dimanche 10 février 2019

Amaryllis - Chapitre XVII


XVII – Les aveux



„Die Muse

schläft nur so an mir

und lässt sich böse bitten

will nur küssen“

Till Lindemann, Messer


1 – Bon vieux temps

                Lorsque Jenny m’a appris la réconciliation entre Paul et Schneider, je n’y ai franchement pas cru :
‘T’es sérieuse ?’
‘Oui, oui !’ me rétorque Jenny. ‘Ils sont redevenus de super potes, comme avant ! Schneider sera même son témoin. A croire que tout est oublié !’
‘Incroyable.’
‘En effet,’ approuve Flake. ‘Sidérant.’
                Flake a eu du mal à encaisser l’annonce du mariage de Paul et Amy, prévu pour le 27 juillet prochain, un an jour pour jour après le début de leur relation, selon les dires du futur époux. En même temps, ça se comprend – un an, c’est court – et se marier, après si peu de temps de vie commune avec une femme que la majorité de ses amis n’apprécient pas, est un mauvais choix tactique, que je ne désapprouve pas, entendez bien ! J’ai décidé de ne plus m’en mêler – et j’ai pris mes distances – pensant que c’était mieux ainsi.
                Pas simple mais pas le choix. Je dois oublier cette fille, quoi qu’il m’en coûte.
‘Till ?’
‘Mmm ?’
‘T’es sûr que ça va ?’ me demande Flake.
‘Ouais. Pourquoi ?’
‘Tu es pensif depuis quelque temps.’
‘Oui, ça m’arrive.’
                Je n’ai rien dit à Flake. D’habitude, je lui confie tous mes écarts de conduite – toutes mes tromperies, toutes mes conneries – il pourrait écrire la biographie la plus complète sur moi. Mais Flake est aussi un véritable calculateur – il a l’air inoffensif sous ses airs de médecin à la retraite, mais je sais que si je lui disais, à lui ou à sa femme (c’est pareil), la moindre chose compromettante, il serait capable d’utiliser l’info à des fins plus personnelles. Loin de moi l’idée qu’il puisse faire capoter le mariage de Paul – disons qu’il aime trop avoir raison.
                Le secret est donc bien gardé de mon côté. J’ai trop à perdre : ma fierté face à Flake, ma dignité face à Paul, mon train-train bien pépère avec María, que j’aime toujours… un peu. Plus beaucoup, non. Mais c’est l’âge aussi. Enfin, je crois…

                Amaryllis m’obsède comme le plus lubrique de mes cauchemars. Parfois, je me réveille en pleine nuit pour avoir souillé mon caleçon en rêvant d’elle. Une fois, en plein milieu de la nuit, María m’a même suivi jusqu’à la salle de bains et m’a demandé ce qui m’arrivait. Je lui ai dit que je me sentais fiévreux. Tu parles d’une fièvre ! Mon corps est en fusion, mes pores crachent de la lave, mes organes se veulent volcaniques quand je pense à Amy. Je croyais qu’aller voir ailleurs – comme je le fais sans cesse pour me bercer dans l’idée que je ne puis aimer aucune femme – ou même que l’écriture, calmerait mes ardeurs, mais on dirait qu’elles empirent. D’autant plus que maintenant, je ne lui parle plus. C’est ma décision. Après la naissance de Myalis, j’ai pris Amy à part pendant la fête et je lui ai dit que c’était mieux qu’on ne s’écrive plus, qu’on ne s’appelle plus, qu’on ne se voit plus autrement qu’en présence de son futur mari. J’ai bien vu dans ses yeux que je venais de crucifier son cœur sur la croix intolérable de mon égoïsme. Mais j’ai enfoncé le clou sans état d’âme. J’ai volontairement mis ma Muse à la porte de peur qu’elle morde en retour. C’est ce qu’il fallait faire pour éviter tout autre écart compromettant. Et maintenant ?…
                Maintenant, je regrette. Jamais de toute ma vie, je n’ai ressenti de remords plus pervers, de regrets plus tordus. Je ne regrette pas d’avoir couché avec elle – c’était une nuit formidable : dans ses bras, je me suis senti comme rajeuni de vingt ans – dans ses bras, je me sentais surpuissant, comme cela arrive si peu souvent avec les autres compagnes de mes infidélités, bien que je les multiplie à la recherche de ces rares instants. Je regrette de ne pas avoir été Paul – je regrette de ne pas avoir été témoin de son viol, de ne pas avoir été l’homme qui lui a redonné goût à la vie – malgré mon influence sur elle, malgré l’admiration qu’elle me porte, je ne peux pas être un Paul pour elle.
J’aurais voulu devancer Paul – j’aurais dû l’écraser par ma stature. Mais il l’a charmée, il l’a sauvée avant moi. La situation est bloquée d’elle-même : c’est via Paul que j’ai connu Amy – c’est à cause de lui que je dois l’oublier. Pas de seconde chance possible : les risques sont trop grands.

