dimanche 17 février 2019

Amaryllis - Chapitre XVIII


XVIII – Intransigeance sadique


“He misinterpreted the feelings which had kept her face averted,

and her tongue motionless.

They were combined only in anger against herself,

mortification, and deep concern.”

Emma, Jane Austen

1 – Jenny

                Le lendemain de l’anniversaire désastreux, le mariage est déjà annulé. Amy à la porte. Avec sa petite sur les bras. Paul n’y est pas allé de main morte.
Lorsque j’arrive chez lui à l’heure initialement prévue pour faire le tour des boutiques de mariage, j’y trouve Amy complètement dévastée, qui tente de faire démarrer sa voiture. Elle a les lèvres fendues et la voix tremblotante quand elle m’explique la situation. Paul redescend et balance les derniers bagages sur les graviers de la cour en hurlant qu’il ne veut plus voir personne – on dirait que les voisins sont tous à leur balcon pour épier le drame – et Amy a une nouvelle crise de larmes. Je lui propose de l’héberger en lui assurant que mon mari acceptera une fois que j’en aurai discuté avec lui, mais elle insiste pour que je la conduise chez un ami à elle plutôt – un certain Gürt.
                C’est en arrivant au fameux cabaret que je comprends que l’ami en question est son ancien employeur, mais comme le Gürt a l’air correct et aimable, me proposant même le thé, je l’y laisse sans état d’âme. Je trouve sa chambre plutôt exiguë et peu équipée pour y élever sa fille, mais Amy insiste sur le fait que sa meilleure amie habite dans l’appartement d’à côté, qu’elle sera disposée à l’aider à tout moment, et que Gürt n’hésitera sûrement pas à fournir le soutien matériel dont elle aura besoin, en attendant de récupérer les affaires qu’elle a laissées dans l’appartement que Paul lui avait prêté, où je lui conseille d’ailleurs de retourner, argumentant que Paul ne sera probablement pas un bon payeur (question pension alimentaire), en vain.
‘Soit. Mais tu as mon numéro, au cas où – tu n’hésites pas à m’appeler.’
‘Merci Jenny.’

                Inutile de préciser qu’elle ne me rappellera jamais. Elle a sa dignité, la petite. Elle préfère assumer ses erreurs, seule et en silence, sans demander son reste, sans broncher. Je la trouve un peu fataliste sur les bords mais il faut croire que je l’estime plus forte qu’elle ne l’est en réalité.
Pauvre petite…


2 – Tanja

                Je suis partie. Quand j’ai vu mon père débarquer à la maison en gueulant sur mon copain sans expliquer pourquoi, puis en se mettant à tout casser dans l’appart’, je me suis dit : Assez ! J’me tire !
                Je suis revenue quelques jours plus tard pour récupérer mes affaires. Entre temps, on m’a expliqué ce qui s’était passé à l’anniversaire de Richard et pourquoi Amy et Myalis n’étaient plus là. Mon enfoiré de père les a foutues dehors – comme des malpropres ! Et ça, je n’accepte pas !
‘Tu t’en vas, toi aussi ?’ m’a demandé mon père avec l’air hagard qu’il a toujours quand il est bourré.
‘Je reste pas avec un connard comme toi !’
‘C’est pas moi, le connard !’
‘Ah ouais ?! T’étais obligé de la frapper ? T’étais obligé de la foutre dehors comme ça ?’
‘Elle m’a trahi !’
‘Et alors ? ça arrive à tout le monde de faire des erreurs ! A toi, le premier !’
‘C’est une erreur que je pardonne pas, moi !’
‘T’es qu’un hypocrite !’
‘Ne me parle pas sur ce ton ! Tu es mon fils, je te rappelle !’
‘Ta fille, enculé !’
‘Thom – Tanja !’
‘Reste tout seul dans ta merde !’

                Je me suis installée chez mon copain. Amy est vraiment une amie géniale pour moi, et voir mon père la traiter comme une chienne, alors que c’est bien lui, le pire des bâtards, à avoir passé sa vie entière à se faire pardonner ses propres infidélités, ses méchancetés, bref ! c’est plus fort que moi ! J’en fais une affaire personnelle !


3 – Richard

                Bien sûr, il fallait que ce scandale arrive à MON anniversaire ! Pas à celui d’Olli – ni à celui de Schneider ! Mais au mien ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça, moi ? Hein ?
                Bon, l’avantage, c’est que Melinda n’a pas fait scandale. C’est déjà ça.

