XII – Un imprévu
‘Esa mujer me está matando
Me ha
espinado el corazón’
Santana y Maná
‘Flake ? Je peux te parler d’un truc important ?’
Quand Till sort de sa campagne, passe me voir sans
prévenir, et me demande de passer au salon pour « parler d’un truc
important » en prenant son air grave des mauvais jours, je me dis que je
ferais mieux de me servir une bière.
‘Tu en veux une ?’
‘Oui, merci.’
Je
le laisse se vautrer dans mon fauteuil et je m’installe sur mon tabouret.
‘Je dois te parler d’un truc qui me gêne un peu, là.’
‘Vas-y, je t’écoute.’
Oui, d’une certaine manière, je suis un peu le psy de
Till. Je n’ai jamais très bien su comment je le suis devenu – disons qu’être le
plus discret du groupe a dû jouer en ma faveur. Il doit aussi apprécier ma
franchise sans concession car s’il ne désirait que la discrétion, il se
tournerait plutôt vers Oliver. Schneider aussi est quelqu’un d’assez discret,
mais son caractère un peu trop conservateur doit agacer Till pour qu’il se
tourne plutôt vers moi.
‘Je vais être franc, ça me gène beaucoup de parler
de ça – alors comme d’habitude, ça reste entre nous.’
‘Comme d’habitude.’
‘Alors, voilà…’
Voyons voir : il a le regard fuyant, il est bien
avachi dans mon fauteuil, et une de ses mains joue avec ma lampe. Soit il est
venu pour parler du régime que María lui a imposé, soit c’est une histoire de
sexe.
‘…Je crois que…je suis en train de tomber amoureux.’
Mince !
Une histoire de sexe donc. Ce sera moins drôle.
‘De qui ?’
Till
lève ses yeux de vieil ours blasé.
‘Oh, je vois…’ soupiré-je. ‘Serait-ce Amaryllis par hasard ?’
‘Oui, voilà.’
Je
soupire à nouveau. Quelle surprise.
‘D’abord Paul, puis toi. Cette fille doit avoir un
pouvoir magique.’
‘Cette fille a quelque chose de spécial.’
Oh ! c’est pas vrai : il a pris son regard
d’amoureux transi bien typique – petite lueur qui souligne un sourire pourtant
si rare chez lui, petit battement de paupière qui annonce déjà ses
rêveries : si je ne le coupe dans son élan, il va se transformer en
troubadour et faire sa sérénade.
‘Laisse-moi deviner :
tu vas encore me sortir qu’elle est comme une Muse pour toi, que tu ne peux
plus t’imaginer écrire sans elle, et tutti cuenti.’
‘Non, bien sûr que
non ! Je… bon, d’accord, t’as raison. Cette fille est formidable – ces
poèmes sont gorgés de la fraîcheur de sa jeunesse et quand elle m’en parle,
c’est comme si j’allais me désaltérer à la source de…’
‘Je trouve son talent plus
que discutable.’
‘Oui, je sais – tu l’aimes
pas, cette fille. Mais moi, je te dis que… qu’elle a quelque chose de spécial.’
‘Tu lui trouves quelque chose
de spécial, oui. Ça, c’est certain.’
‘Tu penses que j’ai tort, peut-être ?’
Il lève la tête avec dédain – me met au défit de
l’affronter une énième fois.
‘Je pense…’
C’est évident que ça ne sert plus à rien de discuter
du sujet Amaryllis – il est aussi subjugué que Paul, et encore plus borné.
‘…que tu devrais l’oublier.’
‘Mais…’
Je respire un bon coup. Soyons clair et concis.
‘Elle est avec Paul. Paul
l’aime. D’ailleurs, il l’aime tellement qu’il est capable de se mettre tous ses
proches à dos pour elle. Si tu tentes ta chance avec elle, tu risques de tomber
dans le même engrenage et nous avoir à dos aussi. Et pour couronner le tout, tu
risques de faire plus de mal à Paul que tu ne le crois. Oh ! d’en faire
aussi à María – mais bon, tu sais ce que je pense d’elle de toute façon, alors
ça me serait bien égal. Au contraire, ça voudrait dire que j’ai finalement gagné
mon pari.’