***

                On est à un peu plus d’un mois de son mariage, et voilà que Paul me demande si je peux l’aider à organiser le vin d’honneur. Schneider devait s’en charger, si j’ai bien compris, mais il aurait des petits soucis à régler avec Regina – ce qui m’étonne peu. Tout le monde se doute que son couple bat de l’aile depuis un petit moment, mais chacun tient sa langue de peur de recréer le même type de conflits qu’avec Paul. Et ça se comprend.
                Paul a franchement hésité à me confier le job, mais j’ai été clair avec lui : certes, nous nous sommes disputés dernièrement, mais pour moi, c’est oublié – nous repartons sur de bonnes bases. Paul a l’air étonné quand je lui sors ça, mais comme ça l’arrange bien…
‘Il y a juste à appeler tous ceux qui n’ont pas renvoyé l’invitation pour le repas – la liste est là – et leur demander s’ils pourraient bien être présents au vin d’honneur.’
‘Okay.’
‘Ensuite, ça, c’est la liste de ceux qu’on n’a pas invités au repas, auxquels il faut demander s’ils seraient libres le jour du mariage – pareil : juste pour la cérémonie et le vin d’honneur – et tu coches une croix à côté de ceux qui acceptent, comme ça tu transmets l’info à l’organisateur et il se chargera calculer avec le traiteur pour les petits fours et tout ça.’
‘D’accord.’
‘C’est surtout du boulot de secrétaire… ça te dérange pas de le faire pour moi ? Parce que j’ai pas trop le temps de rester des heures au téléphone avec des gens que je n’ai pas vus depuis belle lurette !’
‘Pas de soucis.’
‘Merci beaucoup.’
                Je parcours les listes du regard.
‘Il n’y a que tes amis à appeler ?’
‘Oui.’
‘Et la famille d’Amy ?’
‘Elle s’en est déjà chargé : il y aura surtout des frères et sœurs au repas. Et ses amis d’ici. Beaucoup sont en froid dans sa famille…’
‘Je vois…’
‘Tu m’envoies aussi un message quand tu as le nombre exact d’invités au vin d’honneur ?’
‘Okay.’
‘Je te demanderai la liste précise par mail plus tard.’
                Paul s’étire pour souffler un bon coup.
‘Un peu surmené ?’
‘Oh oui ! J’ai jamais été aussi stressé pour un mariage ! Pourtant, c’est pas le premier !’
‘C’est le premier que tu organises correctement, si mes souvenirs sont exacts.’
‘Ha-ha ! Ouais, t’as pas tort. Tu te souviens pour Nikki ?’
‘On ne se connaissait pas encore à l’époque, je crois.’
‘Ah oui ! C’est vrai ! Eh bien, en fait, il n’y avait que Schneider, Flake, Aljoscha et la meilleure amie de Nikki d’invités – passage rapide devant M’sieur le Maire, petites signatures, et hop ! c’était fini !’
‘Au moins, pas de complication.’
‘Ouais ! Le seul problème qu’on a eu, ç’a été de ramener Aljoscha bourré chez lui – il voulait pas nous laisser, moi et Nikki ! Alors, Flake est parti chercher une cabine téléphonique pour appeler Aljoscha chez moi, et lui faire croire que sa femme allait accoucher !’
Sérieux ?
‘Oui, je te jure !’
‘Et il a gobé ça ?’
‘Ah ! tu sais, quand Aljoscha était bourré, il croyait tout ce qu’on lui racontait, ce type ! Quand il est rentré chez lui, il a bien vu qu’on s’était foutu de sa gueule ! Mais comme il était à la maison et pas capable de se déplacer tout seul, moi et Nikki étions tranquilles.’
                Paul et moi continuons à nous rappeler les moments les plus drôles de nos mariages respectifs, se souvenant jusqu’aux pires gaffes de chacun, quand Paul regarde sa montre et me dit :
‘Oups ! Je vais être en retard. Je dois faire le tour des fleuristes avant de passer chez la nounou pour récupérer Hannah et Myalis.’
‘Pas de souci.’
‘Et encore merci pour ton aide.’
‘De rien.’
                Paul attrape sa veste et s’apprête à monter dans sa voiture.
‘Heu… Paul ? T’aurais cinq minutes pour que je te parle d’un truc important ?’
‘Cinq minutes ? Pas vraiment. C’est si important que ça ?’
‘Non, non.’
‘Si jamais, on en parle ce soir. T’es invité à l’anniversaire de Richard ?’
‘Oui.’
‘Alors on se voit ce soir !’
‘Okay. A ce soir.’

