dimanche 3 février 2019

Amaryllis - Chapitre XVI


XVI – Un revenant


‘Mais savoir donner 
Donner sans reprendre, ne rien faire qu’apprendre 
Apprendre à aimer
Aimer sans attendre, aimer à tout prendre
Apprendre à sourire
Rien que pour le geste, sans vouloir le reste
Et apprendre à vivre
Et s’en aller’
Florent Pagny et Pascal Obispo, ‘Savoir aimer’

1 – La main donnée

                Et voilà ! Myalis Elvie Masako Landers est née. Quand mon père m’appelle pour me dire de les rejoindre après cinq heures de travail et d’accouchement, j’en reviens pas du choix des prénoms :
‘Mais pourquoi pas Oksana ?’
‘C’est pas joli.’
‘Mais moi, j’aimais bien.’
‘Ecoute, c’est pas toi qui décides,’ dit-il sèchement.
                Je me doute bien qu’il est stressé à cause de l’accouchement mais j’apprécie moyen.
‘Oh, ça va, hein ! Tu vas pas me crier dessus pour ça.’
‘Mais je ne te crie pas dessus !’
‘Ouais, ouais, c’est ça.’
                J’entends bien que Paul allait répliquer quelque chose puis il se ravise, comme s’il devait prendre sur lui-même pour réussir à me parler – moi, son autre fille qu’il ne considère pas tout à fait comme sa fille.
‘Je préfère Masako. Ce n’est que le troisième prénom de toute façon.’
                Son ton est toujours aussi sec mais la voix se veut posée, calme. J’ai envie de lui rétorquer autre chose ; au fond, ma colère envers mon père, je n’arrive pas – n’arriverai peut-être jamais à la ravaler entièrement ; c’est comme un mauvais réflexe.
‘Mais… bon, Okay. Ça veut dire quoi déjà ?’
‘Certitude en japonais.’
                Les autres prénoms aussi ont une signification spéciale : Elvie est une déformation d’Elvire, qui vient du germanique « adal », noble, et « wart », gardien. Myalis, mêmes complications : Amy a cherché quelque chose qui ressemblait à Maëlig, un prénom breton qui veut dire « princesse ».
‘Très recherché tout ça.’
                C’est ce que sort Lidja quand j’arrive, après les explications d’Amy – elle reste un peu à l’écart, alors qu’Olli n’a pas hésité à prendre Myalis dans ses bras, avant de la repasser à mon père pour « prendre la petite famille en photo ».
‘Tu le lâches jamais, ton appareil, ou quoi ?’ grommèle mon père pour éviter la corvée de poser avec nous.
                Même s’il n’est pas peu fier de sa nouvelle « vraie fille, » il n’aime pas tant que ça les photos de famille. Après tout, il faut faire semblant sur les photos…
‘Non,’ répond tout simplement Olli.
‘Mais arrête de râler, Papa !’ lance Hannah – toujours aussi directe. ‘Et viens t’asseoir là !’
‘Bon, très bien…’

                J’ai gardé la photo en souvenir. L’une des seules photos où je pose à côté de mon père – ce qui avant était tout simplement hors de question. Ça fait bizarre de constater combien les choses peuvent changer en quelques mois – combien ses préjugés envers quelqu’un peuvent être complètement faussés par de mauvaises circonstances. Pendant toute mon adolescence, j’ai cru que mon père ne voulait pas de moi – qu’il avait préféré me laisser chez ma mère pour se débarrasser de moi. Après tout, j’avais mes raisons pour croire ça : il se contentait de m’envoyer une carte deux fois par an – une à mon anniversaire, et l’autre à Noël – suivies de près par un colis quelques jours plus tard. Toujours des jouets débiles – les trucs dont tous mes camarades rêvaient, mais dont moi, je ne voulais pas. Ma mère me disait que j’étais pas obligée de répondre si je n’en avais pas envie, alors je répondais jamais. Et pourtant, chaque année, rebelotte ! La carte avec trois lignes griffonnées dessus – un message qui me faisait bâiller par sa platitude… puis le colis, emballé consciencieusement, dans lequel figurait un cadeau qui finirait très vite à la poubelle. J’avais rien contre ses camions de pompiers – ça ne m’intéressait pas uniquement parce que ça venait de lui, et lui, je le connaissais pas, donc il ne m’intéressait pas.
