dimanche 6 janvier 2019

Amaryllis - Chapitre XII


XII – Un imprévu


‘Esa mujer me está matando
Me ha espinado el corazón’
Santana y Maná

‘Flake ? Je peux te parler d’un truc important ?’
                Quand Till sort de sa campagne, passe me voir sans prévenir, et me demande de passer au salon pour « parler d’un truc important » en prenant son air grave des mauvais jours, je me dis que je ferais mieux de me servir une bière.
‘Tu en veux une ?’
‘Oui, merci.’
                Je le laisse se vautrer dans mon fauteuil et je m’installe sur mon tabouret.
‘Je dois te parler d’un truc qui me gêne un peu, là.’
‘Vas-y, je t’écoute.’
                Oui, d’une certaine manière, je suis un peu le psy de Till. Je n’ai jamais très bien su comment je le suis devenu – disons qu’être le plus discret du groupe a dû jouer en ma faveur. Il doit aussi apprécier ma franchise sans concession car s’il ne désirait que la discrétion, il se tournerait plutôt vers Oliver. Schneider aussi est quelqu’un d’assez discret, mais son caractère un peu trop conservateur doit agacer Till pour qu’il se tourne plutôt vers moi.
‘Je vais être franc, ça me gène beaucoup de parler de ça – alors comme d’habitude, ça reste entre nous.’
‘Comme d’habitude.’
‘Alors, voilà…’
                Voyons voir : il a le regard fuyant, il est bien avachi dans mon fauteuil, et une de ses mains joue avec ma lampe. Soit il est venu pour parler du régime que María lui a imposé, soit c’est une histoire de sexe.
‘…Je crois que…je suis en train de tomber amoureux.’
                Mince ! Une histoire de sexe donc. Ce sera moins drôle.
‘De qui ?’
                Till lève ses yeux de vieil ours blasé.
‘Oh, je vois…’ soupiré-je. ‘Serait-ce Amaryllis par hasard ?’
‘Oui, voilà.’
                Je soupire à nouveau. Quelle surprise.
‘D’abord Paul, puis toi. Cette fille doit avoir un pouvoir magique.’
‘Cette fille a quelque chose de spécial.’
                Oh ! c’est pas vrai : il a pris son regard d’amoureux transi bien typique – petite lueur qui souligne un sourire pourtant si rare chez lui, petit battement de paupière qui annonce déjà ses rêveries : si je ne le coupe dans son élan, il va se transformer en troubadour et faire sa sérénade.
‘Laisse-moi deviner : tu vas encore me sortir qu’elle est comme une Muse pour toi, que tu ne peux plus t’imaginer écrire sans elle, et tutti cuenti.’
‘Non, bien sûr que non ! Je… bon, d’accord, t’as raison. Cette fille est formidable – ces poèmes sont gorgés de la fraîcheur de sa jeunesse et quand elle m’en parle, c’est comme si j’allais me désaltérer à la source de…’
‘Je trouve son talent plus que discutable.’
‘Oui, je sais – tu l’aimes pas, cette fille. Mais moi, je te dis que… qu’elle a quelque chose de spécial.’
‘Tu lui trouves quelque chose de spécial, oui. Ça, c’est certain.’
‘Tu penses que j’ai tort, peut-être ?’
                Il lève la tête avec dédain – me met au défit de l’affronter une énième fois.
‘Je pense…’
                C’est évident que ça ne sert plus à rien de discuter du sujet Amaryllis – il est aussi subjugué que Paul, et encore plus borné.
‘…que tu devrais l’oublier.’
‘Mais…’
                Je respire un bon coup. Soyons clair et concis.