2 – Les quarante-huit ans de Richard

                Je ne dois pas craquer. Je ne dois rien révéler. Je lui dirai que j’ai oublié ce que je voulais lui dire, que ça ne devait pas être si important que ça au final. Ouais, facile à dire…
                On dirait que je suis arrivé à la soirée avec une bonne heure d’avance sans m’en rendre compte. Khira et Merlin sont en train de se battre pour savoir où accrocher telle ou telle décoration, alors pour éviter qu’ils ne me demandent de choisir pour eux, je m’esquive vers les toilettes, où je trouve Richard, qui a lui aussi décidé de s’y cacher, mais pour des raisons bien différentes.
‘Khira a invité ma copine !’ me murmure-t-il d’un air effaré. ‘Elle lui a réservé le billet d’avion, et lui a dit où c’était. C’est une catastrophe ! Une vraie calamité !’
‘Mais pourquoi ?’
‘Parce que j’avais pas prévu qu’elle vienne !’
‘Attends… Arrête-moi si quelque chose m’échappe : c’est ta copine.’
‘Oui.’
‘C’est ton anniversaire.’
‘Oui !’
‘C’est normal qu’elle soit invitée.’
‘Non !’
‘Donc il y a bien quelque chose qui m’échappe.’
‘Ecoute : c’est… c’est compliqué…’
‘C’est ce que j’ai cru comprendre !’
‘Melinda est une fille bien, et elle me plaît, hein ! C’est pas ça, le souci… c’est juste que… comment dire ?… Elle a déjà deux enfants – deux petits garçons vraiment trop mimi – et elle vit toujours avec son ex – un alcoolo instable – et… enfin, si Khira savait ça, elle me poserait des tas de questions… Je lui ai dit que Melinda est une femme sans souci, tu comprends ? Et puis, tu sais comment est Khira ! Elle veut me trouver la femme sans problème, sans souci, parfaite pour moi… Et… ben, la situation de Melinda est un peu compliquée, tu vois ?’
‘Attends deux secondes. Ta copine vit toujours avec son ex ?’
‘Non, mais c’est pas ce que tu crois ! Elle ne couche plus avec lui ! Ils font chambre à part et tout. Mais il reste chez elle parce qu’il a pas de job, en fait. Elle est un peu forcée de l’héberger – pour ses fils, tu comprends ?’
‘Okay. Mais vous faites comment pour vous voir ?’
‘Ah mais… on se voit pas ! On se parle sur MSN !’
‘… Je vois.’
                Parfois, je me demande si Richard est normal. Il lui arrive d’avoir l’air du plus frivole des nigauds, qui fait de ses futilités une sorte de pendentif à la gloire de sa superficialité extrême, avec ses manières de métrosexuel barré, aussi obnubilé par les nouvelles enceintes dans sa BMW que son vernis à ongles. En clair, il a tout du cliché gay sans en être un : de sa démarche jusqu’à son langage, en passant par ses préoccupations numéro un, ses sujets de conversation principaux, ou encore ses postures sur les photos… même les photos de famille ! Il ne se contrôle pas : on dirait presque qu’il aime se donner en spectacle par instinct de survie. Et ça fait déjà quarante-huit ans que ça dure !
‘S’il te plaît ! Aide-moi : je dois sortir de cette situation !’
‘Tu sais quoi ?’ lui proposé-je.
‘Oui ?’
‘Tu sors d’ici, tu continues de préparer ta soirée comme si de rien n’était…’
‘T’es sûr ?’
‘Ouais. Puis tu accueilles tes invités comme si tout allait bien.’
‘Et ?’
‘Et quand Melyssa arrive…’
‘Melinda.’
‘Désolé. Donc quand Melinda arrive, tu la prends dans tes bras, et tu la présentes à tout le monde. Voilà !’
‘Tu me prends vraiment pour un con.’
‘Ben, t’en es un, non ? Quelle idée de sortir avec une fille que tu n’as jamais croisée de ta vie !’
‘Si ! Bien sûr que je l’ai croisée… une fois. Ou deux… je sais plus.’
‘Ecoute : arrête de jouer les crétins là. Si tu t’entends bien avec elle sur Mémé-s’aime…’
‘Sur MSN.’
‘Oui, c’est ce que j’ai dit ! Si tu t’entends bien avec elle sur Internet, peut-être que tout va bien se passer ce soir quand tu la verras. Après tout, c’est comme à l’époque des petites annonces… sauf que les gens s’écrivaient des lettres à cette époque-là, et pas des fichus messages bourrés d’images rigolotes.’
‘T’as fini d’être cynique ?’
Cynique, moi ? Si seulement il savait !…
