirait bien. Le chichon pour la zen attitude, aussi ?’
‘Non, j’ai arrêté depuis un bail : Lidja commençait à en avoir marre. Et toi avec l’alcool ?’ dis-je.
                Il veut me narguer, alors, je fais pareil – en plus, la semaine dernière, Richard m’a raconté ces histoires de disputes avec Till, de cuites à répétition et j’en passe. Si je peux aussi chiper des détails à la source, j’en profite.
‘J’ai arrêté. J’ai réussi à remettre ma vie en place et les choses au clair – je voyais que ça rendait Amy malheureuse – mes enfants aussi. Alors je tire un trait sur la bibine.’
‘Cool, ça ! Tu m’invites pour me raconter ça ?’
‘Non, pas seulement.’
‘Ah, Okay. Alors ?’
                Paul jette un œil au coin jeux. Sur le coup, je me dis qu’il a peut-être amené Hannah avec lui, mais il n’y a que deux schtroumfs perchés dans les filets : deux petits gars loin de ressembler à sa fille, quand j’y pense, déjà ado de toute façon.
‘C’est une fille.’
                Je regarde Paul sans comprendre.
‘Amy attend un bébé, tu te rappelles ?’
‘Ah oui !’
‘Ben… c’est une fille.’
‘Cool ! Enfin, je crois. Non ?’
‘Encore une pisseuse !’
‘Ben, c’est pas toi qui me disais que tu préférais les filles ?’
‘Si, justement !’
‘Ben, cool alors !’
Encore un truc qui change pas : quand Paul est ironique, ça se voit toujours pas !
‘Vous avez choisi le prénom ?’
‘Amy a des idées – elle aime bien prévoir à l’avance donc elle a fait sa petite liste.’
‘En même temps, c’est pour bientôt, non ?’
‘Dans moins de deux mois, normalement.’
‘Alors vaut mieux s’y mettre maintenant.’
‘Surtout qu’il faut que je choisisse trois prénoms qui me plaisent !’ soupire Paul.
‘Pourquoi ? C’est des triplées ?’
‘Non, non ! C’est juste parce que, dans la famille d’Amy, on donne trois prénoms aux enfants. La tradition.’
‘Tradition ? Elle est d’une famille catho ou quoi ?’
‘Oui, et non. Ce n’est pas la tradition façon prénoms des parrains/marraines ou des grands-parents, en fait. C’est plus du genre, le premier prénom pour la personnalité, le deuxième pour… l’esprit, je crois. Et le dernier pour… heu… pour un troisième truc que j’ai oublié. Très spirituel, tout ça.’
‘Amy s’est convertie au bouddhisme ?’
‘Ha-ha ! Non, mais je crois qu’elle aime bien rendre les choses plus compliquées qu’elles ne le sont.’
‘Donc trois prénoms. Des idées ?’
‘Mouais… Tu me connais : j’aime faire dans la simplicité.’
‘Et pas Amy ?’
‘Non.’
‘Pas top. C’est quoi sa liste ?’
                Paul se lève et trifouille la poche de son pantalon à la recherche d’un bout de papier sur lequel des prénoms sont inscrits d’une écriture très ronde.
‘Amarante…’
‘C’est un prénom, ça ?’
‘Ouais. Je lui ai dit que j’aime pas parce que c’est trop long.’
‘Je confirme.’
‘…Oksana…’
‘C’est japonais ?’
‘Non, slave. Mais j’aime pas.’
‘On dirait un nom de manga.’
‘Ben voilà, je vais lui dire ça, tiens !’ dit-il en sortant un stylo de sa poche.
‘Ah, en fait, tu comptes sur moi pour te donner des arguments ?’
‘Ben ouais, tu crois quoi !’
‘Je pensais qu’on se réconciliait, mais bon, trouver des arguments contre les prénoms qu’a choisis Amy, pourquoi pas ! C’est fun aussi !’