                Quand Maman a fait un énième coma éthylique (elle n’a jamais supporté le fait que Paul la traite comme une simple groupie) et quand les flics m’ont chopée en possession de drogues, l’assistance m’a confiée à Paul – qui était sous le choc en me voyant vêtue d’une mini-jupe en skaï et d’un top échancré, mais qui s’est contenté de dire :
‘C’est fou comme tu as changé, Thomas.’
‘Ben ouais, pauv’ con ! ça fait dix ans quand même ! Et au fait, moi, c’est Tanja maintenant…’
                Son accueil se voulait poli et enjoué, mais ses mièvreries me faisaient vomir – déjà, j’apprenais que j’avais une demi-sœur âgée de neuf ans ! Y’a de quoi tomber des nues ! Ensuite, j’arrivais en des temps difficiles – Paul et la belle-mère se gueulaient dessus une fois par semaine, et faisaient chambre à part un mois par an. A cela s’ajoutait que j’étais loin de me sentir à la maison, alors j’ai continué mes conneries. Peu de temps après, voilà que mon père a été témoin du viol d’Amy, et là, tout est parti en couille : Maja était au bord de la crise de nerfs et, voyant que s’acharner sur Paul ne faisait que l’enfoncer dans son trou, elle m’a prise comme bouc émissaire. Et j’ai recommencé mes fugues.
Un soir, Schneider m’a retrouvée dans un squat – un de mes « amis » l’avait prévenu – et m’a annoncé que Paul s’était séparé et mis à boire. J’étais complètement stone alors je l’ai envoyé balader ; mais le lendemain, je suis rentrée à la maison, et j’ai constaté le désastre. Maja avait plié bagages et gardait Hannah la semaine pour la ramener le week-end et accessoirement vérifier ce qu’était devenue « la loque de Paul ». Plus aucune règle à la maison, sauf quand mon demi-frère Emil venait faire sa loi – j’entrais comme dans un moulin – Paul me faisait pas chier, alors je l’ignorais.
Ç’a duré pendant plusieurs années comme ça…jusqu’à ce qu’Amy débarque dans sa vie. Il s’est métamorphosé – son bonheur m’a presque rendue jalouse, en quelque sorte. J’avais l’impression qu’il montait tout ça pour me narguer, alors j’ai pris un malin plaisir à lui envoyer des vannes sans arrêt – absence de respect agrémentée d’une toute nouvelle haine envers ses beaux sentiments. Je voulais le détester par principe – et Amy a vu clair dans mon jeu. Elle m’a vue prendre des hormones en cachette dans les toilettes ; elle a deviné ce que je fabriquais ; et elle m’a dit cash :
‘Je ne dirai rien à ton père à ce sujet car il ne comprendrait pas. Mais si tu recherches la confiance ou les conseils qu’il devrait te donner, n’hésite pas à venir me voir.’
                Elle m’a aussi avoué qu’elle avait des trans parmi ses amis, qui avaient sûrement de meilleurs fournisseurs que moi. C’est comme ça qu’elle est devenue mon amie et qu’elle s’est mis dans la tête de me réconcilier avec mon père. La situation était devenue infernale : voir Papa devenir un véritable amoureux transi m’a donné encore plus de ferveur dans mon acharnement à le rabaisser plus bas que terre, et en réponse, Paul se contentait de narguer mon choix de devenir une femme. J’ai explosé le jour où, en week-end chez Till, mon père m’a sorti :
‘Mais pourquoi tu ne te mets pas en maillot ?’