‘Elle est avec Paul. Paul l’aime. D’ailleurs, il l’aime tellement qu’il est capable de se mettre tous ses proches à dos pour elle. Si tu tentes ta chance avec elle, tu risques de tomber dans le même engrenage et nous avoir à dos aussi. Et pour couronner le tout, tu risques de faire plus de mal à Paul que tu ne le crois. Oh ! d’en faire aussi à María – mais bon, tu sais ce que je pense d’elle de toute façon, alors ça me serait bien égal. Au contraire, ça voudrait dire que j’ai finalement gagné mon pari.’
‘Je suis avec María depuis plus de trois ans, je te signale.’
‘Oui, mais de toute évidence, tu ne l’aimes pas vraiment.’
‘Si, je l’aime ! C’est juste que…’
                Je prends mon air attentif ; il cherche ses mots comme un alcoolique cherche des excuses à son énième arrestation pour conduite en état d’ivresse.
‘C’est juste que… je suis un peu perdu en ce moment. Cette fille m’a littéralement piqué le cœur. Et ça, je l’avais pas prévu du tout.’
‘Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre.’
‘Pourquoi ça m’arrive maintenant, ça ? hein ? Pourquoi ?’
‘Eh bien… tu n’aimes pas la routine ; tu les aimes jeunes ; tu les aimes baisables aussi, ce qui est un point plus important qu’on pourrait le croi…’
‘Oui, bon, ça va : j’ai compris ! Pas besoin d’en rajouter.’
‘Tu les aimes quand elles savent danser aussi, d’après ce que j’ai cru comprendre.’
‘Oui…’
                Il a l’air distant. Je crois avoir touché le point faible. Je change vite de sujet. On y reviendra plus tard.
‘Tu t’ennuis avec María ?’
‘Non… enfin, si, un peu. C’est juste que…elle me tape sur les nerfs en ce moment : tout le temps sur mon dos, toujours à vérifier le frigo pour voir si j’ai bouffé un truc, ça m’énerve ! Je sais que j’ai grossi, mais… c’est l’âge ! ou le manque d’exercices… ou les deux… Mais pas ce que je mange !’
‘Eh bien, je suis vieux et je ne fais pas de sport, donc…’
‘Non, mais toi, tu es un extra-terrestre. Ça compte pas !’
‘Ah oui, c’est vrai.’
‘Non, plus sérieusement,’ reprend Till. ‘Je… je ne sais pas. Je m’ennuis peut-être, oui. Ou alors, je me rends compte qu’avec María, j’ai tout pour être heureux : elle a ce piment, cette passion pour la vie que j’adore. Mais… ce qui me manque avec elle, c’est un tout petit truc que je croyais être sans importance…’
‘Mm…’
‘Avec María, je ne peux pas vraiment avoir de longues conversations sur la poésie, par exemple. Ou sur ce qu’elle lit.’
‘Elle lit ?’ ironisé-je sans que Till s’en rende compte.
‘Non, elle aime pas lire. Enfin, si ! des romans policiers. Et seulement d’auteurs espagnols, sinon elle aime pas. Le reste, ça ne l’intéresse pas.’
‘Ah, je vois. Heureusement que vous avez d’autres sujets de conversation.’
‘Mouais.’
‘Pas vraiment ?’
‘Non, pas vraiment. En même temps, on parle surtout en espagnol entre nous… Elle préfère… Et comme je me débrouille moyen… Enfin voilà, quoi !’
‘C’est vrai qu’Amaryllis a le mérite d’être plus volubile en allemand, et quelque peu intelligente aussi.’
‘Oui !’
Till me regarde, pris au piège.
‘Attends, María est intelligente !’ proteste-t-il.
‘Ah bon ?’
Till me sourit en secouant la tête. Je reprends :
‘Qu’est-ce que tu trouves de si extraordinaire dans ces conversations avec Amaryllis ?’
