XVI – Un revenant
‘Mais
savoir donner
Donner sans reprendre, ne rien faire qu’apprendre
Donner sans reprendre, ne rien faire qu’apprendre
Apprendre
à aimer
Aimer
sans attendre, aimer à tout prendre
Apprendre
à sourire
Rien
que pour le geste, sans vouloir le reste
Et
apprendre à vivre
Et s’en
aller’
Florent
Pagny et Pascal Obispo, ‘Savoir aimer’
1 – La main donnée
Et
voilà ! Myalis Elvie Masako Landers est née. Quand mon père m’appelle pour
me dire de les rejoindre après cinq heures de travail et d’accouchement, j’en reviens
pas du choix des prénoms :
‘Mais pourquoi pas Oksana ?’
‘C’est pas joli.’
‘Mais moi, j’aimais bien.’
‘Ecoute, c’est pas toi qui décides,’ dit-il sèchement.
Je
me doute bien qu’il est stressé à cause de l’accouchement mais j’apprécie moyen.
‘Oh, ça va, hein ! Tu vas pas me crier dessus
pour ça.’
‘Mais je ne te crie pas dessus !’
‘Ouais, ouais, c’est ça.’
J’entends
bien que Paul allait répliquer quelque chose puis il se ravise, comme s’il
devait prendre sur lui-même pour réussir à me parler – moi, son autre fille
qu’il ne considère pas tout à fait comme sa fille.
‘Je préfère Masako. Ce n’est que le troisième prénom
de toute façon.’
Son
ton est toujours aussi sec mais la voix se veut posée, calme. J’ai envie de lui
rétorquer autre chose ; au fond, ma colère envers mon père, je n’arrive
pas – n’arriverai peut-être jamais à la ravaler entièrement ; c’est comme
un mauvais réflexe.
‘Mais… bon, Okay. Ça veut dire quoi déjà ?’
‘Certitude en japonais.’
Les
autres prénoms aussi ont une signification spéciale : Elvie est une
déformation d’Elvire, qui vient du germanique « adal », noble, et
« wart », gardien. Myalis, mêmes complications : Amy a cherché
quelque chose qui ressemblait à Maëlig, un prénom breton qui veut dire « princesse ».
‘Très recherché tout ça.’
C’est
ce que sort Lidja quand j’arrive, après les explications d’Amy – elle reste un
peu à l’écart, alors qu’Olli n’a pas hésité à prendre Myalis dans ses bras,
avant de la repasser à mon père pour « prendre la petite famille en photo ».
‘Tu le lâches jamais, ton appareil, ou quoi ?’ grommèle
mon père pour éviter la corvée de poser avec nous.
Même
s’il n’est pas peu fier de sa nouvelle « vraie fille, » il n’aime pas
tant que ça les photos de famille. Après tout, il faut faire semblant sur les photos…
‘Non,’ répond tout simplement Olli.
‘Mais arrête de râler, Papa !’ lance Hannah – toujours
aussi directe. ‘Et viens t’asseoir là !’
‘Bon, très bien…’
J’ai
gardé la photo en souvenir. L’une des seules photos où je pose à côté de mon
père – ce qui avant était tout simplement hors de question. Ça fait bizarre de constater
combien les choses peuvent changer en quelques mois – combien ses préjugés
envers quelqu’un peuvent être complètement faussés par de mauvaises circonstances.
Pendant toute mon adolescence, j’ai cru que mon père ne voulait pas de moi –
qu’il avait préféré me laisser chez ma mère pour se débarrasser de moi. Après
tout, j’avais mes raisons pour croire ça : il se contentait de m’envoyer
une carte deux fois par an – une à mon anniversaire, et l’autre à Noël –
suivies de près par un colis quelques jours plus tard. Toujours des jouets
débiles – les trucs dont tous mes camarades rêvaient, mais dont moi, je ne
voulais pas. Ma mère me disait que j’étais pas obligée de répondre si je n’en
avais pas envie, alors je répondais jamais. Et pourtant, chaque année,
rebelotte ! La carte avec trois lignes griffonnées dessus – un message qui
me faisait bâiller par sa platitude… puis le colis, emballé consciencieusement,
dans lequel figurait un cadeau qui finirait très vite à la poubelle. J’avais
rien contre ses camions de pompiers – ça ne m’intéressait pas uniquement parce
que ça venait de lui, et lui, je le connaissais pas, donc il ne m’intéressait
pas.