‘J’t’emmerde !’
‘Ah, oui, j’oubliais : faut pas montrer aux gens les nichons que tu t’es fait pousser !’
                C’était peu de temps après qu’on lui a enlevé son plâtre à la main. Je n’ai pas pu contrôler ma fureur : je suis sortie de mon coin à l’ombre et j’ai marché droit vers lui – il trempait ses pieds dans la piscine de Till d’un air nonchalant, ses mains en appui derrière lui – et je lui ai donné un coup de talon sur les phalanges. Celles qu’il s’était cassées. Sans lui laisser le temps de gémir, je l’ai poussé dans la piscine et j’ai hurlé :
‘Je te hais, connard ! T’entends ? Je te hais !’
                Till est venu me voir plus tard en disant que j’avais dépassé les bornes et que j’avais intérêt à me calmer, surtout que chez lui, la règle est de respecter ses parents, alors je l’ai envoyé chier en lui rétorquant :
‘C’est d’abord à cet enfoiré de me respecter telle que je suis !’
                Puis j’ai pris le premier train pour Berlin. J’ai tout raconté à Amy, lui confiant que je voulais partir pour de bon, même sans mon Abitur, dont je n’avais rien à foutre ; que seul l’argent était le souci. Et c’est là où elle m’a parlé de son viol, et plus précisément, des mots maladroits de Paul, de son manque de tact quand il s’agit de sentiments. Elle m’a fait comprendre qu’il est le genre d’homme qui n’arrive pas à s’exprimer correctement sur les choses qui lui tiennent à cœur, qu’il préfère souvent l’échappatoire après un mot dit de travers plutôt que les explications cartes sur table. Elle m’a fait aussi promettre d’attendre jusqu’à la fin de ma dernière année de lycée pour essayer d’arranger les choses entre moi et Paul avant. J’ai accepté. Quelques jours plus tard, il venait s’excuser. Bien sûr, je suis restée inébranlable, comme un roc : il en fallait plus pour obtenir mon pardon.
                Les mois qui ont suivi, il a tout tenté pour qu’on se réconcilie – et je prenais plaisir à lui rétorquer à chaque fois qu’il proposait une nouvelle sortie :
‘C’est une idée d’Amy, ça aussi ?’
                Je vais être franche : j’étais heureuse qu’il fasse des efforts – qu’il arrête de m’envoyer des piques sur mon style vestimentaire, ma démarche ou ma sexualité ; qu’il commence aussi à m’appeler Tanja – ce qui veut dire beaucoup pour moi. Mais j’avais besoin qu’il en fasse encore plus pour effacer toutes ces années gâchées.
                C’est en voyage à Vienne que Papa a choisi de parler clairement de mon désir de devenir une femme. Je fêtais mes dix-neuf ans, et j’étais prête à partir de la maison même en cours de dernière année, même sans argent ni travail. Papa s’est mis à pleurer en me demandant ce qu’il devait faire pour qu’on soit enfin en bons termes, et comme c’était la première fois que je le voyais dans cet état, je lui ai déballé mon sac. Tout ce que j’avais sur le cœur. D’un coup. Sans passer par trente-six mille chemins. Il était sous le choc mais il a admis ses erreurs : il m’a pris la main et m’a promis qu’il m’accepterait désormais telle que j’ai envie d’être, et que si changer de sexe est vraiment ce que je voulais, il ne s’y opposerait plus. Il a aussi promis qu’il arrêterait l’alcool car il se rendait bien compte du mal que ça faisait autour de lui.
                Quand j’ai levé les yeux vers les siens, pas vitreux cette fois, je me suis lancée à mon tour :
‘Je suis désolée de t’avoir marché sur la main l’autre fois – je pensais pas que ça aurait autant de conséq…’
‘Hein ? Ah non, t’inquiète pas ! Le docteur a dit que les tremblements étaient juste psychosomatiques…’
‘Ah ? C’est pour ça que tu n’en as plus alors ?’