‘Eh bien, la manière dont elle me parle de… de comment elle écrit, c’est… c’est passionnant ! Elle a toutes ces connaissances en littérature, c’est fascinant. C’est comme si elle avait un concept pour tout ce que je ressens quand j’écris – parce qu’elle l’a étudié, et aussi parce qu’elle l’a elle-même vécu. Tu comprends ?’
‘Je comprends surtout que tu es littéralement subjugué par elle. Des femmes qui ont étudié la littérature, ça se trouve.’
‘Oui, c’est vrai. Mais bon… elle est mignonne aussi. Mais en fait, c’est surtout… un charme qu’elle a, ou…’
‘Oublie-la.’
‘Hein ?’
‘Oublie-la.’
‘Mais…’
‘Elle attend un enfant de Paul. Il l’aime. Elle aussi, visiblement. Laisse tomber. Tu n’as aucune chance.’
                Aïe ! Je l’ai vexé. Il sort son visage bougon, croise les bras très haut sur son torse.
‘Tu n’as aucune chance dans le sens où ça n’aboutira pas au bonheur suprême que tu espères. Tu foutras la merde. C’est tout.’
‘Mais…’
                Il a l’air choqué de ton sec que j’emploie. Je retourne à la charge.
‘Mais quoi ?’
‘T’as peut-être raison…’
‘J’ai raison. Tu as déjà vu Paul aussi amoureux dans sa vie ?’
‘Non, pas vraiment.’
‘Voilà. Donc laisse tomber. Enfin… à moins que tu te fiches bien des sentiments de Paul…’
‘Non… non, c’est pas vrai, ça…’
                Till soupire. Décidément, c’est le jour !
‘Tu te fiches bien de Paul, en fait.’
‘Non, non, pas du tout.’
                Till hésite. Il évite mon regard. Il joue à nouveau avec ma lampe.
‘Il s’est passé quoi à cette soirée salsa le week-end dernier ?’
‘Rien du tout.’
‘C’est pas ce que j’ai cru entendre.’
‘Il ne s’est rien passé du tout.’
                Till fronce les sourcils maintenant. Très mauvais signe. Je ne vois que deux options. Soit il lui a fait des avances dans le dos de Paul, ce que je soupçonne. Soit c’est Amaryllis qui l’a ouvertement dragué, ce dont je doute. Certes, Schneider m’a parlé d’une histoire de baiser avec Richard, mais la version d’Oliver, que je pense être plus fiable, était claire et confirmait mes pensées, à savoir que la faute était à rejeter sur Richard – pour ne pas changer. (Richard est et restera toujours un dragueur invétéré de toute façon.) Même si je n’irai pas jusqu’à croire que cette Amaryllis est vierge de tout désir envers Till… Elle a, disons, une retenue bienséante qui est tout à son honneur. Même si ses regards dévoilent son adoration envers Till, elle n’a jamais dépassé les limites – du moins, me semble-t-il. Après, je n’étais pas à cette soirée salsa. Je sais juste que Paul et Till s’y sont disputés. A quel sujet ? Tout le monde l’ignore. Et ni María, ni Amaryllis semblent vouloir répondre à la question qui brûle les lèvres de tout le monde cette semaine.
‘Si tu le dis.’
‘Si je dis qu’il ne s’est rien passé, c’est qu’il ne s’est rien passé.’
‘Soit.’
                De toute évidence, il n’avouera rien. Il faudra que je cuisine quelqu’un d’autre. Ou plutôt, que j’envoie Jenny cuisiner quelqu’un d’autre, puisqu’il est clair que Paul ne me dévoilera rien non plus.
‘Pourquoi faut-il que je tombe toujours amoureux de la mauvaise femme ?’ demande enfin Till d’une voix d’outre tombe.
‘Grand mystère.’