Quand
Maman a fait un énième coma éthylique (elle n’a jamais supporté le fait que
Paul la traite comme une simple groupie) et quand les flics m’ont chopée en possession
de drogues, l’assistance m’a confiée à Paul – qui était sous le choc en me
voyant vêtue d’une mini-jupe en skaï et d’un top échancré, mais qui s’est contenté
de dire :
‘C’est fou comme tu as changé, Thomas.’
‘Ben ouais, pauv’ con ! ça fait dix ans quand
même ! Et au fait, moi, c’est Tanja maintenant…’
Son
accueil se voulait poli et enjoué, mais ses mièvreries me faisaient vomir – déjà,
j’apprenais que j’avais une demi-sœur âgée de neuf ans ! Y’a de quoi
tomber des nues ! Ensuite, j’arrivais en des temps difficiles – Paul et la
belle-mère se gueulaient dessus une fois par semaine, et faisaient chambre à
part un mois par an. A cela s’ajoutait que j’étais loin de me sentir à la
maison, alors j’ai continué mes conneries. Peu de temps après, voilà que mon
père a été témoin du viol d’Amy, et là, tout est parti en couille : Maja
était au bord de la crise de nerfs et, voyant que s’acharner sur Paul ne faisait
que l’enfoncer dans son trou, elle m’a prise comme bouc émissaire. Et j’ai
recommencé mes fugues.
Un soir, Schneider m’a
retrouvée dans un squat – un de mes « amis » l’avait prévenu – et m’a
annoncé que Paul s’était séparé et mis à boire. J’étais complètement stone
alors je l’ai envoyé balader ; mais le lendemain, je suis rentrée à la maison,
et j’ai constaté le désastre. Maja avait plié bagages et gardait Hannah la semaine
pour la ramener le week-end et accessoirement vérifier ce qu’était devenue
« la loque de Paul ». Plus aucune règle à la maison, sauf quand mon
demi-frère Emil venait faire sa loi – j’entrais comme dans un moulin – Paul me
faisait pas chier, alors je l’ignorais.
Ç’a duré pendant plusieurs
années comme ça…jusqu’à ce qu’Amy débarque dans sa vie. Il s’est métamorphosé –
son bonheur m’a presque rendue jalouse, en quelque sorte. J’avais l’impression
qu’il montait tout ça pour me narguer, alors j’ai pris un malin plaisir à lui
envoyer des vannes sans arrêt – absence de respect agrémentée d’une toute nouvelle
haine envers ses beaux sentiments. Je voulais le détester par principe – et Amy
a vu clair dans mon jeu. Elle m’a vue prendre des hormones en cachette dans les
toilettes ; elle a deviné ce que je fabriquais ; et elle m’a dit
cash :
‘Je ne dirai rien à ton père à ce sujet car il ne
comprendrait pas. Mais si tu recherches la confiance ou les conseils qu’il
devrait te donner, n’hésite pas à venir me voir.’
Elle
m’a aussi avoué qu’elle avait des trans parmi ses amis, qui avaient sûrement de
meilleurs fournisseurs que moi. C’est comme ça qu’elle est devenue mon amie et
qu’elle s’est mis dans la tête de me réconcilier avec mon père. La situation
était devenue infernale : voir Papa devenir un véritable amoureux transi m’a
donné encore plus de ferveur dans mon acharnement à le rabaisser plus bas que
terre, et en réponse, Paul se contentait de narguer mon choix de devenir une
femme. J’ai explosé le jour où, en week-end chez Till, mon père m’a
sorti :
‘Mais pourquoi tu ne te mets pas en maillot ?’