                Paul semble piqué au vif mais continue de me sourire quand je lui précise que je plaisante, que je ne lui en veux pas de son long silence. Il s’excuse en disant qu’il avait eu besoin de faire le point et qu’il espérait pouvoir atteindre un statut quo avec les autres, surtout Schneider. Je lui explique mon point de vue, que pour moi, c’est pas une fille qui pourrait casser notre amitié, peu importe ce que je pense de la fille en question – que c’est juste une question de faire la part des choses. Paul acquiesce sans rien dire.
‘Alors, le reste de cette liste ?’
‘Ah oui ! Ensuite, il y a… Myalis.’
‘Myalis ?’
‘Ouais… celui-là, encore, ça va. Pas trop bizarre.’
‘Mais vous l’écrivez Müalis avec un ü ?’
‘Non, Myalis,’ précise Paul en me montrant le papier. ‘Et… ouais, maintenant que tu le dis, ça doit se prononcer comme Mialis, j’imagine, en français,’ dit-il, pensif.
‘Ah Okay. Parce que Müalis, c’est bizarre…’
‘Oui, moi aussi, je trouvais. Puis, là, je le trouve bien ce prénom, en fait. Tiens, je l’entoure.’
                Paul s’applique à tracer un cercle autour des lettres rondes d’Amy.
‘Pourquoi vous l’écrivez pas normalement avec un i ?’
‘Je suppose que c’est Amy qui n’aime pas avec un i.’
‘Ah dommage.’
‘Ouais.’
                C’est quand Paul se met à faire tourner son stylo sur son pouce que je m’aperçois d’un truc que je n’avais pas remarqué en arrivant : la main de Paul est nickel. Pas de tremblement, pas de mauvais réflexe. Elle est en parfait fonctionnement et je me dis que c’est sûrement un signe positif.
‘Myalis,’ murmure-t-il pour lui-même.
‘Ouais, Myalis, ça sonne bien. Comme ça, tout le monde la surnommera Mya. Et puis les deux autres prénoms, tu t’en fiches : personne ne les utilisera.’
‘Exact. Mais Amy va passer des jours à se demander quel est le meilleur ordre…’
‘Décidément !’
                J’ai jamais vu Paul aussi passionné : il examine sa liste de prénoms comme si trouver l’ordre idéal était une question de vie ou de mort.
‘Ouais, Amy est très perfectionniste en fait. Pas que ça me gêne ! Elle est plutôt rigolote quand elle se triture la cervelle pour des broutilles comme ça.’
                Lui aussi, il est marrant quand il se triture la caboche pour un truc aussi débile !
‘Si t’aimes bien, pourquoi pas !’ lui dis-je en avalant mes frites.
‘En fait, j’ai…’
                Paul hésite. Je sens qu’il m’a invité pour discuter d’un truc plus important…
‘…j’ai l’impression qu’avec Amy, j’ai trouvé la personne… la personne qui me complète. C’est dur à exprimer…’
‘En même temps, c’est de l’amour.’
‘Oui, ça fait des siècles que des types ont essayé d’exprimer ces sentiments-là, mais… mais ça m’a l’air tellement unique maintenant, tellement…’
‘Ben, t’es juste amoureux.’
‘Oui, c’est certain.’
‘Cool que ça te soit enfin arrivé.’
                Paul est redevenu pensif. Il se mordille la lèvre et semble à deux doigts de m’avouer quelque chose d’autre… Et comme jusqu’ici, il n’a pas dit grand-chose, je m’impatiente un peu.
‘Dis-moi…’ commence-t-il.
‘Oui ?’
‘T’en penserais quoi si je demandais Amy en mariage ?’
                Ouh là !!!!!!
‘Ben, je dirais que c’est cool.’
                Je réponds en haussant les épaules, sans trop me mouiller – technique secrète pour ne rien laisser voir de ma surprise.
‘Cool… t’as que ce mot-là à la bouche, ma parole !’
‘Ben, tu veux que j’en dise quoi ?’
‘Non, cool, c’est bien.’
Un silence gêné s’installe, que je coupe en lui rappelant sa promesse de ne plus jamais se remarier, pour une histoire de nom, si je me souviens bien.