***

                De toute évidence, même Jenny rentre bredouille.
‘Impossible de lui faire dire quoi que ce soit, à la petite Amy !’ conclut-elle en posant l’habituelle assiette de brownies dont Jenny est devenue gaga et qu’elle rapporte toujours de ses journées « entre filles » chez Paul.
‘Même pas en insistant un peu ? Vous êtes complices pourtant,’ insisté-je.
‘Mais pourquoi tu cherches tant à savoir ce qui s’est passé à cette soirée ? C’est à cause de Till ?’
‘Non, non, pas du tout.’
‘Pourtant c’est bien depuis qu’il est passé que tu ne cesses de m’interroger.’
‘Bon, tu as gagné. Je suis certain que la dispute entre Paul et Till a un rapport avec Amaryllis.’
‘Comme si je ne m’en doutais pas ! Non, franchement, tu crois que la petite m’avouerait ce qui s’est passé ? A mon avis, celle qui lâcherait le morceau, c’est bien María… Je regrette de ne pas être copine avec elle, tiens !… Mais bon, comme Till doit la garder sous surveillance rapprochée dans son manoir – aucune chance !’
‘Tu penses donc qu’elle pourrait parler ?’
‘Vu ce qui a très certainement dû se passer, c’est elle qui doit avoir le plus de rancœur… Mais il n’y avait pas Richard aussi à cette soirée ?’ me demande Jenny.
‘Non, j’ai cru comprendre qu’il s’était désisté à la dernière minute.’
‘Ah, dommage ! Lui, il aurait causé – c’est une vraie pipelette, ce mec !’
‘Mais il y avait Khira et Nele, et quelques autres amis que Paul et Till ont en commun.’
‘Mm…’
‘Tu crois que Nele pourrait cracher le morceau ?’ lui demandé-je.
‘Nele ? Non, elle est trop fidèle à son petit papa. Khira par contre, c’est une gossip girl. Elle a dû voir ou entendre quelque chose, et elle serait ravie d’en parler !’
‘Mais comment aller l’interroger ?’
Je me caresse le menton, à la recherche d’un plan.
‘Je crois savoir qu’elle joue les baby-sitters pour sa sœur en ce moment. Je pourrais passer chez Nele et dire un truc du genre : Oh, zut ! Ta sœur n’est pas là ? Partie en vacances en amoureux ? Ah bon ? Bah, tu m’invites à boire le café ?’
‘Mm… Je doute que ça ne marche vraiment, mais sait-on jamais ?’
‘Je vais te la cuisiner la Khira, tu vas voir. Maintenant à moi.’
‘Ho-ho. Le deal ne sera pas gratuit aujourd’hui.’
                Jenny éclate de rire.
‘Et puis quoi encore ?!’
                Bon, je n’y perds pas trop au change. Elle a repéré un ensemble dans une boutique qui vient d’ouvrir en ville et qu’Amaryllis lui a conseillée, et elle veut simplement que j’aille moi-même le lui acheter. Elle sait que je déteste faire les magasins, d’où son sourire sournois quand je vais chercher mon porte-feuille, mes clefs et ma veste. Elle me donne la description détaillée du cadeau recherché :
‘Nuisette en dentelle noire avec shorty assorti – la nuisette a des petits rubans rouges sur les côtés…et le shorty a un petit nœud devant. Mais tu ne peux pas les rater : il y a un mannequin en vitrine avec cet ensemble !’
‘Parfait.’
‘Par contre, tu n’as pas intérêt à te tromper sur la taille cette fois !’
‘Non, non, ce sera facile : je demanderai la plus grande qu’ils auront.’
‘Espèce de… !’
                Je sors vite avant qu’elle ne me jette quelque chose à la figure. Jenny est fort heureusement peu susceptible.

