Chapitre VI - Horreur
Heureusement que mon
procès avait été expéditif : c’est pendant l’automne 2011 que je sortis de
taule. La seule chose que j’en tirai ? Une amélioration relative de mon
accent en anglais, surtout pour l’argot de prisonnier. D’ailleurs, c’est ce que
je répondis à la question, soit condescendante, soit bienveillante, de Flake,
qui vint me chercher en Angleterre avec ma mère, ma fille aînée et Paul. Flake
était là surtout parce qu’on avait réussi à se réconcilier peu de temps avant
ma sortie. Un coup monté par Paul, en fait : il avait réuni Richard et
Flake chez lui pour une discussion salée à mon sujet, qui s’était conclue sur
un tour en avion et une visite taciturne à la prison.
Dans la voiture en
direction de l’aéroport, Flake, Paul et Nele affichaient une bonne humeur par
une façade souriante, espérant peut-être me redonner un semblant de joie de
vivre. Ma mère, elle, ne souriait pas. Elle sourit très rarement à vrai dire.
Moi, je parlais peu – mes réponses à mes accompagnateurs se résumaient à des
monosyllabes car je n’avais pas envie de parler, pas envie d’écouter les nouvelles
des autres, les soucis de chacun – je n’avais envie que d’une chose :
rentrer chez moi, tourner la page sur ce qui s’était passé, revivre pour de
bon. Et pendant que Paul me complimentait sur mon physique d’athlète que
j’avais su conserver (« Une année de taule, c’est plus motivant qu’un
coach, » lui répondis-je – ma plus longue phrase du voyage), je repensai à
Adélaïde.
Elle n’avait pas
répondu à mes deux dernières lettres, ce que j’avais trouvé très bizarre car elle
était pourtant une correspondante assidue, à raison de deux lettres par mois.
Je m’étais tellement inquiété que je lui avais même téléphoné – pour un coup de
fil à l’étranger, il me fallait l’autorisation du directeur de la prison, que
j’avais finalement obtenue une semaine avant ma libération – mais j’étais tombé
sur sa messagerie. Entendre sa voix hésitante débiter du français que je ne
comprenais qu’à moitié m’avait laissé quelques frissons…
J’avais du mal à la
revisualiser, vous savez. Je crois que c’est Nabokov qui parlait de deux types
de mémoire visuelle : l’une où l’on « recrée une image dans le laboratoire
de l’esprit » et l’autre où l’on « évoque instantanément la réplique
objective » (ou alors « optique » ? Je ne me souviens plus)
du visage qu’on essaye de se rappeler. Ma lecture remontait à peu de temps
quand j’y pensai dans la voiture, mais aujourd’hui, les mots précis ne sont
plus que de vagues souvenirs. Et impossible de sortir de chez moi pour trouver
un exemplaire du bouquin – vous comprendrez pourquoi à la fin de mon récit. Que
disais-je ?
Quand on se remémore
quelqu’un, on pense à son visage généralement – ou à ses manies, ses petits
tics, voire à son parfum si perdure une certaine sensualité dans les
sentiments. Or, pour Adélaïde, je n’arrivais pas à me souvenir, comme si mon
esprit faisait un blocage pour des raisons que j’ignorais – ou que je préférais
ignorer.
Dans ma dernière
lettre, justement, je l’avais encore encouragée à prendre rendez-vous pour
cette reconstruction faciale dont on lui avait parlé. Elle était hésitante,
craignait surtout de ressortir de l’opération pire qu’avant, ou d’avoir trop
d’espoir dans cette chirurgie, et donc d’en revenir déçue ; peu importait
la réussite potentielle…
‘Tu as des nouvelles d’Adélaïde ?’
J’avais posé la
question dans l’avion, en regardant droit devant moi, là où s’était trouvée la
tablette fixée au dos du siège situé en face et où mon visage s’était reflété
dans l’écran noir. J’étais assis côté fenêtre et Paul, à ma gauche, s’était probablement
demandé si la question lui avait été destinée ou non. Je m’étais tourné vers
lui.
‘Alors ?’
‘Ben… non. J’allais te poser la même question en fait.’
‘Tu ne l’appelles plus ?’
‘Si, si. Mais ça doit faire… attends…’ avait-il réfléchi à voix haute,
‘ça fait bien un mois qu’elle ne répond plus au téléphone.’
‘Ah.’
‘J’ai voulu aller à Paris pour la voir, vérifier s’il ne lui était rien
arrivé…’
‘Et ?’ m’étais-je impatienté.
‘Bah, comme ça va mieux entre moi et Maja en ce moment, j’essaie d’être
aux petits soins avec elle, tu comprends ? Histoire de me rattraper…’
‘Ouais, je vois.’
J’avais détourné le
regard vers le hublot à travers lequel une mer de nuages s’était étendue indéfiniment.
‘T’as vraiment aucune nouvelle ?’ avais-je demandé dans le vague.
‘Bah, non, j’te dis.’