‘Je suis avec María depuis plus de trois ans, je te
signale.’
‘Oui, mais de toute évidence, tu ne l’aimes pas vraiment.’
‘Si, je l’aime ! C’est juste que…’
Je prends mon air attentif ; il cherche ses mots
comme un alcoolique cherche des excuses à son énième arrestation pour conduite
en état d’ivresse.
‘C’est juste que… je suis un
peu perdu en ce moment. Cette fille m’a littéralement piqué le cœur. Et ça, je
l’avais pas prévu du tout.’
‘Oui, c’est ce que j’ai cru
comprendre.’
‘Pourquoi ça m’arrive
maintenant, ça ? hein ? Pourquoi ?’
‘Eh bien… tu n’aimes pas la
routine ; tu les aimes jeunes ; tu les aimes baisables aussi, ce qui
est un point plus important qu’on pourrait le croi…’
‘Oui, bon, ça va : j’ai
compris ! Pas besoin d’en rajouter.’
‘Tu les aimes quand elles
savent danser aussi, d’après ce que j’ai cru comprendre.’
‘Oui…’
Il a l’air distant. Je crois avoir touché le point
faible. Je change vite de sujet. On y reviendra plus tard.
‘Tu t’ennuis avec
María ?’
‘Non… enfin, si, un peu.
C’est juste que…elle me tape sur les nerfs en ce moment : tout le temps
sur mon dos, toujours à vérifier le frigo pour voir si j’ai bouffé un truc, ça
m’énerve ! Je sais que j’ai grossi, mais… c’est l’âge ! ou le manque d’exercices…
ou les deux… Mais pas ce que je mange !’
‘Eh bien, je suis vieux et
je ne fais pas de sport, donc…’
‘Non, mais toi, tu es un
extra-terrestre. Ça compte pas !’
‘Ah oui, c’est vrai.’
‘Non, plus sérieusement,’
reprend Till. ‘Je… je ne sais pas. Je m’ennuis peut-être, oui. Ou alors, je me
rends compte qu’avec María, j’ai tout pour être heureux : elle a ce piment,
cette passion pour la vie que j’adore. Mais… ce qui me manque avec elle, c’est
un tout petit truc que je croyais être sans importance…’
‘Mm…’
‘Avec María, je ne peux pas
vraiment avoir de longues conversations sur la poésie, par exemple. Ou sur ce
qu’elle lit.’
‘Elle lit ?’ ironisé-je
sans que Till s’en rende compte.
‘Non, elle aime pas lire.
Enfin, si ! des romans policiers. Et seulement d’auteurs espagnols, sinon
elle aime pas. Le reste, ça ne l’intéresse pas.’
‘Ah, je vois. Heureusement
que vous avez d’autres sujets de conversation.’
‘Mouais.’
‘Pas vraiment ?’
‘Non, pas vraiment. En même
temps, on parle surtout en espagnol entre nous… Elle préfère… Et comme je me
débrouille moyen… Enfin voilà, quoi !’
‘C’est vrai qu’Amaryllis a le
mérite d’être plus volubile en allemand, et quelque peu intelligente aussi.’
‘Oui !’
Till me regarde, pris au
piège.
‘Attends, María est intelligente !’
proteste-t-il.
‘Ah bon ?’
Till me sourit en secouant
la tête. Je reprends :
‘Qu’est-ce que tu trouves de
si extraordinaire dans ces conversations avec Amaryllis ?’
‘Eh bien, la manière dont
elle me parle de… de comment elle écrit, c’est… c’est passionnant ! Elle a
toutes ces connaissances en littérature, c’est fascinant. C’est comme si elle
avait un concept pour tout ce que je ressens quand j’écris – parce qu’elle l’a
étudié, et aussi parce qu’elle l’a elle-même vécu. Tu comprends ?’
‘Je comprends surtout que tu
es littéralement subjugué par elle. Des femmes qui ont étudié la littérature,
ça se trouve.’