***

                Le lendemain, j’avoue que je suis très étonné de trouver Paul sur mon perron, grelottant sous la neige de ce mois de janvier glacial. Ça fait depuis son anniversaire que nous ne nous parlons plus ; à vrai dire, il ne donne plus de nouvelles à tous ceux qui ont montré plus ou moins ouvertement leur désaccord à propos de sa relation avec Amaryllis ; d’ailleurs, il n’était pas venu à l’anniversaire de Till, fêté en petit comité. Il lui avait donné son cadeau le lendemain, s’excusant de son absence, que Till avait pardonnée sans poser de question. Et c’est tout.
‘Mais entre vite, je t’en prie !’
                Paul retire son long manteau, le secoue pour retirer la neige et me le donne à accrocher. Il est très charmant dans son costume – il faut croire qu’Amaryllis a bon goût pour habiller son homme. Certes, Paul a toujours été un peu attaché à son apparence, mais pas aussi excessivement que Richard, et pas au point de ne jamais commettre une faute de goût. Depuis quelques mois, son style est impeccable. Même si c’est un sujet qui ne m’intéresse guère, j’avoue que je suis bluffé de constater que Paul est un homme qui vieillit très bien, qui a trouvé son style après tant d’années passées à faire des essais vestimentaires plus que douteux.
‘Tu as déjà eu l’impression d’être mené par le bout du nez par une femme ?’
                Paul n’y va pas par quatre chemins. Il vient à peine de s’installer sur mon canapé, le café tout juste posé devant lui, qu’il me pose cette question, sans autre entrée en matière.
‘Eh bien… c’est l’une des raisons principales qui ont causé mon divorce, je dirais. Donc oui. Pourquoi ?’
‘C’est ce que je ressens en ce moment.’
                Oui, je suis vraiment stupéfait. Serait-ce donc ça, le mystère dont parle tant Richard ? Et moi qui m’attendais à une sale histoire de tromperie !…
‘Fais pas cette tête : je suis heureux avec Amy ; c’est juste que…’
‘Oui… ?’
                Paul est très pensif. Ou alors, il pèse ses mots. Avec lui, j’ai toujours été incapable de traduire ses silences. Il a un caractère si fuyant ! J’avoue que ça m’a toujours un peu irrité.
‘Je suis bien avec Amy. Mais… j’ai l’impression qu’elle me dirige.’
‘Dirige ?’
‘Oui.’
                Plus laconique que Paul, non, ça n’existe pas. A part moi-même, peut-être.
‘C’est-à-dire ?’
‘Tu raconteras à personne d’autre ?’ s’enquiert-il.
‘Non, promis.’
‘Même pas à Jenny.’
‘Non, bien sûr que non.’
‘En fait, SURTOUT pas à Jenny – elle et Amy sont copines – si tu lui dis un tout petit truc, elle va s’empresser de tout balancer.’
‘Je ne dirai rien.’
                Paul a l’air sceptique. Bien sûr que je raconterai tout à Jenny, voyons ! Mais il n’espère quand même pas que je le lui avoue !
‘Bon, si tu n’as pas envie de te confier, je me demande de quoi d’autre on va bien pouvoir bavarder,’ m’exclamé-je en me ratatinant dans mon fauteuil.
                Paul se met à rire faiblement.
‘En fait…’
‘Oui… ?’
‘J’aimerais expliquer à Amy ce que je ressens, et ce qui me gène, mais j’ai…j’ai tellement peur qu’elle interprète ça comme des doutes… ou des… oui, des doutes sur mes sentiments… Alors qu’en fait, c’est juste que…’
‘Tu as besoin d’espace ?’
‘Oui et non. En fait, je sais pas où est le problème : si c’est parce qu’elle me colle trop, si c’est parce qu’elle est trop passionnelle ; ou si c’est moi qui suis trop accro, au point de la harceler alors que je sais que je devrais pas, parce que je sais que j’ai pas à être jaloux comme ça, surtout que je suis conscient de ne pas être blanc comme neige côté fidélité, et elle le sait d’ailleurs, mais j’arrive pas à contrôler ma jalousie, et j’ai beau y repenser et me demander…’
‘Attends, attends ! Pas trop vite.’
                Paul éclate de rire puis reprend simplement :
‘Je crois que je ne suis pas habitué à aimer pour de vrai.’
‘Ah, voilà qui est dit.’
‘Un coup, j’ai l’impression de trop m’attacher et de l’étouffer, alors j’ai envie de prendre mes distances ; et un coup, c’est elle qui devient ultra accro alors que j’étais en train de me poser des questions sur…’
‘Sur ?’
‘Sur rien. Juste de me poser des questions.’
‘Tu parlais d’être jaloux. Mais de qui ?’
                Je vais peut-être avoir ma réponse…
‘De personne en particulier. Juste… Disons que j’ai l’impression d’aimer comme une femme. Et c’est perturbant.’
‘D’aimer comme une femme ?’
‘Oui, je veux dire : aimer de manière inconditionnelle et tout ça.’
‘Les hommes aussi aiment comme ça.’
‘Oui, ben, moi, je n’avais jamais aimé comme ça auparavant,’ dit-il en s’enfonçant dans sa coquille, presque piqué par ma remarque.
‘Ah, je vois.’
                De toute évidence, Paul n’ira pas plus loin dans la confession. Il sirote son café en regardant mélancoliquement par ma fenêtre. Il a son éternel sourire en voyant la neige continuer de tomber – ce sourire qui ne veut rien dire chez lui. Ce sourire bien typique qu’il aura sûrement dans son cercueil. Ce sourire derrière lequel il a toujours su cacher ses pensées insondables.