‘J’t’emmerde !’
‘Ah, oui, j’oubliais : faut pas montrer aux
gens les nichons que tu t’es fait pousser !’
C’était
peu de temps après qu’on lui a enlevé son plâtre à la main. Je n’ai pas pu
contrôler ma fureur : je suis sortie de mon coin à l’ombre et j’ai marché
droit vers lui – il trempait ses pieds dans la piscine de Till d’un air
nonchalant, ses mains en appui derrière lui – et je lui ai donné un coup de
talon sur les phalanges. Celles qu’il s’était cassées. Sans lui laisser le temps
de gémir, je l’ai poussé dans la piscine et j’ai hurlé :
‘Je te hais, connard ! T’entends ? Je te
hais !’
Till
est venu me voir plus tard en disant que j’avais dépassé les bornes et que j’avais
intérêt à me calmer, surtout que chez lui, la règle est de respecter ses
parents, alors je l’ai envoyé chier en lui rétorquant :
‘C’est d’abord à cet enfoiré de me respecter telle
que je suis !’
Puis
j’ai pris le premier train pour Berlin. J’ai tout raconté à Amy, lui confiant
que je voulais partir pour de bon, même sans mon Abitur, dont je n’avais rien à
foutre ; que seul l’argent était le souci. Et c’est là où elle m’a parlé
de son viol, et plus précisément, des mots maladroits de Paul, de son manque de
tact quand il s’agit de sentiments. Elle m’a fait comprendre qu’il est le genre
d’homme qui n’arrive pas à s’exprimer correctement sur les choses qui lui tiennent
à cœur, qu’il préfère souvent l’échappatoire après un mot dit de travers plutôt
que les explications cartes sur table. Elle m’a fait aussi promettre d’attendre
jusqu’à la fin de ma dernière année de lycée pour essayer d’arranger les choses
entre moi et Paul avant. J’ai accepté. Quelques jours plus tard, il venait
s’excuser. Bien sûr, je suis restée inébranlable, comme un roc : il en
fallait plus pour obtenir mon pardon.
Les
mois qui ont suivi, il a tout tenté pour qu’on se réconcilie – et je prenais
plaisir à lui rétorquer à chaque fois qu’il proposait une nouvelle
sortie :
‘C’est une idée d’Amy, ça aussi ?’
Je
vais être franche : j’étais heureuse qu’il fasse des efforts – qu’il
arrête de m’envoyer des piques sur mon style vestimentaire, ma démarche ou ma
sexualité ; qu’il commence aussi à m’appeler Tanja – ce qui veut dire beaucoup
pour moi. Mais j’avais besoin qu’il en fasse encore plus pour effacer toutes ces
années gâchées.
C’est
en voyage à Vienne que Papa a choisi de parler clairement de mon désir de
devenir une femme. Je fêtais mes dix-neuf ans, et j’étais prête à partir de la maison
même en cours de dernière année, même sans argent ni travail. Papa s’est mis à
pleurer en me demandant ce qu’il devait faire pour qu’on soit enfin en bons termes,
et comme c’était la première fois que je le voyais dans cet état, je lui ai
déballé mon sac. Tout ce que j’avais sur le cœur. D’un coup. Sans passer par
trente-six mille chemins. Il était sous le choc mais il a admis ses
erreurs : il m’a pris la main et m’a promis qu’il m’accepterait désormais
telle que j’ai envie d’être, et que si changer de sexe est vraiment ce que je voulais,
il ne s’y opposerait plus. Il a aussi promis qu’il arrêterait l’alcool car il
se rendait bien compte du mal que ça faisait autour de lui.
Quand
j’ai levé les yeux vers les siens, pas vitreux cette fois, je me suis lancée à
mon tour :
‘Je suis désolée de t’avoir marché sur la main l’autre
fois – je pensais pas que ça aurait autant de conséq…’
‘Hein ? Ah non, t’inquiète pas ! Le docteur
a dit que les tremblements étaient juste psychosomatiques…’
‘Ah ? C’est pour ça que tu n’en as plus
alors ?’