                Il m’a dévisagée sans comprendre, puis il a examiné sa main – la tournant et retournant – testant ses phalanges et tout – avant de me regarder en disant :
‘Ben, on dirait bien que le doc avait raison.’

2 – Les mots pardonnés

                Paul n’a pas attendu longtemps pour annoncer son mariage à ses amis. Pour la fête célébrant la naissance de Myalis, il a envoyé une invitation à tout le monde – et presque tout le monde a répondu présent… Sauf Schneider. J’ai bien vu que Paul l’a très mal pris ; il était certes content que les autres soient venus – même si Till a gardé ses distances pendant toute la soirée, et malgré les murmures entre Flake et Richard, qui discutaient la rapidité de la demande en mariage – mais l’absence de Schneider, c’était pire qu’un refus de l’épouser de la part d’Amy ou l’annonce que j’avais changé de sexe sans son accord, ou même la perte d’un être cher : pour Paul, Schneider qui lui en veut toujours à mort, c’est l’ultime coup de poignard.
                Il s’en remet quelques jours plus tard, semble-t-il, quand il me dit que pour le témoin, il hésitait entre moi, Schneider et Till. Mais avec Schneider, ils ne se parlent plus – avec Till, il est en froid – donc il n’y a plus que moi. L’ennui… c’est que je voulais être demoiselle d’honneur !
‘Demoiselle d’honneur ?? Mais…’
                Paul me dévisage comme s’il allait vomir.
‘Quoi ?’
‘Ben… c’est ta sœur qui doit être demoiselle d’hon…’
‘Je le serai avec elle !’
‘Mais…’
‘Tu veux pas que je mette cette robe à ton mariage, c’est ça ? Pff !! T’es trop lourd, franchement ! Je croyais que tu me comprenais enfin et…’
‘Non, non ! Tu t’habilles comme tu veux… C’est juste que…’
‘Quoi ?’
‘Tu peux aussi porter cette robe en étant mon témoin…’
                Mais pourquoi il insiste pour que je sois témoin ?!?! Il y a pas plus ringard ! Moi, je veux être demoiselle d’honneur !!
‘T’as demandé à Till au moins, s’il voulait être ton témoin ?’
‘Tu sais bien que non.’
‘Ben, pourquoi ? C’est ton pote – c’est lui qui devrait être témoin ! Moi, je veux être demoiselle d’honneur !’
‘Mais la demoiselle d’honneur… reste auprès de la mariée…’
‘Ben justement !’
‘Donc, tu veux pas être à mes côtés pour mon mariage ?’
                Et merde ! Voilà qu’il est vexé !
‘Mais non ! c’est pas ça le souci : c’est que moi, je veux être demoiselle d’honneur ! C’est plus symbolique, tu comprends ? Le témoin, c’est un truc administratif. Alors que la demoiselle d’honneur, c’est une sorte de mini mariée – qui lance des pétales de fleurs et tout… Tu comprends ?’