                Je me souviens d’un jour, il y a environ vingt-cinq ans, je crois, Paul bavardait tranquillement avec Till. J’étais non loin et je les écoutais vaguement. Till lui disait qu’il ne s’imaginait pas atteindre cinquante ans, qu’il préférerait se suicider avant d’arriver à cet « âge ultime » comme il l’appelait. Paul ricana en disant qu’il était certain que Richard ne le laisserait pas faire. Till lui répondit que Richard n’était rien de plus qu’un bon pote pour lui. Paul répliqua :
‘Ah oui ? Je suis pas d’accord : Richard et toi, c’est comme moi et Schneider. Vous êtes inséparables. Si tu veux te suicider, il t’en empêchera direct !’
‘Ou alors c’est lui qui me le proposera ! Il a tellement peur de vieillir. Il croit qu’à cinquante ans, il aura des cheveux blancs et qu’il marchera avec une canne !’
‘Ben, c’est pas comme ça qu’on est à cinquante ans ?’
‘Marcher avec une canne ? Mais non voyons !’
‘En tout cas, les cheveux blancs, oui.’
                Till le regarda attentivement.
‘Quoi ?’ demanda Paul.
‘A mon avis, toi, tu auras perdu tous tes cheveux avant.’
‘Pfff ! T’es méchant.’
‘Mais je rigole !’
‘Ouais-ouais !’
‘Tu t’imagines vieux toi ?’
‘Moi ? Vieillir ? Rah, non ! pitié ! J’aurai pas de cheveux ; j’aurai sûrement une grosse bedaine ; je serai pitoyable en vieux ! Moi, à cinquante ans, je saute d’une falaise – comme ça, je vous dirai, ou pas, si l’humain peut voler.’
                Et il eut ce même sourire pensif qui ne veut rien dire mais peut présager le pire.

‘Serais-tu suicidaire ?’ lui demandé-je enfin.
                Paul se tourne vers moi. Le sourire est toujours là mais il semble piqué au vif.
‘Le problème n’a rien à voir avec Amaryllis, n’est-ce pas ?’
                Paul baisse le regard vers sa main droite.
‘J’ai peur de la rendre malheureuse.’
                Et j’ai gagné. J’avais raison. Sans vouloir me vanter, je suis trop fort.
‘Des fois, je me tape une cuite ; je me mets à boire tout seul dans le salon. Et… Amy le sait. Et je vois bien que ça la rend malheureuse. Mais je comprends pas ce qui m’arrive. Je comprends pas pourquoi… pourquoi ça me plaît autant de rester au fond du trou.’
‘Tu veux vraiment que je te dise pourquoi ?’
‘Non. Je sens que ta réponse ne me plaira pas.’
                Bien évidemment !
‘C’est évident que tu aurais dû te faire soigner – tu n’as pas réussi à te débarrasser de ta dépression, et…’
‘Non. Ta réponse ne me plaît toujours pas,’ me coupe-t-il.
                Je me tais donc et me caresse le menton de manière sceptique. Il a recommencé à contempler sa main. Donc… ça n’aurait vraiment rien à voir avec Amaryllis ?…

[Suite]

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