Paul m’avait jeté un
regard suspicieux, intrigué sûrement par mon inquiétude envers Adélaïde, qui
dépassait mon impatience à l’idée de retrouver ma famille. Au fond, je n’avais
pas pressenti ce qui allait se passer. Loin, très loin de là. Si j’avais eu ne
serait-ce qu’une mince idée, qu’un minuscule soupçon, j’aurais tout fait pour
que tout cela se passât autrement, bien que ce fût impossible ; j’aurais
au moins réagi autrement. Je crois. Evidemment, là, maintenant, j’ignore encore
ce que j’aurais pu faire. D’ailleurs, j’avais déjà eu la vague impression
d’être enfermé dans un manège, enchaîné au tourniquet des événements, et je
n’avais eu aucune idée du comment m’en sortir, de l’endroit où s’était trouvée
l’issue. C’est peut-être de là qu’était venu mon esprit distant, perdu
par-dessus les nuages, qui avaient semblé étrangement immobiles sous l’avion… tout
semble trop immobile dans un avion, de toute façon. Et en plus, c’est tout étriqué
à l’intérieur. J’aime peu les avions.
Lorsque nous arrivâmes
à Berlin-Tegel, où Flake et Paul nous regardèrent prendre un autre vol,
direction Schwerin, j’avais toujours ce sentiment claustrophobe que
l’étroitesse de l’avion puis de la voiture amplifiait sûrement. J’avais besoin
des grands espaces de mon enfance, du sentiment de liberté qui les accompagne.
C’est d’autant plus étrange que l’une des raisons qui m’avaient poussé à
re-signer avec Rammstein, et donc partir en tournée, c’était justement le sentiment
d’avoir fait le tour de mon chez-moi, aussi vaste soit-il ; comme si les
lieux qu’on fréquente régulièrement rapetissent. La cour de récré si
effrayante, peuplée de tant d’enfants inconnus que ma seconde fille,
Marie-Louise, ne voulait jamais y retourner et me faisait une scène chaque matin,
avait fini par être son terrain de jeu favori, connu dans chacun de ses
recoins, et où elle s’ennuyait franchement, ce qui m’avait poussé à quitter
Berlin pour la campagne de mon enfance qu’elle ne connaissait pas. Et puis,
elle avait grandi, et elle devait retourner à Berlin pour ses études… Mais je
digresse un peu.
Tout ça pour dire que
j’étais surtout dans un état proche de l’appréhension, mais j’ignorais ce qu’il
y avait à appréhender. Je ne sais pas si cet état d’esprit conditionna mon
comportement à suivre, mais il doit y avoir un rapport ; il y a toujours
un rapport. Forcément.
***
Arrivé à Wendisch-Rambow,
je demandai à ma fille, qui conduisait, de passer par le détour, afin de m’éviter
les signes des trois cent cinquante-sept villageois qui me connaissaient tous.
‘Je ne fuis pas, j’évite,’ répondis-je à ma mère qui, s’étant retournée
vers moi, tentait de m’expliquer que j’étais un ingrat sans utiliser le mot.
‘Ça revient au même,’ grommela-t-elle en regardant la route.
‘Dans la forme, pas dans le fond.’
‘Toujours aussi subtil à ce que je vois.’
‘Oh ! Maman, arrête un peu et laisse-moi tranquille !’
Certes, je tirais une
tête pas possible depuis le début du voyage mais elle pouvait faire au moins l’effort
de comprendre à quel point il m’était impossible de cacher toute l’amertume
cumulée dans mon trou à rat depuis un an. On ne demande pas au cafard de
sourire, que je sache ! Avec moi, pareil.
Ma mère se tourna à
nouveau vers moi et me regarda d’un drôle d’air ; Nele aussi me zyeuta
dans le rétroviseur ; et je compris que j’avais probablement parlé à voix
haute. C’est d’ailleurs l’autre truc qui inspirait la crainte chez les autres
prisonniers quand j’étais en taule, et je me rendis compte à quel point je ne
le contrôlais plus.
***
Arrivé à la maison, je
m’attendais à être accueilli à bras ouverts, les enfants criant
« Papa ! » avant de me sauter au cou, mais au lieu de cela, je
découvris la porte d’entrée ouverte et personne qui ne répondait aux appels. Je
regardai ma mère qui fronçait déjà les sourcils, puis Nele qui regardait autour
d’elle à la recherche d’un intrus ou d’une chose insolite expliquant ce
mystère.
‘Maria a dit qu’elle resterait à la maison, je suis sûre,’ précisa Nele.
‘A moins que les garçons aient encore insisté pour t’attendre à l’aéroport et
que Maria ait cédé ?…’
Nele me jeta un regard
incertain, comme si moi, je détenais la réponse ! J’entrai chez moi, j’appelai
les enfants à nouveau. Ma mère précisa dans mon dos que Marie-Louise devait
être là aussi, qu’elle était elle-même allée la chercher chez sa mère pour
réunir la famille et fêter mon retour. Je longeai le couloir, à la recherche
d’une explication à ce silence lugubre, qui m’échauffait déjà le sang de frustration.