‘Ecoute : tu fais comme si vous vous êtes déjà vus hier et tout le monde y verra que du feu – et ta Melinda sera ravie.’
‘Non, mais tu comprends pas : elle est un peu du genre… ultra accro…’
‘Une fan du groupe ?’
‘Oui.’
                Décidément, Richard ne changera jamais. Alors que je sors des toilettes et que Richard me suit comme un petit chien en me racontant, en long et en large, comment il est devenu « plus qu’ami » avec cette Canadienne ultra fan de lui, je vois Paul qui arrive : le bébé dans les bras, suivi de près par Amy munie du sac à langer.
‘Merde !’
‘Quoi ?’ me demande Richard, éberlué.
‘Heu… on fait un tour au bar ?’
‘Ah Okay !’
                Je me faufile vite fait derrière une colonne près du bar, Richard toujours sur mes talons pour me raconter ses déboires électroniques. Un verre de tequila à la main, je ne l’écoute pas, bien sûr. Je me dis que le mieux, c’est de rester sur mon premier plan : l’amnésie. Inutile d’imaginer une autre histoire qui ne ferait qu’éveiller les soupçons de Paul, certes, préoccupé par les préparatifs de son mariage mais pas complètement idiot non plus.
‘Tu m’écoutes ?’
‘Hein ?’
‘Pfff ! Enfin bref ! tout ça pour dire que si elle vient aujourd’hui, tout peut arriver – elle peut faire une gaffe, et tout le monde saura quelle est notre situation, et… t’imagines pas ma honte !’ s’alarme Richard en buvant son mojito.
Même côté boisson préférée, Richard opte plus volontiers pour un cocktail de gonzesse. Il y a des aspects chez lui que je ne comprendrai jamais.
‘T’es une vraie tête à claque…’
‘Pourquoi tu dis ça ?’
‘Parce que c’est vrai, tiens !’ s’exclame une voix claironnante derrière nous.
                Je me retourne en même temps que Richard. Paul a laissé Myalis à sa future épouse et se tient devant nous, en bombant le torse, tout fier de sa réplique, avant de commander un verre au barman.
‘Au fait, j’ai dû laisser notre cadeau à Khira : elle a dit que c’est pour tester un truc. Y’a pas grand-chose à tester, que je lui ai dit ! Rien d’électronique – pas de bombe non plus.’
‘Ha-ha-ha ! Non ! elle veut juste enlever les étiquettes et messages dessus pour que je devine qui m’a offert quoi en fonction du cadeau et pas de l’écriture ou quoi que ce soit.’
‘Ah ! c’est une bonne idée, ça !’ dit Paul en regardant ailleurs comme s’il s’en fichait un peu.
‘Oui, Khira et ses idées géniales…’ ironise Richard avant de commander un nouveau mojito.
‘Au fait !’ commence Paul en s’adressant à moi.
                Et merde !
‘C’était quoi le truc important que tu voulais me dire cette après-midi ?’
‘Hein ?… Oh ! heu… j’ai oublié.’
‘T’as oublié ?’
‘Ouais. Je n’arrive pas à m’en souvenir depuis tout à l’heure. Ça ne devait pas être très important.’
‘Ah bon ?’
                Paul prend son verre, en boit une gorgée, puis se gratte le bouc d’un air sceptique.
‘Pourtant, vue la tête que tu me faisais, j’aurais juré que c’était hyper important – du genre, quelqu’un est mort !’
‘Ben, faut croire que non.’
                Paul soupire.
‘Bon, pas grave ! ça te reviendra sûrement pendant la soirée. Joyeux anniversaire, Richard.’
‘Hein ? Oh, merci !’
                Paul trinque avec Richard puis s’éloigne, et je souffle enfin en reprenant mon verre.
‘C’était quoi le truc important que tu voulais lui dire ?’ me demande Richard, intrigué au point d’avoir oublié ses propres dilemmes.
‘Rien.’
‘Allez ! tu peux tout me raconter !’
‘Non, justement. Toi, on te dit un truc et en deux secondes, la moitié de la planète est au courant !’
‘Oh, t’exagères ! Pas à ce point !’
‘Bon, Okay ! Pas la moitié : les trois quarts !’
‘Ha-ha-ha ! N’empêche, Paul n’avait pas l’air de te croire,’ dit-il en le regardant au loin.
‘Continue à me faire chier, et je vais direct voir Khira pour lui raconter ces détails croustillants sur ta Melinda !’
‘Non-non ! Arrête ! ça va pas la tête !? Je veux pas d’un scandale pendant mon anniversaire !’
                Et il ne croyait pas si bien dire.