Il
m’a dévisagée sans comprendre, puis il a examiné sa main – la tournant et retournant
– testant ses phalanges et tout – avant de me regarder en disant :
‘Ben, on dirait bien que le doc avait raison.’
2 – Les mots pardonnés
Paul
n’a pas attendu longtemps pour annoncer son mariage à ses amis. Pour la fête
célébrant la naissance de Myalis, il a envoyé une invitation à tout le monde –
et presque tout le monde a répondu présent… Sauf Schneider. J’ai bien vu que Paul
l’a très mal pris ; il était certes content que les autres soient venus –
même si Till a gardé ses distances pendant toute la soirée, et malgré les
murmures entre Flake et Richard, qui discutaient la rapidité de la demande en
mariage – mais l’absence de Schneider, c’était pire qu’un refus de l’épouser de
la part d’Amy ou l’annonce que j’avais changé de sexe sans son accord, ou même
la perte d’un être cher : pour Paul, Schneider qui lui en veut toujours à
mort, c’est l’ultime coup de poignard.
Il
s’en remet quelques jours plus tard, semble-t-il, quand il me dit que pour le
témoin, il hésitait entre moi, Schneider et Till. Mais avec Schneider, ils ne
se parlent plus – avec Till, il est en froid – donc il n’y a plus que moi.
L’ennui… c’est que je voulais être demoiselle d’honneur !
‘Demoiselle d’honneur ?? Mais…’
Paul
me dévisage comme s’il allait vomir.
‘Quoi ?’
‘Ben… c’est ta sœur qui doit être demoiselle d’hon…’
‘Je le serai avec elle !’
‘Mais…’
‘Tu veux pas que je mette cette robe à ton mariage,
c’est ça ? Pff !! T’es trop lourd, franchement ! Je croyais que
tu me comprenais enfin et…’
‘Non, non ! Tu t’habilles comme tu veux… C’est
juste que…’
‘Quoi ?’
‘Tu peux aussi porter cette robe en étant mon témoin…’
Mais
pourquoi il insiste pour que je sois témoin ?!?! Il y a pas plus ringard !
Moi, je veux être demoiselle d’honneur !!
‘T’as demandé à Till au moins, s’il voulait être ton
témoin ?’
‘Tu sais bien que non.’
‘Ben, pourquoi ? C’est ton pote – c’est lui qui
devrait être témoin ! Moi, je veux être demoiselle d’honneur !’
‘Mais la demoiselle d’honneur… reste auprès de la
mariée…’
‘Ben justement !’
‘Donc, tu veux pas être à mes côtés pour mon
mariage ?’
Et
merde ! Voilà qu’il est vexé !
‘Mais non ! c’est pas ça le souci : c’est
que moi, je veux être demoiselle d’honneur ! C’est plus symbolique, tu
comprends ? Le témoin, c’est un truc administratif. Alors que la demoiselle
d’honneur, c’est une sorte de mini mariée – qui lance des pétales de fleurs et
tout… Tu comprends ?’