‘Oui, c’est vrai. Mais bon…
elle est mignonne aussi. Mais en fait, c’est surtout… un charme qu’elle a, ou…’
‘Oublie-la.’
‘Hein ?’
‘Oublie-la.’
‘Mais…’
‘Elle attend un enfant de Paul. Il l’aime. Elle aussi,
visiblement. Laisse tomber. Tu n’as aucune chance.’
Aïe !
Je l’ai vexé. Il sort son visage bougon, croise les bras très haut sur son
torse.
‘Tu n’as aucune chance dans
le sens où ça n’aboutira pas au bonheur suprême que tu espères. Tu foutras la
merde. C’est tout.’
‘Mais…’
Il
a l’air choqué de ton sec que j’emploie. Je retourne à la charge.
‘Mais quoi ?’
‘T’as peut-être raison…’
‘J’ai raison. Tu as déjà vu Paul aussi amoureux dans
sa vie ?’
‘Non, pas vraiment.’
‘Voilà. Donc laisse tomber. Enfin… à moins que tu te
fiches bien des sentiments de Paul…’
‘Non… non, c’est pas vrai, ça…’
Till
soupire. Décidément, c’est le jour !
‘Tu te fiches bien de Paul, en fait.’
‘Non, non, pas du tout.’
Till
hésite. Il évite mon regard. Il joue à nouveau avec ma lampe.
‘Il s’est passé quoi à cette soirée salsa le
week-end dernier ?’
‘Rien du tout.’
‘C’est pas ce que j’ai cru entendre.’
‘Il ne s’est rien passé du tout.’
Till fronce les sourcils maintenant. Très mauvais signe.
Je ne vois que deux options. Soit il lui a fait des avances dans le dos de
Paul, ce que je soupçonne. Soit c’est Amaryllis qui l’a ouvertement dragué, ce dont
je doute. Certes, Schneider m’a parlé d’une histoire de baiser avec Richard,
mais la version d’Oliver, que je pense être plus fiable, était claire et confirmait
mes pensées, à savoir que la faute était à rejeter sur Richard – pour ne pas
changer. (Richard est et restera toujours un dragueur invétéré de toute façon.)
Même si je n’irai pas jusqu’à croire que cette Amaryllis est vierge de tout
désir envers Till… Elle a, disons, une retenue bienséante qui est tout à son
honneur. Même si ses regards dévoilent son adoration envers Till, elle n’a
jamais dépassé les limites – du moins, me semble-t-il. Après, je n’étais pas à
cette soirée salsa. Je sais juste que Paul et Till s’y sont disputés. A quel
sujet ? Tout le monde l’ignore. Et ni María, ni Amaryllis semblent vouloir
répondre à la question qui brûle les lèvres de tout le monde cette semaine.
‘Si tu le dis.’
‘Si je dis qu’il ne s’est rien passé, c’est qu’il ne
s’est rien passé.’
‘Soit.’
De toute évidence, il n’avouera rien. Il faudra que
je cuisine quelqu’un d’autre. Ou plutôt, que j’envoie Jenny cuisiner quelqu’un
d’autre, puisqu’il est clair que Paul ne me dévoilera rien non plus.
‘Pourquoi faut-il que je
tombe toujours amoureux de la mauvaise femme ?’ demande enfin Till d’une
voix d’outre tombe.
‘Grand mystère.’
***
De
toute évidence, même Jenny rentre bredouille.
‘Impossible de lui faire dire quoi que ce soit, à la
petite Amy !’ conclut-elle en posant l’habituelle assiette de brownies
dont Jenny est devenue gaga et qu’elle rapporte toujours de ses journées
« entre filles » chez Paul.
‘Même pas en insistant un peu ? Vous êtes complices
pourtant,’ insisté-je.
‘Mais pourquoi tu cherches tant à savoir ce qui s’est
passé à cette soirée ? C’est à cause de Till ?’
‘Non, non, pas du tout.’
‘Pourtant c’est bien depuis qu’il est passé que tu
ne cesses de m’interroger.’