                Il soupire comme si je lui demandais de m’acheter un yacht alors que j’ai le mal de mer. Il a toujours du mal à me comprendre ; je le sens. Amy me rassure en rappelant tous les progrès qu’il a fait pour m’accepter en tant que trans, et elle a raison : il m’appelle par le prénom que je me suis choisi sans jamais se tromper ; il m’a changé de lycée et a demandé au proviseur que je sois inscrite sous le nom de Tanja Landers sur les listes des profs bien que mon nom officiel reste Thomas Landers ; il a aussi accepté qu’on prenne rendez-vous ensemble avec différents médecins pour se renseigner sur la chirurgie esthétique – même s’il m’a fait promettre de ne plus prendre d’hormones en cachette jusqu’à ce qu’on trouve une clinique qui lui serait assez « convenable » pour prendre en charge ma transformation. Je me doute bien qu’en fait, il cherche à gagner du temps mais Amy dit que c’est normal qu’il veuille retarder le processus – qu’il a besoin de ce temps pour se faire à l’idée que je veuille être une femme, et que même si c’est dommage de rater le moment propice de ma puberté pour commencer la transformation, je ne dois pas oublier que ce que je cherche, c’est plus qu’une transformation physique, c’est une reconnaissance ; et elle doit commencer par l’accord de mon père. Si son regard change, beaucoup de changements que je désire seront effectifs ; ils auront plus de sens…
                Tout ça pour dire que ça me fait chier de toujours devoir batailler avec mon père sur des trucs qui lui semblent futiles mais qui sont extrêmement importants pour moi – toujours difficile de rétablir une communication entre moi et lui : c’est limite, parfois, j’ai l’impression que c’est, pour lui, une épreuve titanesque car il ne comprend pas ce qui me tient à cœur… et moi, même avec tous les efforts du monde, je ne comprends pas ce qui lui tient à cœur.
‘Ecoute Paul…’
Je le vois froncer les sourcils. L’appeler Paul est devenu un tel réflexe que je ne m’en rends même plus compte, mais pour lui, cela fait toujours aussi mal.
‘Je veux dire : Papa, je sais que t’as du mal à m’accepter comme je suis…’
‘Mais je t’accepte comme…’
‘Non, arrête : laisse-moi finir !’
‘D’accord.’
‘Pour moi, c’est important d’être demoiselle d’honneur. Tout le monde me verra comme j’ai envie d’être, et je serai pas reléguée au fond du décor. Okay, je serai un peu l’attraction de la cérémonie, mais pour moi, c’est important que les gens me voient telle que je veux être. Je sais que ça te ferait plaisir que je sois ton témoin mais… pour moi, ce serait comme devoir adopter une attitude conformiste et ça serait bizarre. Être témoin et être demoiselle d’honneur, ça veut pas dire la même chose.’
                Il fronce les sourcils : je lis sur son visage l’expression typique qui veut dire « Je comprends que dalle à ce que tu débites ! »
‘Si je porte une robe en étant témoin, les gens vont dire que je veux jouer les trouble-fête – alors que si je suis demoiselle d’honneur, les gens seront forcés d’admettre que c’est toi qui as choisi de m’accepter telle quelle. Tu vois la différence ?’
                Il acquiesce enfin.
‘Oui, tu as raison. J’avais pas vu les choses comme ça.’
‘Sinon j’aurais été ravie d’être ton témoin !’
‘Oui.’
‘Bon, maintenant dis-moi : t’en penses quoi de ma robe ?’
                Je fais un tour sur moi-même pour lui montrer la magnifique robe-bustier en satin qu’Amy et moi sommes allées acheter ensemble.
‘Tu es très belle.’
‘Merci.’
                Je me jette dans ses bras : les compliments venant de lui sont si rares, pour ne pas dire inexistants, que lorsqu’il fait un petit effort, j’ai à chaque fois presque la larme à l’œil et ne pense qu’à lui faire un câlin – même si ses muscles raides ont toujours l’air d’exprimer une certaine froideur. Quand je pense qu’il y a encore quelques mois, jamais je n’aurais pensé pouvoir m’approcher à moins de deux mètres de lui. Les choses changent si vite dans cette famille !

                Quelqu’un sonne à la porte d’entrée. Toute guillerette, je vais ouvrir et je n’arrive pas à croire qui je découvre sur le seuil. Mon père me demande qui est le visiteur inattendu et j’hésite à laisser entrer le revenant.
‘Paul ? C’est moi… Schneider.’
                Paul se précipite vers nous et prend ma place à la porte pendant que je m’esquive dans un coin pour les observer. Les deux anciens compères restent silencieux plusieurs secondes, se surveillant l’un l’autre, jusqu’à ce que Paul brise la glace :
‘Tu es venu pour que je t’offre un café ?’