Il
soupire comme si je lui demandais de m’acheter un yacht alors que j’ai le mal
de mer. Il a toujours du mal à me comprendre ; je le sens. Amy me rassure en
rappelant tous les progrès qu’il a fait pour m’accepter en tant que trans, et
elle a raison : il m’appelle par le prénom que je me suis choisi sans jamais
se tromper ; il m’a changé de lycée et a demandé au proviseur que je sois
inscrite sous le nom de Tanja Landers sur les listes des profs bien que mon nom
officiel reste Thomas Landers ; il a aussi accepté qu’on prenne
rendez-vous ensemble avec différents médecins pour se renseigner sur la chirurgie
esthétique – même s’il m’a fait promettre de ne plus prendre d’hormones en
cachette jusqu’à ce qu’on trouve une clinique qui lui serait assez « convenable »
pour prendre en charge ma transformation. Je me doute bien qu’en fait, il
cherche à gagner du temps mais Amy dit que c’est normal qu’il veuille retarder
le processus – qu’il a besoin de ce temps pour se faire à l’idée que je veuille
être une femme, et que même si c’est dommage de rater le moment propice de ma puberté
pour commencer la transformation, je ne dois pas oublier que ce que je cherche,
c’est plus qu’une transformation physique, c’est une reconnaissance ; et
elle doit commencer par l’accord de mon père. Si son regard change, beaucoup de
changements que je désire seront effectifs ; ils auront plus de sens…
Tout
ça pour dire que ça me fait chier de toujours devoir batailler avec mon père sur
des trucs qui lui semblent futiles mais qui sont extrêmement importants pour moi
– toujours difficile de rétablir une communication entre moi et lui :
c’est limite, parfois, j’ai l’impression que c’est, pour lui, une épreuve
titanesque car il ne comprend pas ce qui me tient à cœur… et moi, même avec
tous les efforts du monde, je ne comprends pas ce qui lui tient à cœur.
‘Ecoute Paul…’
Je le vois froncer les
sourcils. L’appeler Paul est devenu un tel réflexe que je ne m’en rends même
plus compte, mais pour lui, cela fait toujours aussi mal.
‘Je veux dire : Papa, je sais que t’as du mal à
m’accepter comme je suis…’
‘Mais je t’accepte comme…’
‘Non, arrête : laisse-moi finir !’
‘D’accord.’
‘Pour moi, c’est important d’être demoiselle
d’honneur. Tout le monde me verra comme j’ai envie d’être, et je serai pas
reléguée au fond du décor. Okay, je serai un peu l’attraction de la cérémonie, mais
pour moi, c’est important que les gens me voient telle que je veux être. Je sais
que ça te ferait plaisir que je sois ton témoin mais… pour moi, ce serait comme
devoir adopter une attitude conformiste et ça serait bizarre. Être témoin et
être demoiselle d’honneur, ça veut pas dire la même chose.’
Il
fronce les sourcils : je lis sur son visage l’expression typique qui veut
dire « Je comprends que dalle à ce que tu débites ! »
‘Si je porte une robe en étant témoin, les gens vont
dire que je veux jouer les trouble-fête – alors que si je suis demoiselle
d’honneur, les gens seront forcés d’admettre que c’est toi qui as choisi de
m’accepter telle quelle. Tu vois la différence ?’
Il
acquiesce enfin.
‘Oui, tu as raison. J’avais pas vu les choses comme
ça.’
‘Sinon j’aurais été ravie d’être ton témoin !’
‘Oui.’
‘Bon, maintenant dis-moi : t’en penses quoi de
ma robe ?’
Je
fais un tour sur moi-même pour lui montrer la magnifique robe-bustier en satin
qu’Amy et moi sommes allées acheter ensemble.
‘Tu es très belle.’
‘Merci.’
Je
me jette dans ses bras : les compliments venant de lui sont si rares, pour
ne pas dire inexistants, que lorsqu’il fait un petit effort, j’ai à chaque fois
presque la larme à l’œil et ne pense qu’à lui faire un câlin – même si ses muscles
raides ont toujours l’air d’exprimer une certaine froideur. Quand je pense qu’il
y a encore quelques mois, jamais je n’aurais pensé pouvoir m’approcher à moins
de deux mètres de lui. Les choses changent si vite dans cette famille !
Quelqu’un
sonne à la porte d’entrée. Toute guillerette, je vais ouvrir et je n’arrive pas
à croire qui je découvre sur le seuil. Mon père me demande qui est le visiteur
inattendu et j’hésite à laisser entrer le revenant.
‘Paul ? C’est moi… Schneider.’
Paul
se précipite vers nous et prend ma place à la porte pendant que je m’esquive
dans un coin pour les observer. Les deux anciens compères restent silencieux plusieurs
secondes, se surveillant l’un l’autre, jusqu’à ce que Paul brise la glace :
‘Tu es venu pour que je t’offre un café ?’