‘Bon, tu as gagné. Je suis certain que la dispute entre
Paul et Till a un rapport avec Amaryllis.’
‘Comme si je ne m’en doutais pas ! Non,
franchement, tu crois que la petite m’avouerait ce qui s’est passé ? A mon
avis, celle qui lâcherait le morceau, c’est bien María… Je regrette de ne pas
être copine avec elle, tiens !… Mais bon, comme Till doit la garder sous surveillance
rapprochée dans son manoir – aucune chance !’
‘Tu penses donc qu’elle pourrait parler ?’
‘Vu ce qui a très certainement dû se passer, c’est
elle qui doit avoir le plus de rancœur… Mais il n’y avait pas Richard aussi à
cette soirée ?’ me demande Jenny.
‘Non, j’ai cru comprendre qu’il s’était désisté à la
dernière minute.’
‘Ah, dommage ! Lui, il aurait causé – c’est une
vraie pipelette, ce mec !’
‘Mais il y avait Khira et Nele, et quelques autres amis
que Paul et Till ont en commun.’
‘Mm…’
‘Tu crois que Nele pourrait cracher le
morceau ?’ lui demandé-je.
‘Nele ? Non, elle est trop fidèle à son petit
papa. Khira par contre, c’est une gossip girl. Elle a dû voir ou entendre quelque
chose, et elle serait ravie d’en parler !’
‘Mais comment aller l’interroger ?’
Je me caresse le menton, à
la recherche d’un plan.
‘Je crois savoir qu’elle joue les baby-sitters pour
sa sœur en ce moment. Je pourrais passer chez Nele et dire un truc du genre :
Oh, zut ! Ta sœur n’est pas là ? Partie en vacances en amoureux ?
Ah bon ? Bah, tu m’invites à boire le café ?’
‘Mm… Je doute que ça ne marche vraiment, mais sait-on
jamais ?’
‘Je vais te la cuisiner la Khira, tu vas voir.
Maintenant à moi.’
‘Ho-ho. Le deal ne sera pas gratuit aujourd’hui.’
Jenny
éclate de rire.
‘Et puis quoi encore ?!’
Bon,
je n’y perds pas trop au change. Elle a repéré un ensemble dans une boutique
qui vient d’ouvrir en ville et qu’Amaryllis lui a conseillée, et elle veut simplement
que j’aille moi-même le lui acheter. Elle sait que je déteste faire les magasins,
d’où son sourire sournois quand je vais chercher mon porte-feuille, mes clefs
et ma veste. Elle me donne la description détaillée du cadeau recherché :
‘Nuisette en dentelle noire avec shorty assorti – la
nuisette a des petits rubans rouges sur les côtés…et le shorty a un petit nœud
devant. Mais tu ne peux pas les rater : il y a un mannequin en vitrine
avec cet ensemble !’
‘Parfait.’
‘Par contre, tu n’as pas intérêt à te tromper sur la
taille cette fois !’
‘Non, non, ce sera facile : je demanderai la
plus grande qu’ils auront.’
‘Espèce de… !’
Je
sors vite avant qu’elle ne me jette quelque chose à la figure. Jenny est fort
heureusement peu susceptible.
***
Le lendemain, j’avoue que je suis très étonné de
trouver Paul sur mon perron, grelottant sous la neige de ce mois de janvier glacial.
Ça fait depuis son anniversaire que nous ne nous parlons plus ; à vrai
dire, il ne donne plus de nouvelles à tous ceux qui ont montré plus ou moins
ouvertement leur désaccord à propos de sa relation avec Amaryllis ;
d’ailleurs, il n’était pas venu à l’anniversaire de Till, fêté en petit comité.
Il lui avait donné son cadeau le lendemain, s’excusant de son absence, que Till
avait pardonnée sans poser de question. Et c’est tout.
‘Mais entre vite, je t’en
prie !’
