XVIII – Intransigeance sadique
“He misinterpreted the feelings which had kept
her face averted,
and her tongue motionless.
They were combined only in anger against
herself,
mortification, and deep concern.”
Emma, Jane Austen
1 – Jenny
Le
lendemain de l’anniversaire désastreux, le mariage est déjà annulé. Amy à la porte.
Avec sa petite sur les bras. Paul n’y est pas allé de main morte.
Lorsque j’arrive chez lui à l’heure initialement prévue
pour faire le tour des boutiques de mariage, j’y trouve Amy complètement dévastée,
qui tente de faire démarrer sa voiture. Elle a les lèvres fendues et la voix
tremblotante quand elle m’explique la situation. Paul redescend et balance les
derniers bagages sur les graviers de la cour en hurlant qu’il ne veut plus voir
personne – on dirait que les voisins sont tous à leur balcon pour épier le
drame – et Amy a une nouvelle crise de larmes. Je lui propose de l’héberger en
lui assurant que mon mari acceptera une fois que j’en aurai discuté avec lui,
mais elle insiste pour que je la conduise chez un ami à elle plutôt – un
certain Gürt.
C’est
en arrivant au fameux cabaret que je comprends que l’ami en question est son
ancien employeur, mais comme le Gürt a l’air correct et aimable, me proposant
même le thé, je l’y laisse sans état d’âme. Je trouve sa chambre plutôt exiguë
et peu équipée pour y élever sa fille, mais Amy insiste sur le fait que sa
meilleure amie habite dans l’appartement d’à côté, qu’elle sera disposée à
l’aider à tout moment, et que Gürt n’hésitera sûrement pas à fournir le soutien
matériel dont elle aura besoin, en attendant de récupérer les affaires qu’elle
a laissées dans l’appartement que Paul lui avait prêté, où je lui conseille d’ailleurs
de retourner, argumentant que Paul ne sera probablement pas un bon payeur (question
pension alimentaire), en vain.
‘Soit. Mais tu as mon numéro, au cas où – tu
n’hésites pas à m’appeler.’
‘Merci Jenny.’
Inutile
de préciser qu’elle ne me rappellera jamais. Elle a sa dignité, la petite. Elle
préfère assumer ses erreurs, seule et en silence, sans demander son reste, sans
broncher. Je la trouve un peu fataliste sur les bords mais il faut croire que je
l’estime plus forte qu’elle ne l’est en réalité.
Pauvre petite…
2 – Tanja
Je
suis partie. Quand j’ai vu mon père débarquer à la maison en gueulant sur mon copain
sans expliquer pourquoi, puis en se mettant à tout casser dans l’appart’, je me
suis dit : Assez ! J’me tire !
Je
suis revenue quelques jours plus tard pour récupérer mes affaires. Entre temps,
on m’a expliqué ce qui s’était passé à l’anniversaire de Richard et pourquoi
Amy et Myalis n’étaient plus là. Mon enfoiré de père les a foutues dehors –
comme des malpropres ! Et ça, je n’accepte pas !
‘Tu t’en vas, toi aussi ?’ m’a demandé mon père
avec l’air hagard qu’il a toujours quand il est bourré.
‘Je reste pas avec un connard comme toi !’
‘C’est pas moi, le connard !’
‘Ah ouais ?! T’étais obligé de la frapper ? T’étais
obligé de la foutre dehors comme ça ?’
‘Elle m’a trahi !’
‘Et alors ? ça arrive à tout le monde de faire
des erreurs ! A toi, le premier !’
‘C’est une erreur que je pardonne pas, moi !’
‘T’es qu’un hypocrite !’
‘Ne me parle pas sur ce ton ! Tu es mon fils,
je te rappelle !’
‘Ta fille, enculé !’
‘Thom – Tanja !’
‘Reste tout seul dans ta merde !’
Je
me suis installée chez mon copain. Amy est vraiment une amie géniale pour moi,
et voir mon père la traiter comme une chienne, alors que c’est bien lui, le
pire des bâtards, à avoir passé sa vie entière à se faire pardonner ses propres
infidélités, ses méchancetés, bref ! c’est plus fort que moi ! J’en
fais une affaire personnelle !
3 – Richard
Bien
sûr, il fallait que ce scandale arrive à MON anniversaire ! Pas à celui
d’Olli – ni à celui de Schneider ! Mais au mien ! Qu’est-ce que j’ai
fait de mal pour mériter ça, moi ? Hein ?
Bon,
l’avantage, c’est que Melinda n’a pas fait scandale. C’est déjà ça.
