Chapitre V – Ma réponse
Chère Adélaïde,
Je
fais les cent pas dans ma cellule depuis une semaine pour savoir comment
commencer cette lettre, et je ne sais toujours pas. J’ai bien quelques phrases
toutes faites, que j’ai répétées dans ma tête à la cantine ou sous les douches,
mais ce ne sont que des bribes de pensées – jamais tout ce que j’ai envie de te
dire. Alors je pars en pure impro. Je n’aime pas ça, mais tant pis.
J’ai réussi à récupérer ta lettre seulement quand Paul
m’en a parlé la semaine dernière – je ne l’avais pas vue dans tout le fatras
que je reçois chaque jour. C’est fou le nombre de femmes qui cherchent à
m’aspirer dans leur solitude, tout ça au nom de quelque sentiment d’idolâtrie
prise pour de l’amour. Je ne sais pas quoi en penser exactement, alors je
préfère m’en éloigner – comme avec les fans en général : je les évite par
instinct. C’est pas que ça me gène de rencontrer des gens des quatre coins du monde
qui aiment la musique que je fais avec mes cinq zigotos – enfin, non, c’est eux
qui font la musique ; moi, je signe le reste, le plus insignifiant – mais
j’ai toujours aimé ma propre petite bulle de solitude, où on ne m’épie pas sans
relâche. Tu as raison en disant que dans le regard d’autrui, il y a comme une
sorte de sadisme, la torture du jugement systématique – enfin, c’est pas comme
ça que tu l’as dit, mais c’est comme ça que je l’ai compris – et pas besoin
d’être défiguré pour cela. Être, ou se sentir, différent suffit.
Désolé pour cette dernière remarque : tu dois penser
que je sous-estime ta souffrance. Or, crois-moi, ce n’est pas le cas. Je
n’aurai pas l’audace de te dire que je comprends, car je ne connais rien de
comparable. Je n’ai jamais aimé ma sale gueule, mais vu le nombre grandissant de
jeunes femmes en première ligne dans nos concerts, elle n’est peut-être pas si
moche que ça, en fin de comptes. Ou alors, c’est le succès et l’argent qui
redorent mon visage plus savamment encore qu’un lifting ?…
Encore désolé pour ce paragraphe : je me suis cru
drôle, mais en me relisant, je me rends compte que c’était plus que déplacé,
peut-être même orgueilleux de ma part. Je déchirerais bien cette feuille mais
il ne m’en reste pas beaucoup qui soient vierges – je vais sûrement finir par écrire
au dos d’un brouillon de poème à force de parler à tort et à travers, mais je
vais être franc avec toi : je ne sais pas quoi dire.
Que répondre à tes révélations ? Goethe disait : Mit dem Wissen wächst der Zweifel[1].
Pour moi, ce n’est pas le doute – c’est l’aphasie. Je suis partagé entre
la rage et la peur – la rage car c’est l’unique sentiment qui me possède quand
je vois autrui souffrir. Encore plus quand c’est une femme. Je ne dis pas ça
pour faire bien. J’ai sûrement quelque côté macho… Je me suis toujours arrangé
pour quitter une femme en colère, pas en pleurs. Voir une femme souffrir me
brise en deux…
La peur, enfin, parce qu’en te lisant, j’ai
l’impression que ce Ralph Taylor est le genre de type tout-puissant que rien ne
peut arrêter, ni atteindre. Bizarrement, j’ai pourtant l’impression d’être en
sécurité en prison. Les gardiens ne sont pas commodes, et les détenus peu
recommandables, c’est vrai, mais jusqu’à présent, je n’ai à me plaindre de
rien. Ma carrure doit leur faire peur, je suppose. Ma crainte se porte plutôt
sur ma copine – enfin, je veux dire mon ex – et mes enfants. Je ne vais pas les
prévenir – ils finiraient par paniquer pour rien. Mais je serais plus rassuré
de les avoir auprès de moi, mon fusil sous la main.
Un coup de fusil dans ses couilles : voilà ce que
j’aurais envie de faire à Taylor en ce moment même – à la fois au père et au
fils – peu m’importe si ce dernier est mort et enterré d’ailleurs. Je ne suis
pourtant pas un sadique – ma violence ne s’est jamais trop aventurée aux portes
de mon imagination un peu sombre…
…jusqu’à ce que je me retrouve face à face avec le genre
même de salopard que je ne peux pas blairer, du moins.
Je me suis souvent demandé comment je réagirais face à
une injustice que je ne tolère pas sans pour autant vouloir vraiment y faire face.
Je ne crois pas avoir l’âme d’un justicier, en fait. Après, peut-être que cette
âme-là ne se révèle que face à une injustice. Un peu comme mes fils qui passent
leur temps à se faire des coups bas pour venger une punition qu’ils n’avaient
pas méritée. Je me dis que c’est sûrement à cause de leur différence d’âge à
peine visible – l’un fait presque la même taille que son frère – et il n’y en a
pas un pour rattraper les conneries de l’autre, d’ailleurs !
M’enfin, je digresse un peu là.
Quand je relis ta lettre, il y a toujours quelque chose
qui me gêne – le ton que tu adoptes. Malgré l’épreuve à laquelle tu as dû faire
face, tu gardes l’esprit clair, lucide, même en contemplant les pires injustices.
Vers la fin de ta lettre, j’ai même parfois l’impression de lire les mots d’une
autre personne. C’est… je ne sais pas trop en fait. Etrange. Dans le sens où tu
sembles être à la fois capable de tout encaisser, même de disserter sur ça, et
capable de sombrer à tout moment comme un navire bombardé.
En tout cas, si tu as à nouveau envie de discuter par
courrier, n’hésite pas. Ça me fait du bien de lire tes mots. Ils me permettent
de me ressaisir. Je vais t’avouer, ici, dans cette cellule minable, je me sens
terriblement seul – et inutile. Affreusement inutile en fait. Comme un vieil
ours dans une cage de zoo. Sauf que j’ai moins de visiteurs. Je sais que je
dois purger une peine pour mon crime. Mais rester cloîtré si longtemps pour la
mort d’un enfoiré, ça m’énerve, et y repenser ne me donne qu’une seule
envie : tout fracasser dans ma cellule. Heureusement que les autres
prisonniers m’évitent – je serais capable de leur casser la figure par
frustration. Pourtant je ne suis pas foncièrement violent. Du moins, je crois…
Ce doit être la captivité – ça transforme un homme en
l’animal qu’il a toujours été sans l’admettre.
Je ne sais pas comment conclure une lettre – et il ne me
reste plus qu’un petit espace vierge. J’espère te relire bientôt. Et encore navré
d’avoir mis tant de semaines à te répondre. (S’il te plaît, ignore le poème au
dos de cette feuille – il est inachevé de toute façon – et puis, je n’aime pas
qu’on lise mes trucs pas finis.)
Avec mon amitié et mon
affection,
Till
Au dos de la dernière page, en lettres raturées :
Weißes Herz des Leids
Benzin auf meinem Herz
Zum Blutbad bereit
In der Schabe geklemmt
Schwarz ist meine Wut
Und klar deine Zähren
Mein Herz verkohlt
In Rattenmeeren