Paul retire son long manteau, le secoue pour retirer
la neige et me le donne à accrocher. Il est très charmant dans son costume – il
faut croire qu’Amaryllis a bon goût pour habiller son homme. Certes, Paul a
toujours été un peu attaché à son apparence, mais pas aussi excessivement que
Richard, et pas au point de ne jamais commettre une faute de goût. Depuis quelques
mois, son style est impeccable. Même si c’est un sujet qui ne m’intéresse
guère, j’avoue que je suis bluffé de constater que Paul est un homme qui
vieillit très bien, qui a trouvé son style après tant d’années passées à faire
des essais vestimentaires plus que douteux.
‘Tu as déjà eu l’impression
d’être mené par le bout du nez par une femme ?’
Paul n’y va pas par quatre chemins. Il vient à peine
de s’installer sur mon canapé, le café tout juste posé devant lui, qu’il me
pose cette question, sans autre entrée en matière.
‘Eh bien… c’est l’une des
raisons principales qui ont causé mon divorce, je dirais. Donc oui. Pourquoi ?’
‘C’est ce que je ressens en
ce moment.’
Oui, je suis vraiment stupéfait. Serait-ce donc ça,
le mystère dont parle tant Richard ? Et moi qui m’attendais à une sale
histoire de tromperie !…
‘Fais pas cette tête :
je suis heureux avec Amy ; c’est juste que…’
‘Oui… ?’
Paul est très pensif. Ou alors, il pèse ses mots. Avec
lui, j’ai toujours été incapable de traduire ses silences. Il a un caractère si
fuyant ! J’avoue que ça m’a toujours un peu irrité.
‘Je suis bien avec Amy.
Mais… j’ai l’impression qu’elle me dirige.’
‘Dirige ?’
‘Oui.’
Plus laconique que Paul, non, ça n’existe pas. A part
moi-même, peut-être.
‘C’est-à-dire ?’
‘Tu raconteras à personne
d’autre ?’ s’enquiert-il.
‘Non, promis.’
‘Même pas à Jenny.’
‘Non, bien sûr que non.’
‘En fait, SURTOUT pas à
Jenny – elle et Amy sont copines – si tu lui dis un tout petit truc, elle va
s’empresser de tout balancer.’
‘Je ne dirai rien.’
Paul a l’air sceptique. Bien sûr que je raconterai
tout à Jenny, voyons ! Mais il n’espère quand même pas que je le lui avoue !
‘Bon, si tu n’as pas envie
de te confier, je me demande de quoi d’autre on va bien pouvoir bavarder,’ m’exclamé-je
en me ratatinant dans mon fauteuil.
Paul se met à rire faiblement.
‘En fait…’
‘Oui… ?’
‘J’aimerais expliquer à Amy
ce que je ressens, et ce qui me gène, mais j’ai…j’ai tellement peur qu’elle
interprète ça comme des doutes… ou des… oui, des doutes sur mes sentiments… Alors
qu’en fait, c’est juste que…’
‘Tu as besoin
d’espace ?’
‘Oui et non. En fait, je
sais pas où est le problème : si c’est parce qu’elle me colle trop, si
c’est parce qu’elle est trop passionnelle ; ou si c’est moi qui suis trop
accro, au point de la harceler alors que je sais que je devrais pas, parce que
je sais que j’ai pas à être jaloux comme ça, surtout que je suis conscient de
ne pas être blanc comme neige côté fidélité, et elle le sait d’ailleurs, mais
j’arrive pas à contrôler ma jalousie, et j’ai beau y repenser et me demander…’
‘Attends, attends ! Pas
trop vite.’
Paul éclate de rire puis reprend simplement :
‘Je crois que je ne suis pas
habitué à aimer pour de vrai.’
‘Ah, voilà qui est dit.’
‘Un coup, j’ai l’impression
de trop m’attacher et de l’étouffer, alors j’ai envie de prendre mes
distances ; et un coup, c’est elle qui devient ultra accro alors que
j’étais en train de me poser des questions sur…’
‘Sur ?’
‘Sur rien. Juste de me poser
des questions.’
‘Tu parlais d’être jaloux.
Mais de qui ?’
Je vais peut-être avoir ma réponse…
‘De personne en particulier.
Juste… Disons que j’ai l’impression d’aimer comme une femme. Et c’est
perturbant.’
