Review de Deutschland (Rammstein) - clip et paroles
Parties II et III
Nous terminions la première partie sur une double question car le traitement de la religion chrétienne dans le clip mérite de s’y pencher dans une partie dédiée, mais rappelons qu’il est difficilement dissociable de la manière dont le pays est représenté dans le clip, ne serait-ce que parce qu’en Allemagne, l’Eglise est partenaire de l’Etat. Ceci peut sembler anodin en soi mais pour un groupe tel que Rammstein, dont les membres sont tous nés en Allemagne de l’Est, cela ne l’est pas. L’athéisme est embrassé par plus de 60% des citoyens de l’ex-RDA (72% si on ne prend que la tranche d’âge correspondant à celle du groupe) et certains dans le groupe, Flake en première ligne, ne cachent pas leur athéisme. Or, ils vivent aujourd’hui dans un pays où leur fête nationale, la date de la réunification, commence par un office religieux.
Une religion parodiée
pour critiquer les fondements d’un pays ?
Le
premier indice a été révélé avant la sortie du clip par le réalisateur
lui-même, Specter Berlin qui, sur son compte Instagram, a posté des images du
clip accompagnées de la mention de six des sept péchés capitaux. On aperçoit
ainsi Germania-médiévale associée à la gourmandise, Germania en tenue de garde
prussien associée à l’avarice, Germania-Judith à la colère, Germania en
fauteuil roulant à la luxure, Germania en maillot doré (accompagnée de chiens
et de policiers) à l’orgueil, enfin Germania-RDA à l’envie. Certaines
associations sont plus faciles à comprendre que d’autres.
Prenons
l’exemple de Germania sous les traits de Judith, la veuve juive du récit
biblique qui séduisit et décapita Holopherne pour sauver son peuple (la
ressemblance entre le tableau de Lucas Cranach l’Ancien, au niveau des
accessoires, et la tenue de Germania est frappante). L’association à la colère,
celle qui s’exprime face à l’envahisseur, est peut-être due au fait que
Germania-Judith porte encore la tête de Till, décapitée dans la scène
d’introduction, au moment où il représentait justement un envahisseur romain. Dans
l’introduction, Germania n’y figure pas sous les traits de Judith mais plutôt
sous ceux d’Odin : on constate qu’il y a des hommes pendus dans les arbres
– le sacrifice que faisaient les peuples germaniques à Odin était la pendaison,
d’où son autre nom « Hangi » – et l’acte de décapiter rappelle le
mythe de Mimir le sage, dont la tête était conservée par Odin. Cette figure
d’Odin va être plus tard reprise avec Germania-médiévale qui ressuscite les
chevaliers morts (il s’agit d’un des pouvoirs du dieu nordique). Odin semble
être celui qui prend en charge la colère de son peuple attaqué par les Romains
puis cette colère ahurissante où les chevaliers se battent entre eux, et
religions païenne et chrétienne finissent par être associées pour être remises
en cause. Le message semble être que le travers de l’Allemagne est de renverser
les valeurs : quelque chose qui semble à l’origine une réaction légitime
devient une source d’autodestruction.