                Ça fait déjà quatre heures que je suis à cette soirée – ce n’est pas que je m’ennuis, mais il faut que je m’en aille. Être tiraillé par des regrets irrépressibles, c’est insupportable ! Devoir afficher le masque de l’homme sans reproche – c’est insurmontable ! Et pourtant, je ne bouge pas mon gros cul du canapé que je me suis trouvé : quelle excuse pourrais-je bien avoir pour partir comme ça, avant même l’ouverture des cadeaux ?
                Et puis la voir… Même de loin… Même souriante au bras de Paul… Même heureuse, semble-t-il. Sauf quand elle tourne le regard vers moi… Mais je l’évite trop vite pour y voir la moindre peine, juste la poussière scintillante présageant les larmes… Non, ça doit être le fard à paupières bleuté qu’elle s’est mis, et qui lui va si bien… Elle… Elle est si belle dans cette robe argentée… On dirait un ange…
‘Toi, tu as l’air bien bourré !’
‘Hein ?’
                Flake vient de s’asseoir à côté de moi et compte mes verres vides.
‘Huit.’
‘Quoi ?’
‘Tu ne bats pas ton record mais tu n’en es pas loin. C’est en quel honneur ?’
‘Je vois pas de quoi tu parles.’
‘Oui, le ton grognon habituel. Ensuite, tu vas m’envoyez balader avant de prendre le premier abruti qui passe comme bouc émissaire pour t’acharner sur lui et t’en servir comme excuse pour partir de la soirée en aboyant. C’est pour quoi, cette fois ?’
‘Oh ! laisse-moi tranquille !’
‘La peur de vieillir ?’
‘Ferme-la !’
‘Nouveau régime de María ?’
‘Oh, ta gueule !
‘Très bien ! comme tu voudras…’ capitule-t-il en se levant. ‘Mais évite de contempler Amaryllis comme tu le fais – Paul va finir par avoir des soupçons.’
                Même pas le temps de le dévisager : il s’est déjà enfui pour papoter avec Jenny. Et il faut toujours – toujours – qu’il ait raison ! Comment fait-il, bordel !... Quand je vais aux toilettes pour vider ma vessie, c’est Paul qui apparaît dans le miroir. Quel crétin j’ai été de lui parler de ce truc important ! Maintenant, il ne va plus me lâcher.
‘Je peux te parler ?’
‘Non.’
‘Pourquoi non ? Tu sais de quoi je veux te parler ?’
‘Non.’
‘Ben, alors pourquoi tu refuses ?’
‘Parce que la dernière fois qu’on a parlé dans des chiottes, ça s’est… plutôt mal passé.’
‘Exact. Mais c’est pour te parler d’autre chose, cette fois.’
‘Vraiment ?’
‘Non.’
                Et merde !
‘Je tenais à m’excuser.’
‘Hein ?’
                A croire que je suis à deux de tension quand je suis bourré.
‘Oui, je…’ hésite Paul. ‘Je tenais à m’excuser pour la façon dont je t’ai traité – d’avoir été jaloux de toi comme ça. Je…’ soupire-t-il. ‘Je ne sais pas très bien ce qui m’a pris. Je suppose que… que l’admiration d’Amy envers toi, toutes les fois où elle me disait que tu étais un homme étonnant, et formidable, et insaisissable, tout ça a dû me monter à la tête. Enfin bref ! Maintenant, c’est terminé.’
‘Elle ne dit plus ça ?’
                Mais il faudrait vraiment que j’apprenne à tenir ma langue quand j’ai un coup dans le bec !
‘Non… à vrai dire… En ce moment, elle parle peu de toi.’
                Ne dis plus un mot, ne dis plus un mot !…
‘J’ai trouvé ça bizarre d’ailleurs… Vous êtes plutôt proches tous les deux…’
‘Mm’
‘Elle m’a dit que vous ne vous parlez plus trop.’
‘On n’a plus grand-chose à se dire.’
‘Ah ? Elle, elle m’a dit qu’elle n’avait plus le temps avec le bébé…’