‘Entre autres.’
Ils
se dévisagent encore plusieurs secondes, puis Paul le laisse passer au salon. Schneider
s’approche instinctivement du couffin de Myalis et demande :
‘Ta fiancée est sortie ?’
‘Oui. Elle passe l’après-midi avec sa meilleure
amie. Si tu veux la critiquer, c’est l’occasion ou jamais.’
Schneider
se retourne aussi sec et hésite à répliquer. Mais au final, il choisit de se
poser sur le canapé, à côté du bébé, et lui caresse la joue du bout du doigt. Mon
père revient avec la tasse de café pour Schneider, mais aucune pour lui-même.
Il a adopté l’attitude qu’il avait souvent avec moi : celle du chat qui
guète le danger mais qui garde l’échappatoire la plus proche en vue. Schneider
sort de sa torpeur admiratrice envers Myalis puis saisit sa tasse.
‘Elle est vraiment très jolie.’
‘Les compliments, il fallait les faire pendant la fête.’
‘Oui, désolé, j’ai… pas pu venir.’
‘Pas voulu, tu veux dire, non ?’
‘Ecoute…’
‘Oui ?’
‘Les choses sont pas simples en ce moment…’
‘T’es venu juste pour me dire cette ânerie ?’
Schneider
baisse la tête.
‘Je suis venu pour qu’on discute.’
‘Vraiment ? Ta conception du mot discussion est
souvent proche du monologue moralisateur si je me souviens bien !’
‘Bon, si c’est pour me couper la parole tes
sarcasmes débiles, je m’en vais !’
‘Je t’en prie.’
Schneider
se lève d’un bond mais n’ose pas partir. Paul le surveille toujours du regard.
Puis, Schneider se rassied et marmonne :
‘Je me suis disputé avec Regina peu de temps avant
ta fête : je suis pas venu parce que je voulais pas que vous voyiez que ça
se passe mal entre moi et elle.’
‘Tiens ! c’est marrant : je l’avais pris
de manière plus personnelle. Et pourquoi donc vous vous êtes disputé ?’
demande enfin Paul, avachi dans son fauteuil.
‘Regina ne peut… peut pas avoir d’enfant.’
Mon
père fronce les sourcils mais n’ose plus l’ouvrir.
‘On a un peu tout essayé,’ continue Schneider en regardant
Myalis avec tendresse. ‘Les traitements, la fécondation in vitro, tout ça – mais
rien ne fonctionne. Regina voudrait adopter mais tu sais combien c’est
important pour moi que le bébé soit de nous…’
‘De toi surtout.’
‘Evite d’être méchant, s’il te plaît.’
‘C’est pas de la méchanceté ; c’est la vérité.
Pourquoi vous n’essayez pas la mère porteuse ? C’est pas l’argent qui te
manque,’ ajoute Paul en haussant les épaules.
‘C’est interdit dans notre pays.’
‘Hm. Possible. Mais l’Espagne, c’est pas loin. Et ça
doit être autorisé là-bas. J’ai vu ça dans une émiss…’
‘Regina s’y oppose – elle pense que si le bébé est
de moi mais pas d’elle, elle…elle sentirait la différence. C’est pour ça qu’elle
préfère qu’on adopte, ou rien d’autre – comme ça, on serait sur un pied d’égalité,
comme elle dit.’
‘Elle n’a pas tort.’
‘J’étais sûr que tu serais d’accord avec elle.’
‘Ben, en même temps, ça fait des mois qu’on ne se comprend
plus trop, nous deux.’
Schneider
le dévisage à son tour.
‘C’est pas faute de vouloir faire des efforts de mon
côté,’ le nargue Schneider.
‘Vraiment ? C’est bien la meilleure, celle-là !’
‘Ecoute, je suis vraiment désolé de la manière dont
j’ai traité Amaryllis et…’
‘Ah, enfin !’