Il
est intéressant de constater que la tête décapitée de Till traverse les
époques, jusqu’à se retrouver sur les genoux de Germania dans une scène qui
semble représenter la réunification (Germania en fauteuil roulant porte sa
tenue RDA sans le calot à l’insigne communiste, avec un crucifix à sa botte). Le
choix du personnage de Judith, et le fait qu’elle n’appartienne pas à une
période historique claire, intrigue : les scènes dans cette tenue semblent
avoir été filmées dans le même lieu que les scènes au camp de concentration,
donc on s’éloigne de l’antiquité ; même si la tenue rappelle la
Renaissance, le lieu nous y extrait (on aperçoit même les graffitis). Par
ailleurs, l’allusion au péché de colère est faite à plusieurs reprises via les
scènes de violence : bataille médiévale où policiers en tenue anti-émeute
sont finalement présents ; match de boxe entre Till et Richard ;
réaction des Romains face à Germania ; acte terroriste de la RAF…
L’Allemagne est dépeinte comme étant fautive du péché de colère à plusieurs
reprises dans son Histoire. Germania-Judith semble représenter une figure
religieuse phare pour Germania, traversant les époques, reprise à la fin du
clip car nous l’apercevons aussi dans le caisson en forme de cercueil qui part
en orbite. Judith est, en quelque sorte, une guerrière comme Germania la
valkyrie et Germania-Odin, qui prend l’initiative d’agir pour tuer
l’envahisseur. En étant associée au péché de colère, elle semble vouloir la
légitimer, mais les faits historiques présentés viennent remettre en cause cette
légitimité. Cette Germania-Judith ne serait-elle donc pas la représentation de
ces Allemands d’aujourd’hui qui rejettent réfugiés, immigrés, sous prétexte
qu’ils n’ont pas la même religion ? Et le fait qu’elle termine dans un
cercueil ne serait-il pas une manière symbolique de tenter (en vain) de se
débarrasser de ce péché de colère ?
On
retrouve des allusions à d’autres péchés mentionnés par le réalisateur à travers
le clip, notamment l’avarice avec la présence ostentatoire de billets (la
corruption dans la scène au siège de la RDA ; match de boxe improvisée
rappelant la période faste de la République de Weimar, où on voit Paul le
bookmaker compter ses billets derrière un Till dépité d’avoir perdu un
match ; la scène dans la prison où il serait peut-être question de crise
économique, puisque les billets sont en euros…) ; l’envie peut-être dans
toutes les scènes de rivalité entre membres du groupe ; l’orgueil, comme
nous l’avons démontré dans la première partie, avec l’or et les dorures
présentes même sur les accessoires les plus incongrus (par exemple le pistolet
de Germania en maillot bling-bling) ; la luxure avec les politiciens de
RDA et les hommes en tenue BDSM sous la table de banquet des moines, probable
représentation de l’enfer symbolique qui attend ces religieux qui se gavent
allègrement, et commettent donc aussi le péché de gourmandise.
En
outre, ce péché de gourmandise est représenté de manière très évocatrice :
la choucroute dévorée n’est autre que Germania elle-même. Les moines, qui sont
arrivés en foulant une horde de rats (probable référence à la peste) et en
méprisant la présence de cadavres pendus au-dessus de leur tête (la tête
dégoûtée de Till en dit long), mange littéralement l’Allemagne : ils l’épuisent
de ses ressources. Cela rappelle la division en trois ordres, avec le clergé et
la noblesse (dont on aperçoit furtivement la présence à gauche) qui s’enrichissaient
au détriment du peuple.
Cette
lecture permet de donner un autre sens aux lasers rouges, qui mettent désormais
en évidence un vice présent au cœur même de l’Allemagne dès l’arrivée des
Romains, vice inhérent dont elle ne parviendrait pas à se séparer, amplifié par
la religion, et qui culminerait avec une scène de Nativité revisitée dans le
futur où le vice survit malgré une renaissance puis des funérailles
symboliques. En effet, on voit encore des croix rouges sur les bœufs ; la
tenue de Doktor Flake est rouge comme celle d’un cardinal ; et on aperçoit
un laser rouge au moment où le cercueil est envoyé dans l’espace. Le fait de se
promener avec la tête décapitée de Till pourrait donc être une sorte de memento
mori rappelant à quel point le sentiment de toute-puissance de l’Allemagne la
rapproche toujours de l’autodestruction.
De
plus, Germania-médiévale relève des chevaliers pour qu’ils combattent à nouveau
au moment où elle plante le drapeau. Certains, comme Till et Flake, sont
pourtant criblés de flèches et d’épées, ce qui rend les images très comiques.
Au final, aucun ne sera montré vainqueur : on les reverra tous tomber à
genoux, s’effondrer en criant, ou chercher une échappatoire avec un regard
ahuri. Le pouvoir de Germania n’est même pas salvateur : on dirait presque
que la bataille est vouée à se répéter indéfiniment puisque les policiers
rejoignent les chevaliers plus tard, et la scène passe de la bataille à
l’émeute. Germania est ici l’allégorie d’un pays qui apporte sa propre ruine,
en répétant inlassablement les mêmes erreurs, ou les mêmes péchés.