‘Entre autres.’
                Ils se dévisagent encore plusieurs secondes, puis Paul le laisse passer au salon. Schneider s’approche instinctivement du couffin de Myalis et demande :
‘Ta fiancée est sortie ?’
‘Oui. Elle passe l’après-midi avec sa meilleure amie. Si tu veux la critiquer, c’est l’occasion ou jamais.’
                Schneider se retourne aussi sec et hésite à répliquer. Mais au final, il choisit de se poser sur le canapé, à côté du bébé, et lui caresse la joue du bout du doigt. Mon père revient avec la tasse de café pour Schneider, mais aucune pour lui-même. Il a adopté l’attitude qu’il avait souvent avec moi : celle du chat qui guète le danger mais qui garde l’échappatoire la plus proche en vue. Schneider sort de sa torpeur admiratrice envers Myalis puis saisit sa tasse.
‘Elle est vraiment très jolie.’
‘Les compliments, il fallait les faire pendant la fête.’
‘Oui, désolé, j’ai… pas pu venir.’
‘Pas voulu, tu veux dire, non ?’
‘Ecoute…’
‘Oui ?’
‘Les choses sont pas simples en ce moment…’
‘T’es venu juste pour me dire cette ânerie ?’
                Schneider baisse la tête.
‘Je suis venu pour qu’on discute.’
‘Vraiment ? Ta conception du mot discussion est souvent proche du monologue moralisateur si je me souviens bien !’
‘Bon, si c’est pour me couper la parole tes sarcasmes débiles, je m’en vais !’
‘Je t’en prie.’
                Schneider se lève d’un bond mais n’ose pas partir. Paul le surveille toujours du regard. Puis, Schneider se rassied et marmonne :
‘Je me suis disputé avec Regina peu de temps avant ta fête : je suis pas venu parce que je voulais pas que vous voyiez que ça se passe mal entre moi et elle.’
‘Tiens ! c’est marrant : je l’avais pris de manière plus personnelle. Et pourquoi donc vous vous êtes disputé ?’ demande enfin Paul, avachi dans son fauteuil.
‘Regina ne peut… peut pas avoir d’enfant.’
                Mon père fronce les sourcils mais n’ose plus l’ouvrir.
‘On a un peu tout essayé,’ continue Schneider en regardant Myalis avec tendresse. ‘Les traitements, la fécondation in vitro, tout ça – mais rien ne fonctionne. Regina voudrait adopter mais tu sais combien c’est important pour moi que le bébé soit de nous…’
‘De toi surtout.’
‘Evite d’être méchant, s’il te plaît.’
‘C’est pas de la méchanceté ; c’est la vérité. Pourquoi vous n’essayez pas la mère porteuse ? C’est pas l’argent qui te manque,’ ajoute Paul en haussant les épaules.
‘C’est interdit dans notre pays.’
‘Hm. Possible. Mais l’Espagne, c’est pas loin. Et ça doit être autorisé là-bas. J’ai vu ça dans une émiss…’
‘Regina s’y oppose – elle pense que si le bébé est de moi mais pas d’elle, elle…elle sentirait la différence. C’est pour ça qu’elle préfère qu’on adopte, ou rien d’autre – comme ça, on serait sur un pied d’égalité, comme elle dit.’
‘Elle n’a pas tort.’
‘J’étais sûr que tu serais d’accord avec elle.’
‘Ben, en même temps, ça fait des mois qu’on ne se comprend plus trop, nous deux.’
                Schneider le dévisage à son tour.
‘C’est pas faute de vouloir faire des efforts de mon côté,’ le nargue Schneider.
‘Vraiment ? C’est bien la meilleure, celle-là !’
‘Ecoute, je suis vraiment désolé de la manière dont j’ai traité Amaryllis et…’
‘Ah, enfin !’