                Oh ! quelle gaffe ! Bon, maintenant, tais-toi ! Laisse-le parler. Il va bien finir par fermer son clapet et retourner emmerder quelqu’un d’autre avec ses babillages incessants…
‘Heu… Till ?’
‘Quoi ?’
‘Tu comptes te savonner les mains combien de fois au juste ?’
                Je regarde mes mains que je suis en train de rincer – pour la douzième fois sûrement…
‘J’aime quand elles sentent très bon… Mais avec ce savon bas de gamme, c’est peine perdue d’avance !’
                J’attrape une serviette en papier pour m’essuyer mais elle m’échappe des mains. Paul la ramasse en souriant. Je déteste ce sourire. Toujours ce sourire qui ne veut rien dire en soi mais qui cache tant de choses chez lui.
‘Ecoute Paul : t’es excusé. Pas besoin de faire un discours sur ça – c’est du passé,’ débité-je en prenant une autre serviette.
                Paul acquiesce puis me prend dans ses bras. Enfin… si on peut appeler ça « me prendre dans ses bras. » Il est deux fois plus petit que moi – et deux fois moins large : l’oreille collée contre mes pectoraux, on dirait qu’il enlace une colonne. Dans le miroir, j’ai vraiment l’air abasourdi – et Paul arbore le sourire d’un débile mental.
‘Bon… heu… tu me lâches un peu que je respire.’
‘Désolé !’ fait-il en me libérant, un large sourire aux lèvres.
‘Pas grave,’ soupiré-je. ‘C’est pas un type de ta carrure qui peut m’étouffer, en fait.’
                Paul me tape l’épaule.
‘Je suis vraiment fier d’avoir un ami comme toi !’
‘Dis pas ça…’
                Il n’a pas pu trouver mieux à me dire, non ! Il faut qu’il fasse remonter mes remords à la surface par ses paroles si bon enfant…
‘C’est tellement important pour moi, mes amis – certes, j’ai ma famille mais…’
                Oh ! faites qu’il se taise !
‘…mais mes amis sont tout pour moi. Et je suis vraiment heureux que les choses s’arrangent enfin, et que vous finissiez tous par accepter Amy, et… enfin, bref ! Je vais arrêter de te saouler avec ça !’
                Paul me tape à nouveau l’épaule avec un sourire puis se dirige vers la porte.
‘Attends !’
                Paul se retourne vers moi – sourcils froncés cette fois, mais l’ombre du son petit rictus toujours visible.
‘J’ai… j’ai un truc important à te dire.’
‘Ah ? Tu t’en souviens maintenant ?’ demande-t-il en trottinant vers moi.
‘Oui, je… je n’avais pas vraiment oublié, en fait’
                Non. Impossible que je garde le secret que j’ai moi-même instauré. Paul est un homme honnête – lui mentir ainsi sur quelque chose qui va l’engager pour de bon… Non. C’est plus fort que moi.
                Je lui déballe tout, et je m’arrange pour rejeter largement la faute sur moi. Je lui raconte comment j’ai séduit sa tendre Amy – à coup de fleurs, de champagne et de baisers volés. J’insiste sur le fait qu’elle était triste de le voir sombrer dans l’alcool à cette époque-là, et bien sûr, sur comment elle a essayé de résister à mon assaut. J’évite le passage sur nos ébats sauvages, sur ses gémissements qui m’ont fait fondre le cœur, et je passe directement au chapitre sur ses larmes pleines de regret le lendemain matin. Je conclus sur ma décision de taire cet épisode, estimant que ses pleurs étaient la preuve qu’elle l’aimait plus que moi (ce qu’en réalité, j’ai bel et bien pensé sur le moment, d’où le fait que j’aie pu réagir avec un peu trop de froideur sur le coup). Mais cette parenthèse, j’évite d’en parler à Paul – j’en suis au passage où elle acquiesce à mon choix de garder secret notre écart de conduite quand Paul, qui a gardé le silence jusque-là, le visage figé comme un marbre d’empereur romain, secoue la tête en s’exclamant :