‘Tu seras donc toujours aussi rancunier ?!’
‘Oui, toujours. A cinquante ans, on n’a plus envie
de changer.’
‘Ah bon ? Pourtant, c’est ces derniers temps que
tu t’es métamorphosé le plus, je trouve.’
‘Dois-je le prendre pour un compliment ?’
‘Eh bien… ça dépend.’
Les
deux se surveillent à nouveau du regard. J’ai l’impression que leur duel dure
depuis des heures.
‘Paul… j’ai jamais voulu t’avoir à dos.’
‘Raté.’
Schneider
soupire avant de reprendre :
‘Quand j’ai vu Amaryllis pour la première fois, j’ai
cru qu’elle te manipulait : elle a tout de la groupie obsédée par Rammstein
et qui n’a plus rien à perdre – avec ses tatouages, son métier, son… son
attitude, ses…’
‘Tes préjugés n’ont aucun effet sur moi, alors
laisse tomber, Schneider !’
‘Avoue que tu n’as généralement pas de chance,
question groupie.’
‘Ce commentaire n’a pas sa place ici,’ tranche Paul
alors que Schneider me regarde comme s’il découvrait seulement maintenant que
j’étais là.
‘Okay, j’ai eu tort, et je l’admets. Ça m’arrive de
me tromper sur quelqu’un, mais tu me connais : je suis d’un naturel très
méfiant.’
‘Trop.’
‘Oui, t’as raison :
trop méfiant parfois. Mais je n’y peux rien. Je suis comme ça, et je ne changerai pas.’
‘Et t’es venu pour dire ça ?’
‘Je suis venu pour m’excuser d’avoir voulu te protéger.
C’est tout.’
‘J’ai pas besoin d’être protégé : je suis plus
vieux que toi, je te signale !’
‘Oui, je sais. Mais voilà mes excuses : à toi
d’en faire ce que tu veux.’
Schneider
se lève, reprend sa veste posée sur une chaise et se dirige vers la porte.
‘Attends !’
Quand
Schneider se retourne, il a les lèvres pincées et la tête haute – l’attitude de
l’homme toujours fier de rester accroché à ses principes. Quand Paul le rejoint
près de l’entrée, il a les mains dans les poches et la démarche un peu désinvolte
– celle du gars qui hésite à pardonner. Tous deux tournent encore autour du pot
pendant plusieurs minutes, alors j’en profite pour m’installer sur le canapé et
mater une série à la télé, avec Myalis qui somnole à côté. Derrière moi, les
deux zigotos continuent leur duel verbal : Schneider clame qu’il ne se
rabaissera pas plus bas que terre pour se voir accorder un pardon – mon père le
fait languir à coup de répliques qui tuent. Au bout d’une heure, Schneider met
fin à la bataille en s’énervant :
‘Dois-je en conclure que c’est fini entre nous ?’
‘On n’est pas un couple !’ ironise Paul.
‘Va te faire foutre !’
‘Non, attends !’
Schneider
claque la porte derrière lui. Mon père s’élance à sa poursuite dans les
escaliers. Apparemment, ils ont encore une explication dans le hall, car quelques
minutes plus tard, ils remontent tous les deux le sourire aux lèvres, et Paul
m’annonce que je n’aurai plus besoin d’être son témoin.
‘C’est toujours comme ça que vous vous
réconciliez ?’ demandé-je, incrédule.
‘En général, on évite de se disputer,’ me sort Paul.
‘C’est préférable !’
‘On sait qu’on a tous les deux un sale caractère,
c’est pour ça !’ ajoute Schneider.
‘Non, c’est toi qui as un sale caractère !’
‘Faudrait enseigner à ton père une once d’humilité,’
me dit Schneider en tapotant Paul sur l’épaule.
‘Et à toi, une pointe de modestie !’ conclut
mon père. ‘Si tu mets un costume plus beau que le mien à mon mariage, je ne
t’adresse plus la parole !’
[Suite]
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