4 – María
Till ne dit rien depuis qu’il est rentré. J’ai entendu
dire que l’anniversaire de Richard s’était mal passé mais Till ne fait aucun
commentaire. Quand je lui pose une question, il grommèle que c’était une fête
ennuyeuse. Je n’insiste plus, ça ne sert à rien.
Tout le monde croit que je suis une idiote. Mais je
sais ce qui tracasse l’esprit de Till depuis des mois. J’ai même trouvé des
poèmes prouvant ma thèse. Amaryllis (1). Amaryllis (2). Amaryllis (3)… Des poèmes sur des fleurs. Mouais, je connais son esprit tordu. Je suis
tombée sur un nouveau juste après son retour de la fête d’anniversaire. Il
venait juste de l’imprimer – la feuille était encore chaude. Il était parti pisser
un coup pendant que l’imprimante bossait. On dirait que le poème parle d’une
fleur dont plusieurs abeilles se disputent le pollen. Elles arrachent les
pétales un par un à chaque assaut, et au final, la fleur ne ressemble plus à
rien. Alors les abeilles s’en vont attaquer une autre fleur.
Quand Till est revenu, il
avait l’air paniqué en me voyant avec la feuille de papier. Je l’ai déchirée en
quatre morceaux devant lui, sans m’énerver, et je lui ai dit :
‘T’as intérêt à effacer le
fichier. Le dîner est prêt. Les enfants t’attendent.’
Je connais mon Till : il n’a sûrement pas effacé
le fichier. Mais je m’en fiche.
Il est toujours là et il évite les conflits entre
nous. Je sais que je le tiens, et peu m’importe s’il pense à une autre femme
quand il me fait l’amour. Son corps est à moi, et son esprit réfléchit aux
conséquences pour les enfants quand il est tenté d’aller voir ailleurs. Till
est trop las pour changer de femme encore une fois. Je le sais.
5 – Schneider
Bien sûr que j’approuve la réaction de Paul. Elle l’a
trompé, cette fille ! C’est bien la preuve qu’elle n’est pas digne de confiance,
et que tout ce qui l’intéresse, c’est de se taper tout le groupe pour nous
avoir comme trophées, ou je ne sais quoi ! Je le savais : ce n’est
qu’une groupie de plus !
Je savais que cette fille était louche – rien que par
ses tatouages ! Non mais vous les avez vus, ses tatouages ? Et puis,
c’est une strip-teaseuse quand même ! Et quelle tenue !
Je n’ai jamais apprécié cette fille !
6 – Flake
Paul est pitoyable.
Till ne pense qu’avec ses couilles.
Et Amaryllis est encore bien jeune : à son âge,
c’est normal de faire des erreurs aussi débiles. Prendre ses distances est
sûrement le choix le plus judicieux qu’elle ait fait.
C’est tout ce que j’ai à dire sur cette affaire.
7 – Olli
Paul m’inquiète. Il ne veut voir personne – sa porte
est fermée à double tour toute la journée et il ne laisse entrer personne –
sauf quand il est sorti pour s’acheter de l’alcool et qu’il a oublié de refermer
la porte derrière lui. Et impossible de lui faire entendre raison.
Selon lui, Amy l’a trahi et il ne peut plus avoir
confiance en qui que ce soit. C’est la raison ultime pour sombrer dans l’alcool.
Un soir, je l’ai vu boire jusqu’à s’en faire vomir – je l’ai retrouvé à quatre
pattes devant la cuvette – ça m’a fait de la peine de le voir ainsi. C’est pour
cette raison que je me présente à son appartement aussi souvent que possible :
pour vérifier comment il va. Je sens qu’il serait capable de faire une connerie.
Il suffit de peu… Il suffirait qu’il pète un câble et
prenne un couteau. Les autres me disent de ne pas y penser ; que Paul
finira bien par s’en remettre ; que ça prendra du temps, certes, mais
qu’il finira par remonter la pente, comme il l’a toujours fait ; que Paul
a toujours dit être monté comme un ressort : « Quand je touche le
fond, je remonte aussi sec ! »
Mais j’ai un mauvais pressentiment. Je ne saurais
l’expliquer.
8 – Nele
D’après ce que m’a raconté Khira, qui tient l’info de
son père (à prendre avec des pincettes donc), Papa s’est encore disputé avec
Paul au sujet d’Amaryllis. Connaissant mon père, il a dû charmer Amaryllis, coucher
avec elle, et la culpabilité le rongeant beaucoup trop, il a craqué et tout
raconté à Paul, sans même penser une seule seconde que Paul pourrait se retourner
contre Amaryllis.