‘Non ! Tu mens !… Amy ne pourrait pas me faire ça ! Jamais ! Jamais elle me tromperait ! Jamais elle me ferait ça !’ s’écrie-t-il, comme saisi de folie.
‘C’est… c’est la simple vérité…’
‘Non ! Tu mens pour me faire du mal ! Je te crois pas !’
                Paul sort en trombe des toilettes. J’avoue qu’à ce moment précis, je suis figé dans l’incompréhension la plus totale. Pour une fois que je fais preuve d’une franchise absolue, que je ne dissimule rien de mes sombres pensées, de mes actes impensés, on ne me croit pas !? C’est dingue !... Lorsque je me décide à le suivre, je le vois déjà assis à côté d’Amy discutant avec Jenny, qui berce Myalis dans ses bras. Paul, au regard sinistre, boit son verre cul sec puis se tourne vers Amy et lui chuchote quelque chose à l’oreille. Je sens que ça va dégénérer mais je ne fais rien : j’ai l’impression d’assister à un enchaînement d’évènements totalement hors contrôle, comme des dominos qui s’effondrent tour à tour.
‘Quelle connerie as-tu donc encore faite ?’ me demande Flake sur un ton narquois en regardant dans la même direction que moi.
‘Lâche-moi un peu, tu veux !’
                Amy semble effarée. Elle secoue la tête puis murmure à son tour quelque chose à l’oreille de Paul. Je vois Jenny qui tente d’écouter ce que le couple se dit. Au bout de quelques secondes à peine, Paul explose de rage : il attrape Amy par le bras et la traîne dehors. Tout le monde semble sous le choc. Et personne ne bouge.
‘Intéressant…’ marmonne Flake en sirotant son verre.
                Je vois Richard qui se dirige vers moi pour obtenir des explications mais je l’esquive pour rejoindre le couple en fureur dehors. Paul déverse sa colère sur Amy, recroquevillée sur le sol près de la voiture d’Olli. Au moment où il semble lever le poing pour la frapper, je me jette sur lui et le plaque contre la portière. Paul me dévisage avec démence avant d’attraper mes cheveux et d’éclater mon crâne contre le capot avec la rapidité d’un lutin farceur. Etourdi, je m’effondre par terre. Le sang dégouline devant mes yeux mais j’ai l’esprit assez clair pour entendre Paul s’écrier :
‘Tu étais tout pour moi ! Tout !’
‘Paul… s’il te plaît…’ dit-elle.
‘Tu n’aurais jamais dû me faire ça ! Jamais !’ hurle-t-il.
                Sa voix fait écho dans la ruelle, et devient presque assourdissante. C’est peut-être le coup à la tête qui me fait perdre toute perspective.
‘Laisse-moi t’expliquer !’
‘Non ! Si c’est pour nier maintenant, c’est plus la peine ! Et je veux pas savoir pourquoi tu as fait ça ! Pour moi, tu n’es plus qu’une… qu’une sale petite pute !’
                Puis j’entends des pas, une voiture qui démarre en trombe et la voix d’Amy. Sa voix si douce. Sa voix éplorée et pourtant très calme. Je crois qu’elle me demande si ça va. Le front entre mes deux mains, je tente de la rassurer – je sens sa main posée sur mon épaule.
‘C’est que du sang…’
‘Je l’aime, Till… Je l’aime tant…’
‘Je suis désolé.’
                Mais le suis-je vraiment ?

[Suite]

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