‘D’aimer comme une
femme ?’
‘Oui, je veux dire :
aimer de manière inconditionnelle et tout ça.’
‘Les hommes aussi aiment comme
ça.’
‘Oui, ben, moi, je n’avais
jamais aimé comme ça auparavant,’ dit-il en s’enfonçant dans sa coquille,
presque piqué par ma remarque.
‘Ah, je vois.’
De toute évidence, Paul n’ira pas plus loin dans la
confession. Il sirote son café en regardant mélancoliquement par ma fenêtre. Il
a son éternel sourire en voyant la neige continuer de tomber – ce sourire qui
ne veut rien dire chez lui. Ce sourire bien typique qu’il aura sûrement dans
son cercueil. Ce sourire derrière lequel il a toujours su cacher ses pensées
insondables.
Je me souviens d’un jour, il y a environ vingt-cinq
ans, je crois, Paul bavardait tranquillement avec Till. J’étais non loin et je
les écoutais vaguement. Till lui disait qu’il ne s’imaginait pas atteindre cinquante
ans, qu’il préférerait se suicider avant d’arriver à cet « âge ultime »
comme il l’appelait. Paul ricana en disant qu’il était certain que Richard ne le
laisserait pas faire. Till lui répondit que Richard n’était rien de plus qu’un
bon pote pour lui. Paul répliqua :
‘Ah oui ? Je suis pas
d’accord : Richard et toi, c’est comme moi et Schneider. Vous êtes inséparables.
Si tu veux te suicider, il t’en empêchera direct !’
‘Ou alors c’est lui qui me
le proposera ! Il a tellement peur de vieillir. Il croit qu’à cinquante ans,
il aura des cheveux blancs et qu’il marchera avec une canne !’
‘Ben, c’est pas comme ça
qu’on est à cinquante ans ?’
‘Marcher avec une canne ?
Mais non voyons !’
‘En tout cas, les cheveux
blancs, oui.’
Till le regarda attentivement.
‘Quoi ?’ demanda Paul.
‘A mon avis, toi, tu auras
perdu tous tes cheveux avant.’
‘Pfff ! T’es méchant.’
‘Mais je rigole !’
‘Ouais-ouais !’
‘Tu t’imagines vieux
toi ?’
‘Moi ? Vieillir ? Rah,
non ! pitié ! J’aurai pas de cheveux ; j’aurai sûrement une
grosse bedaine ; je serai pitoyable en vieux ! Moi, à cinquante ans,
je saute d’une falaise – comme ça, je vous dirai, ou pas, si l’humain peut
voler.’
Et il eut ce même sourire pensif qui ne veut rien dire
mais peut présager le pire.
‘Serais-tu
suicidaire ?’ lui demandé-je enfin.
Paul se tourne vers moi. Le sourire est toujours là
mais il semble piqué au vif.
‘Le problème n’a rien à voir
avec Amaryllis, n’est-ce pas ?’
Paul baisse le regard vers sa main droite.
‘J’ai peur de la rendre malheureuse.’
Et j’ai gagné. J’avais raison. Sans vouloir me
vanter, je suis trop fort.
‘Des fois, je me tape une
cuite ; je me mets à boire tout seul dans le salon. Et… Amy le sait. Et je
vois bien que ça la rend malheureuse. Mais je comprends pas ce qui m’arrive. Je
comprends pas pourquoi… pourquoi ça me plaît autant de rester au fond du trou.’
‘Tu veux vraiment que je te
dise pourquoi ?’
‘Non. Je sens que ta réponse
ne me plaira pas.’
Bien évidemment !
‘C’est évident que tu aurais
dû te faire soigner – tu n’as pas réussi à te débarrasser de ta dépression,
et…’
‘Non. Ta réponse ne me plaît
toujours pas,’ me coupe-t-il.
Je me tais donc et me caresse le menton de manière sceptique.
Il a recommencé à contempler sa main. Donc… ça n’aurait vraiment rien à voir avec
Amaryllis ?…
[Suite]
[Suite]
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