Non, mon père n’est pas très malin quand il s’agit de
sentiments amoureux.
Quand il passe me voir aujourd’hui, j’essaie d’aborder
le sujet – un peu trop directement pour lui peut-être :
‘Des nouvelles d’Amaryllis ?’
‘Quoi ? (Air effaré.)
Non ! (Air indigné.) Pourquoi ?’ (Air intrigué.)
‘Juste comme ça. Il paraît que
Paul reste enfermé chez lui et ne voit plus personne. Je me disais qu’Amaryllis
devait être un peu dans le même état…’
Papa ne dit rien mais il a cet air coupable bien
typique qui cache un gros bordel dans sa tête. Il balaie le thème de la conversation
d’un haussement d’épaules accompagné d’un silence bougon et on se met à parler
de ma grossesse, sujet qui ne le met pas plus à l’aise d’habitude, mais comme
je ne lui laisse pas le choix…
9 – Gaïa
Cette situation me casse les pieds !
Pendant qu’Amy est partie faire des courses, je fouille
sa chambre à la recherche de l’adresse de cet enfoiré de Paul. Amy facilite franchement
la tâche en gardant tous ses contacts dans un calepin. Numéro de téléphone,
adresse postale, adresse e-mail – tout y est. Je note et je prends ma voiture,
direction : les beaux quartiers de Mitte. Quand j’arrive, je compose le
numéro pour avoir un avant-goût de qui j’aurai affaire. Au lieu d’une voix amicale,
c’est une voix enrouée et grincheuse qui se présente par un « Qui
êtes-vous ? » agressif. Je raccroche, je sors de la voiture et je vais
sonner à l’interphone. La même voix me répond :
‘Mais c’est quoi se bordel ?
Qu’est-ce que vous voulez ?’
‘Bonjour Monsieur Landers.’
‘Hein ?’
‘Mlle Anke
Schiffer. L’agence
immobilière qui s’occupe de ce lotissement m’a engagée. Vos voisins ont signalé
une fuite d’eau et je passe pour vérifier…’
‘Ils ne m’ont rien
dit !’
‘Sûrement parce qu’ils craignaient
une réaction…’
‘Je vous emmerde !’
‘Monsieur Landers ?
Monsieur ?’
Il a raccroché. Pfff ! Un vrai con, ce type – je
me demande encore comment Amy a pu s’amouracher d’un mec pareil. Je sonne à
nouveau.
‘Quoi ?’
‘Monsieur Landers ?
Permettez-moi d’insister mais…’
‘Encore vous ? Mais
vous faites chier !’
‘Oui, on me fait souvent
cette remarque dans mon métier. Je comprends que vous soyez occupé mais ça ne prendra
que quelques minutes d’inspection, et ce sera plus simple qu’en réclamant
l’intervention d’un huissier, à la fois coûteuse et moins discrète…’
Noyer quelqu’un de paroles est le meilleur moyen de le
faire céder, même quand il est malin.
‘Bon, très bien ! Faites
vite.’
Gagné. J’entends le bip de la porte qui s’ouvre et je
prends tout mon plaisir pour gravir les escaliers jusqu’à sa porte. Quand je
sonne enfin, je l’entends trébucher sur quelque chose et ronchonner avant de m’ouvrir.
En découvrant qui je suis, l’abruti ne semble pas en croire ses yeux. C’est
vrai que je n’ai pas fait dans la dentelle aujourd’hui : grosse fourrure,
mini-jupe extra courte, jarretelles de mes bas bien en vue, et maquillage outrancier
– j’ai tout de la putain.
‘Bonjour connard !’
‘Je vous connais…’
‘Oui ! On s’est croisés
et j’étais invitée à votre mariage !’
‘Gaïa ?’
‘Gagné !’
Et je lui fous mon poing dans la gueule avec une
force encore plus grande que celle avec laquelle j’ai explosé le visage de mon
pervers de père quand j’avais seize ans. L’abruti perd l’équilibre et tombe sur
le cul, tout près de la bouteille de bière qu’il tenait à la main. J’en profite
pour m’avancer vers lui et lui enfoncer mon talon aiguille dans le creux de la
poitrine. Son nez pisse déjà le sang, et je me penche vers lui en lui
lançant :
‘C’était pour le coup que tu
lui as donné, connard. Et ça…’
Je l’attrape par le col et je le gifle d’un revers
patriarcal.
‘…c’est de ma part.’
Puis je tourne les talons. Quand je venge une amie, ça
fait toujours des dégâts. Et il peut s’estimer heureux : un nez cassé,
c’est le châtiment le plus light que j’ai en stock.
[Suite]
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