C’est
seulement par l’absurde qu’elle peut trouver une forme bien fragile de
rédemption en adoptant les traits d’une religieuse en robe entièrement blanche
et au chapeau à cornette, peut-être une Vierge Marie vénérée par des
astronautes à côté d’une biche (symbole de pureté et de virginité – cf la
déesse Artémis) à laquelle on a mis un collier à piques sûrement pour accentuer
l’absurdité, une Marie qui enfante six chiots pour chacun des astronautes, et dont
l’Assomption consiste à devenir un ange victorieux devant lequel le groupe se
met à quatre pattes (tels des chiens justement), dans une parodie du quadrige situé
au-dessus de la Porte de Brandebourg (Germania serait donc ici la déesse de la
Victoire), puis à orbiter autour de la Terre.
L’ensemble
de ces dernières scènes met en évidence l’absurdité de la situation, comme si l’image
d’une Allemagne gardienne des nations (cf les chiens, la croix rouge, la position
de l’ange) serait ridicule, et parodier la religion est une forme de provocation
en soi.
Or,
la provocation est quelque chose qui est presque devenu la marque de fabrique
de Rammstein, et nous étudierons maintenant la manière dont les références méta
se sont infiltrées dans le clip.
Un retour sur soi
pour un retour sur le devant de la scène
Les
petits détails faisant allusion à Rammstein en général, que ce soit leur show,
leurs autres clips ou leur carrière, sont tellement nombreux qu’une liste exhaustive
est impossible à établir. Des accessoires en forme de croix présents sur le
champ de bataille aux bustes des membres du groupe utilisées pour la promo MIG ;
du match de boxe entre Till et Richard faisant allusion à la bagarre générale
dans le clip de Haifisch au lyco-masque de la mise en scène de Feuer Frei, que
porte Germania sur le bûcher, en passant par les moines qui rappellent le clip
Rosenrot, les membres à quatre pattes qui rappellent celui de Mein Teil, les
astronautes qui rappellent ceux dans Amerika, ou encore le cercueil de Germania
qui rappelle celui de Blanche-Neige dans Sonne, les références s’accumulent à
tel point qu’on pourrait se demander si tout le clip ne serait pas juste un
prétexte pour inclure tout ce qui fasse penser à ce qu’a fait le groupe
auparavant.
Les
paroles elles-mêmes, avec l’anaphore en « über, » rappellent d’autres
chansons, comme Zerstören, ou Los. Tout le clip, sous couvert de dépeindre l’Allemagne,
ne serait-il pas prétexte à montrer tout ce pourquoi le groupe est célèbre
aujourd’hui ?
Il
y a quelque chose de la gloire autoproclamée dans une telle démarche. Pourtant,
cela passe aussi par l’effacement des membres du groupe, en tant que chanteur
et musiciens, au profit des nombreux rôles qu’ils incarnent. Certains sont même
méconnaissables avec leur costume et le maquillage. Paul au siège de la RDA a
une coupe de cheveux complètement improbable, qui le ferait presque passer pour
un figurant s’il n’était pas au premier plan. De même pour Schneider qui, par
son attitude dans les différents rôles, interpelle et étonne précisément parce
qu’on le reconnaît à peine quand il se prête autant au jeu ; ou encore
Till qui, malgré son visage parfaitement reconnaissable quoi qu’il fasse (d’autant
plus avec ses piercings), va jusqu’à se travestir en femme lorsqu’ils incarnent
les terroristes de la RAF.
Par
conséquent, difficile d’y voir un orgueil mal placé de la part du groupe s’ils
se déguisent en même temps qu’ils affichent tout ce pourquoi ils sont connus
dans le décor. On peut à la rigueur comparer cela au fan service des films de
superhéros, où telle référence sera placée quelque part surtout pour faire un
clin d’œil aux connaisseurs, aux fans avertis. D’ailleurs, le choix de la
forme, une fresque historique, peut être en soi considérée comme du fan service,
les fans étant surtout friands des clips « à histoire » du groupe.