‘Tu seras donc toujours aussi rancunier ?!’
‘Oui, toujours. A cinquante ans, on n’a plus envie de changer.’
‘Ah bon ? Pourtant, c’est ces derniers temps que tu t’es métamorphosé le plus, je trouve.’
‘Dois-je le prendre pour un compliment ?’
‘Eh bien… ça dépend.’
                Les deux se surveillent à nouveau du regard. J’ai l’impression que leur duel dure depuis des heures.
‘Paul… j’ai jamais voulu t’avoir à dos.’
‘Raté.’
                Schneider soupire avant de reprendre :
‘Quand j’ai vu Amaryllis pour la première fois, j’ai cru qu’elle te manipulait : elle a tout de la groupie obsédée par Rammstein et qui n’a plus rien à perdre – avec ses tatouages, son métier, son… son attitude, ses…’
‘Tes préjugés n’ont aucun effet sur moi, alors laisse tomber, Schneider !’
‘Avoue que tu n’as généralement pas de chance, question groupie.’
‘Ce commentaire n’a pas sa place ici,’ tranche Paul alors que Schneider me regarde comme s’il découvrait seulement maintenant que j’étais là.
‘Okay, j’ai eu tort, et je l’admets. Ça m’arrive de me tromper sur quelqu’un, mais tu me connais : je suis d’un naturel très méfiant.’
‘Trop.’
‘Oui, t’as raison : trop méfiant parfois. Mais je n’y peux rien. Je suis comme ça, et je ne changerai pas.’
‘Et t’es venu pour dire ça ?’
‘Je suis venu pour m’excuser d’avoir voulu te protéger. C’est tout.’
‘J’ai pas besoin d’être protégé : je suis plus vieux que toi, je te signale !’
‘Oui, je sais. Mais voilà mes excuses : à toi d’en faire ce que tu veux.’
                Schneider se lève, reprend sa veste posée sur une chaise et se dirige vers la porte.
‘Attends !’
                Quand Schneider se retourne, il a les lèvres pincées et la tête haute – l’attitude de l’homme toujours fier de rester accroché à ses principes. Quand Paul le rejoint près de l’entrée, il a les mains dans les poches et la démarche un peu désinvolte – celle du gars qui hésite à pardonner. Tous deux tournent encore autour du pot pendant plusieurs minutes, alors j’en profite pour m’installer sur le canapé et mater une série à la télé, avec Myalis qui somnole à côté. Derrière moi, les deux zigotos continuent leur duel verbal : Schneider clame qu’il ne se rabaissera pas plus bas que terre pour se voir accorder un pardon – mon père le fait languir à coup de répliques qui tuent. Au bout d’une heure, Schneider met fin à la bataille en s’énervant :
‘Dois-je en conclure que c’est fini entre nous ?’
‘On n’est pas un couple !’ ironise Paul.
‘Va te faire foutre !’
‘Non, attends !’
                Schneider claque la porte derrière lui. Mon père s’élance à sa poursuite dans les escaliers. Apparemment, ils ont encore une explication dans le hall, car quelques minutes plus tard, ils remontent tous les deux le sourire aux lèvres, et Paul m’annonce que je n’aurai plus besoin d’être son témoin.
‘C’est toujours comme ça que vous vous réconciliez ?’ demandé-je, incrédule.
‘En général, on évite de se disputer,’ me sort Paul. ‘C’est préférable !’
‘On sait qu’on a tous les deux un sale caractère, c’est pour ça !’ ajoute Schneider.
‘Non, c’est toi qui as un sale caractère !’
‘Faudrait enseigner à ton père une once d’humilité,’ me dit Schneider en tapotant Paul sur l’épaule.
‘Et à toi, une pointe de modestie !’ conclut mon père. ‘Si tu mets un costume plus beau que le mien à mon mariage, je ne t’adresse plus la parole !’

[Suite]

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