4 – María

                Till ne dit rien depuis qu’il est rentré. J’ai entendu dire que l’anniversaire de Richard s’était mal passé mais Till ne fait aucun commentaire. Quand je lui pose une question, il grommèle que c’était une fête ennuyeuse. Je n’insiste plus, ça ne sert à rien.
                Tout le monde croit que je suis une idiote. Mais je sais ce qui tracasse l’esprit de Till depuis des mois. J’ai même trouvé des poèmes prouvant ma thèse. Amaryllis (1). Amaryllis (2). Amaryllis (3)… Des poèmes sur des fleurs. Mouais, je connais son esprit tordu. Je suis tombée sur un nouveau juste après son retour de la fête d’anniversaire. Il venait juste de l’imprimer – la feuille était encore chaude. Il était parti pisser un coup pendant que l’imprimante bossait. On dirait que le poème parle d’une fleur dont plusieurs abeilles se disputent le pollen. Elles arrachent les pétales un par un à chaque assaut, et au final, la fleur ne ressemble plus à rien. Alors les abeilles s’en vont attaquer une autre fleur.
Quand Till est revenu, il avait l’air paniqué en me voyant avec la feuille de papier. Je l’ai déchirée en quatre morceaux devant lui, sans m’énerver, et je lui ai dit :
‘T’as intérêt à effacer le fichier. Le dîner est prêt. Les enfants t’attendent.’
                Je connais mon Till : il n’a sûrement pas effacé le fichier. Mais je m’en fiche.

                Il est toujours là et il évite les conflits entre nous. Je sais que je le tiens, et peu m’importe s’il pense à une autre femme quand il me fait l’amour. Son corps est à moi, et son esprit réfléchit aux conséquences pour les enfants quand il est tenté d’aller voir ailleurs. Till est trop las pour changer de femme encore une fois. Je le sais.

5 – Schneider

                Bien sûr que j’approuve la réaction de Paul. Elle l’a trompé, cette fille ! C’est bien la preuve qu’elle n’est pas digne de confiance, et que tout ce qui l’intéresse, c’est de se taper tout le groupe pour nous avoir comme trophées, ou je ne sais quoi ! Je le savais : ce n’est qu’une groupie de plus !
                Je savais que cette fille était louche – rien que par ses tatouages ! Non mais vous les avez vus, ses tatouages ? Et puis, c’est une strip-teaseuse quand même ! Et quelle tenue !

                Je n’ai jamais apprécié cette fille !

6 – Flake

                Paul est pitoyable.
                Till ne pense qu’avec ses couilles.
                Et Amaryllis est encore bien jeune : à son âge, c’est normal de faire des erreurs aussi débiles. Prendre ses distances est sûrement le choix le plus judicieux qu’elle ait fait.
                C’est tout ce que j’ai à dire sur cette affaire.

7 – Olli

                Paul m’inquiète. Il ne veut voir personne – sa porte est fermée à double tour toute la journée et il ne laisse entrer personne – sauf quand il est sorti pour s’acheter de l’alcool et qu’il a oublié de refermer la porte derrière lui. Et impossible de lui faire entendre raison.
                Selon lui, Amy l’a trahi et il ne peut plus avoir confiance en qui que ce soit. C’est la raison ultime pour sombrer dans l’alcool. Un soir, je l’ai vu boire jusqu’à s’en faire vomir – je l’ai retrouvé à quatre pattes devant la cuvette – ça m’a fait de la peine de le voir ainsi. C’est pour cette raison que je me présente à son appartement aussi souvent que possible : pour vérifier comment il va. Je sens qu’il serait capable de faire une connerie.
                Il suffit de peu… Il suffirait qu’il pète un câble et prenne un couteau. Les autres me disent de ne pas y penser ; que Paul finira bien par s’en remettre ; que ça prendra du temps, certes, mais qu’il finira par remonter la pente, comme il l’a toujours fait ; que Paul a toujours dit être monté comme un ressort : « Quand je touche le fond, je remonte aussi sec ! »

                Mais j’ai un mauvais pressentiment. Je ne saurais l’expliquer.


8 – Nele

                D’après ce que m’a raconté Khira, qui tient l’info de son père (à prendre avec des pincettes donc), Papa s’est encore disputé avec Paul au sujet d’Amaryllis. Connaissant mon père, il a dû charmer Amaryllis, coucher avec elle, et la culpabilité le rongeant beaucoup trop, il a craqué et tout raconté à Paul, sans même penser une seule seconde que Paul pourrait se retourner contre Amaryllis.
                Non, mon père n’est pas très malin quand il s’agit de sentiments amoureux.