Cependant,
suite à la sortie du clip Radio, on peut s’interroger sur l’image que le groupe
renvoie d’eux-mêmes et ce que cela peut signifier. Par exemple, les rôles
adoptés pour la période Nazi prêtent à sourire. En effet, Richard et Schneider
sont les SS ; les quatre autres sont les prisonniers, qui finiront par fusiller
les premiers dans une autre scène. Cependant, lorsque les quatre en question
incarnent des officiers Nazi (peut-être pour rééquilibrer un peu), Richard est
un moine et Schneider un chevalier. Dans la scène tournée en prison, à nouveau
Richard et Schneider incarnent l’Etat en jouant le rôle de gardiens, violent
pour l’un, moqueur et agressif pour l’autre, tandis que les quatre autres sont des
détenus, positionnés comme victimes. Les fans connaissent le rôle prépondérant
de Richard dans la création artistique du groupe : son besoin de tout
contrôler a parfois mené le groupe à des tensions sévères, à la limite de la
rupture. Peut-être s’agit-il ici d’une allusion à ce rôle qu’a pu avoir Richard
sur le groupe (par extension Schneider aussi, même si rien le concernant n’a
été mentionné en interview), sous forme de « private joke » que seul
le fan qui connaît bien le groupe comprendra ?
En outre, malgré l’effacement du groupe derrière des personnages
qui s’affrontent parfois, les plans stylisés au ralenti, où le groupe est
clairement reconnaissable et avance en même temps dans une attitude de
conquête, la tête haute et le regard au loin, nous présentent un groupe uni.
Cela fait écho aux dernières interviews du groupe, où ils répètent à quel point
leur humeur est au beau fixe et les tensions sont absentes entre eux.
Cela reste de la mise en scène, évidemment, et n’a pas
de valeur de preuve concernant leurs rapports entre eux. Mais il est
intéressant de noter que cette image d’un groupe uni dans la gloire est
utilisée à deux reprises dans les derniers clips sortis, après un Haifisch où
ils mettaient en scène des tensions (à la limite de la folie meurtrière) et un
Mein Herz Brennt où on voyait un groupe en tenue de clochards s’éloigner d’un hôpital
en flammes. Il semblerait qu’ils veuillent marquer leur retour par le sceau de
la gloire.
CONCLUSION
Il y a tout de même quelques défauts à trouver au
clip. Le montage, qui confond rapidité et rythme, anéantit parfois l’ambiance,
ce qui est particulièrement dommage pour les passages comiques, pour lesquels
le spectateur n’a pas le temps de rire. Cependant, cela rend aussi la recherche
des références diverses assez trépidante, collant une auréole de mystère au
clip pour le spectateur qui regarde juste par curiosité. En outre, on peut
trouver que le clip verse un peu trop dans la provocation facile, notamment à
cause du teaser, qui surfe sur la manière dont réagissent médias et public de
nos jours – souvent de manière disproportionnée, sans jamais prendre le temps
de la réflexion, de la vérification des faits. Or, il est vraiment audacieux de
la part du groupe de choisir un fait de société comme thème principal pour leur
clip, surtout après avoir habitué les fans aux clips sans fond, bien fichus mais
juste drôles, ou aux représentations de faits divers, qui peuvent être osées,
mais n’engagent à rien. Le groupe avait jusque-là sciemment évité certains aspects
de l’Histoire allemande, craignant sûrement les accusations qui fusaient même lorsque
la provocation était visiblement légère. Avec Deutschland, ils décident d’attaquer
frontalement un sujet controversé pour mettre en scène un rapport très maladif
à sa propre identité allemande, définie par la violence, la manigance et l’absurdité,
à une époque où les nationalismes se propagent en Europe. Et ils font ceci en
déployant beaucoup de moyens, en affichant un souci du détail, alors qu’après l’annonce
de leur tournée des stades, sold out en très peu de temps, ils n’ont plus
grand-chose à prouver.
Ces efforts sont vraiment tout à leur honneur.
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