‘Oh ! En fait, je ne peux pas garder le nom de Landers sur mon passeport mais je me suis renseigné : je pourrai toujours continuer à l’utiliser comme nom professionnel, en quelque sorte…’ répond-il simplement. ‘Et les autres, d’après toi, ils en penseraient quoi ?’
‘De quoi ?’
‘De quoi je parle depuis tout à l’heure ?’ me nargue-t-il.
                Je fais semblant de réfléchir.
‘De mon remariage, ils en penseraient quoi ?’
‘Alors là ! Bonne question ! Déjà, ça dépend qui.’
‘Schneider ?’
                Je soupire pour me laisser le temps de réfléchir. Ça, c’est LA question qui tue. C’est clair que les tensions se sont calmées depuis quelques temps. Schneider m’a même avoué qu’il hésitait à aller voir Paul pour s’excuser de l’accueil mesquin qu’il avait réservé à Amy – mais voilà : Schneider sait que Paul n’est pas du genre à accepter de plates excuses sans prendre autrui de haut – juste par principe (Paul est finalement très rancunier) ; et moi, je sais que Schneider tient à sa fierté plus que tout.
‘Je pense que si tu vas le voir et que vous en parlez sans vous énervez, ça devrait aller. Il ne dira sûrement pas Amen à ta décision, mais il devrait tolérer… enfin, je crois.’
‘D’accord. Et Richard ?’
‘Ben, il a toujours peur, tu sais… après ce qui s’est passé la dernière fois…’
‘Oui, normal.’
‘Alors, il hésite à te mettre en rogne encore une fois. Après, à mon avis, il se fiche bien de savoir avec qui tu veux passer ta vie. Richard, ça reste Richard.’
‘Ouais. D’ailleurs, toujours célibataire, le gars ?’
‘Je crois qu’il s’est mis avec la nièce de la coiffeuse de son ex-femme. Mais en même temps, il fréquente une fille connue sur Internet. Tu te souviens ? Il avait un pseudo…’
‘Oui ! Un pseudo complètement ridicule ! R. von machin-chouette !’
‘R. von ZeeKay.’
‘Voilà !’
‘Ben, il est resté en contact et il a décidé de se mettre avec elle. Aussi.’
Paul me regarde, faussement incrédule.
‘Elle vit au Canada,’ précisé-je.
                Paul ricane enfin.
‘En même temps que la nièce, hein ?’
‘Mouais.’
                Je vois Paul lever les yeux au ciel, sourire narquois.
‘Il regrette un max, tu sais… et il dit qu’il veut se calmer, en fait.’
‘Ben, au moins un truc de positif que j’aurai fait pour lui ! Mais bon, il ferait mieux d’arrêter d’être le principal nid à MST du groupe… Et Flake ?’
‘Mmm ?’
‘Il en penserait quoi de mon mariage ?’ insiste-t-il.
‘Aucune idée !’
‘Ouais, je m’en doute.’
‘Faudrait demander à Till.’
‘Je ne lui parle plus.’
‘C’est ballot.’
                Un long silence s’installe entre nous. Je ne peux pas m’empêcher d’examiner de nouveau sa main – apparemment, elle fonctionne comme avant ; plus aucun souci moteur ou quoi que ce soit. J’hésite à en faire la remarque, mais dire ça sans faire part des doutes de Richard à ce sujet, dur-dur !
‘T’as fini de zyeuter mes phalanges !’
‘Hein ?’
                J’hésite. Pas sûr de savoir comment dire que je suis content mais intrigué de voir que sa main se porte mieux. Alors, ben… je me tais ! Paul me connaît bien : il me laisse mariner – son sourire de lutin toujours là pour me narguer. Mais je dirai rien : moi, je dis rien quand je sais pas quoi dire. Point barre.
                Paul soupire puis plonge sa main dans la poche de sa veste pour en sortir un écrin. Il l’ouvre et me présente la bague de fiançailles qu’il y a dedans. Je le dévisage et hésite à lui sortir « Heu, j’espère que c’est pas moi que tu veux épouser au moins » mais il me prend de court :
‘Je vais demander sa main ce soir.’