                Quand il passe me voir aujourd’hui, j’essaie d’aborder le sujet – un peu trop directement pour lui peut-être :
‘Des nouvelles d’Amaryllis ?’
‘Quoi ? (Air effaré.) Non ! (Air indigné.) Pourquoi ?’ (Air intrigué.)
‘Juste comme ça. Il paraît que Paul reste enfermé chez lui et ne voit plus personne. Je me disais qu’Amaryllis devait être un peu dans le même état…’
                Papa ne dit rien mais il a cet air coupable bien typique qui cache un gros bordel dans sa tête. Il balaie le thème de la conversation d’un haussement d’épaules accompagné d’un silence bougon et on se met à parler de ma grossesse, sujet qui ne le met pas plus à l’aise d’habitude, mais comme je ne lui laisse pas le choix…

9 – Gaïa

                Cette situation me casse les pieds !
                Pendant qu’Amy est partie faire des courses, je fouille sa chambre à la recherche de l’adresse de cet enfoiré de Paul. Amy facilite franchement la tâche en gardant tous ses contacts dans un calepin. Numéro de téléphone, adresse postale, adresse e-mail – tout y est. Je note et je prends ma voiture, direction : les beaux quartiers de Mitte. Quand j’arrive, je compose le numéro pour avoir un avant-goût de qui j’aurai affaire. Au lieu d’une voix amicale, c’est une voix enrouée et grincheuse qui se présente par un « Qui êtes-vous ? » agressif. Je raccroche, je sors de la voiture et je vais sonner à l’interphone. La même voix me répond :
‘Mais c’est quoi se bordel ? Qu’est-ce que vous voulez ?’
‘Bonjour Monsieur Landers.’
‘Hein ?’
Mlle Anke Schiffer. L’agence immobilière qui s’occupe de ce lotissement m’a engagée. Vos voisins ont signalé une fuite d’eau et je passe pour vérifier…’
‘Ils ne m’ont rien dit !’
‘Sûrement parce qu’ils craignaient une réaction…’
‘Je vous emmerde !’
‘Monsieur Landers ? Monsieur ?’
                Il a raccroché. Pfff ! Un vrai con, ce type – je me demande encore comment Amy a pu s’amouracher d’un mec pareil. Je sonne à nouveau.
‘Quoi ?’
‘Monsieur Landers ? Permettez-moi d’insister mais…’
‘Encore vous ? Mais vous faites chier !’
‘Oui, on me fait souvent cette remarque dans mon métier. Je comprends que vous soyez occupé mais ça ne prendra que quelques minutes d’inspection, et ce sera plus simple qu’en réclamant l’intervention d’un huissier, à la fois coûteuse et moins discrète…’
                Noyer quelqu’un de paroles est le meilleur moyen de le faire céder, même quand il est malin.
‘Bon, très bien ! Faites vite.’
                Gagné. J’entends le bip de la porte qui s’ouvre et je prends tout mon plaisir pour gravir les escaliers jusqu’à sa porte. Quand je sonne enfin, je l’entends trébucher sur quelque chose et ronchonner avant de m’ouvrir. En découvrant qui je suis, l’abruti ne semble pas en croire ses yeux. C’est vrai que je n’ai pas fait dans la dentelle aujourd’hui : grosse fourrure, mini-jupe extra courte, jarretelles de mes bas bien en vue, et maquillage outrancier – j’ai tout de la putain.
‘Bonjour connard !’
‘Je vous connais…’
‘Oui ! On s’est croisés et j’étais invitée à votre mariage !’
‘Gaïa ?’
‘Gagné !’
                Et je lui fous mon poing dans la gueule avec une force encore plus grande que celle avec laquelle j’ai explosé le visage de mon pervers de père quand j’avais seize ans. L’abruti perd l’équilibre et tombe sur le cul, tout près de la bouteille de bière qu’il tenait à la main. J’en profite pour m’avancer vers lui et lui enfoncer mon talon aiguille dans le creux de la poitrine. Son nez pisse déjà le sang, et je me penche vers lui en lui lançant :
‘C’était pour le coup que tu lui as donné, connard. Et ça…’
                Je l’attrape par le col et je le gifle d’un revers patriarcal.
‘…c’est de ma part.’
                Puis je tourne les talons. Quand je venge une amie, ça fait toujours des dégâts. Et il peut s’estimer heureux : un nez cassé, c’est le châtiment le plus light que j’ai en stock.

[Suite]

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