Du coin de l’œil, je vis Nele se diriger vers les chambres à l’étage. Je
poussai la porte du salon et je vis.
Je vis un désastre
sans nom, les meubles à peine déplacés, le tapis froissé, et le sang – partout.
Les murs, le sol, la table basse, la télé en étaient recouverts. Des taches
rouges qui collaient au beige ambiant, qui collaient même à mes tympans, qui
n’entendaient plus rien. Je n’arrivais pas à me rendre compte de ce qui se passait,
comme si mon cerveau avait réussi à arrêter le temps.
Ma mère se précipita
vers ce qui ressemblait au corps de Maria, allongée sur le ventre, puis sur
celui de Marie-Louise. Elle releva la tête vers moi, éplorée. Puis j’entendis
le cri cinglant de Nele, qui venait de l’extérieur ; alors je me ruai vers
la porte menant au jardin, la fracassai au passage, et attrapai ma fille dans
mes bras, où elle ne pleurait pas, où elle criait toujours, le regard rivé sur
deux garçons que je ne reconnaissais plus, accrochés à la balançoire, la tête
en bas, les pieds entortillés par les chaînes. Je devinai que ces deux garçons
étaient mes fils, mais je suppose que le choc ou la colère avait évacué toute
tristesse : je ne les reconnaissais pas, leur posture ne me faisait rien.
En moi, il y avait comme un vide total de sentiments – je n’étais décidé qu’à
une seule chose. Agir. Pour faire quoi, je l’ignorais. Mais agir était la seule
idée qui monopolisait mon cerveau.
Je lâchai ma fille,
qui se recroquevilla au sol, et je m’élançai vers le garage. Je saisis mon
fusil, le chargeai à la volée, laissai tomber quelques cartouches en les
enfournant dans ma poche, et ressortis l’arme en main, prêt à tirer sur le
premier coupable en vue. J’entrai à nouveau dans le salon, où je gueulai à ma
mère, qui appelait certainement la police :
‘Laisse tomber ! Va chercher Lutz !’
‘Et tu comptes faire quoi comme ça avec Lutz ? Partir à la
chasse ?’
Elle semblait outrée
et je ne comprenais pas pourquoi alors je gueulai de plus belle, tandis qu’elle
me suppliait de lâcher mon fusil, ce que je refusai catégoriquement, regardant
autour de moi de manière frénétique, craignant le retour de ceux qui avaient
foutu ce bordel sans nom chez moi, à tout instant – et aussi familière que
semble l’expression aujourd’hui, je dois avouer que c’était ainsi que je
ressentais vraiment les choses, comme une simple perturbation qui provoquait
une colère incompréhensible – comme si le seul moyen que j’avais trouvé pour
atténuer l’horreur était d’anéantir toute peine, toute logique. Je ressortis pour
trouver Nele, prosternée devant les corps mutilés de Fabian et Esteban,
desquels le sang ne coulait plus mais avait laissé une flaque noirâtre dans le
bac à sable au-dessous.
‘Lève-toi, Nele ! Y’a rien à faire pour eux.’
Tous – tous, vous
dis-je, avaient reçu plusieurs balles dans la tête – seules Maria et
Marie-Louise avaient été respectivement blessées à la jambe et dans le dos
avant d’être achevées comme du vulgaire bétail et laissées là où elles étaient
tombées. Fabian et Estaban, eux, avaient été accrochés en l’air pour une raison
que j’ignorais mais qui devint cruciale plus tard.
‘Nele !’
‘Papa… Il faut les détacher…’
‘Nele, lève-toi et va raisonner ta grand-mère ! Elle n’écoute pas
ce que je dis.’
‘Mais papa…’
Elle restait à genoux,
le regard suppliant rivé sur moi, et moi, j’avais mon fusil à l’épaule, prêt à
exploser le crâne de la première cible en vue, et je me rends compte aujourd’hui
combien mon comportement pouvait paraître étrange. Je n’avais pas encore versé
une seule larme ; c’était comme si j’avais à peine regardé le corps de mes
enfants, sans vie, comme si… comme si je m’en foutais.
Mais je ne m’en
foutais pas. J’étais devenu fou. Littéralement. Et quand je repense à ce
moment, ce n’est plus qu’un fouillis d’actions sans logique, se déroulant dans
le désordre – un cauchemar éveillé sur plusieurs heures, qui se termina sur les
mots de ma fille :
‘Papa, s’il te plaît – rentre à la maison.’
Elle posa sa main sur
mon épaule et je me rendis compte que j’étais à genoux, couvert de terre, perdu
au cœur du bois alentour, où j’avais cru voir s’enfuir un type, et mon fusil
par terre devant moi. Et je pleurai. Je pleurai en silence.
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La suite de la fiction.
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