‘Ah ?… Donc tu comptes l’annoncer aux autres… après ?’
‘Oui.’
                En même temps, s’il est sûr de lui…
‘Pourquoi pas.’
‘Je sais que vous êtes tous sceptiques à l’idée que je puisse vivre avec Amy, mais c’est une femme formidable : elle m’a aidé sur tous les plans ! Pas seulement avec Tanja, avec qui j’ai enfin retrouvé des liens père-fils… heu… non, père-fille, et pourtant la tâche n’était pas simple, c’est certain ! Mais aussi, parce qu’avec Amy, j’ai l’impression de revivre. Comme si… comme si sa tragédie avait dégoupillé quelque chose en moi, un… un profond mal-être qui durait depuis des années, et que je cachais. Et, je suis d’accord, on pourrait croire que c’est Amy qui a été la cause de ma dépression et… et de mon problème avec l’alcool mais… en réalité, elle a juste été… un… un prisme ! Elle sait révéler les choses en moi, tu comprends ? Et une fois révélées, les choses paraissent plus simples à régler car Amy a vraiment un don pour…’
‘Tu prépares ton discours pour les autres, là ?’
‘Oh, désolé : je me suis emporté… C’est juste que… je ne comprends pas pourquoi… pourquoi vous avez tous rejeté Amy en bloc comme ça !’
‘On voulait juste te protéger.’
‘Oui, je sais bien mais…’
‘En fait, on a tous cru que tout était parti du viol qu’elle avait subi et l’idéal, c’était donc de t’écarter de son souvenir – l’oublier pour ton bien. Après, pouf ! elle réapparaît dans ta vie par surprise… Alors… ben… on a tous cru que c’était mieux que tu ne restes plus auprès d’elle. A part Till. Till est… enfin, était de ton côté.’
‘Oui. C’est parce que je lui avais dit que ma relation avec Maja partait déjà en couille avant le vi… enfin bref ! C’est du passé tout ça.’
                Paul referme l’écrin avec délicatesse.
‘Jolie bague au fait ! Les rubis, c’est sympa.’
‘Oui, merci. J’espère qu’elle acceptera !’ plaisante-t-il en rouvrant l’écrin.
‘Il n’y a pas de raison !’
‘Elle est capable de dire que les pierres précieuses, c’est indécent.’
                Je le regarde sans comprendre.
‘Exploitation de l’Afrique, tout ça.’
                Je ne comprends décidément pas.
‘Elle m’a dit, une fois, qu’elle trouve inadmissible la manière dont les populations sont exploitées pour des diamants et qu’elle serait capable d’en refuser juste à cause de ça, mais que comme on ne lui en a jamais offerts, ça réglait le problème. Je me demande si ça inclut les rubis, du coup. Je vais pas avoir l’air con, si c’est le cas…’ se lamente-t-il.
                Je ne l’ai jamais vu avec cet air d’amoureux transi, en train de contempler la bague qu’il a choisie avec attention ; c’est limite, je pourrais voir des petits cœurs sortir de ses oreilles ! Comme quoi, je m’étais bien planté en me ralliant du côté de Schneider. J’ai toujours pensé que Schneider est quelqu’un de droit et que son jugement est toujours juste ; alors, quand des conflits s’immiscent entre nous, j’ai pris le réflexe de partager l’opinion de Schneider. Maintenant, je me rends bien compte que même Schneider peut être faillible.
‘Tu sais quoi ?’ me lancé-je.
‘Mmm ?’
‘Tu peux me compter comme invité à ton mariage.’
‘Sérieux ?’
‘Très sérieux.’
                Paul a un sourire radieux. Il referme l’écrin, le fourre dans sa poche et me sort :
‘Si je n’étais pas aussi rancunier, je te prendrais dans mes bras pour te faire un gros câlin !’
‘Ben, c’est cool que tu sois rancunier alors !’
                On éclate de rire à l’unisson.

“He had been in love with Emma, and jealous of Frank Churchill,
from about the same period,
one sentiment having probably enlightened him as to the other.”
Emma, Jane Austen

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...