jeudi 9 mai 2019

Deutschland (Rammstein) - Review de clip et paroles (II et III)


Review de Deutschland (Rammstein) - clip et paroles
Parties II et III

Nous terminions la première partie sur une double question car le traitement de la religion chrétienne dans le clip mérite de s’y pencher dans une partie dédiée, mais rappelons qu’il est difficilement dissociable de la manière dont le pays est représenté dans le clip, ne serait-ce que parce qu’en Allemagne, l’Eglise est partenaire de l’Etat. Ceci peut sembler anodin en soi mais pour un groupe tel que Rammstein, dont les membres sont tous nés en Allemagne de l’Est, cela ne l’est pas. L’athéisme est embrassé par plus de 60% des citoyens de l’ex-RDA (72% si on ne prend que la tranche d’âge correspondant à celle du groupe) et certains dans le groupe, Flake en première ligne, ne cachent pas leur athéisme. Or, ils vivent aujourd’hui dans un pays où leur fête nationale, la date de la réunification, commence par un office religieux.


 

Une religion parodiée pour critiquer les fondements d’un pays ?


Le premier indice a été révélé avant la sortie du clip par le réalisateur lui-même, Specter Berlin qui, sur son compte Instagram, a posté des images du clip accompagnées de la mention de six des sept péchés capitaux. On aperçoit ainsi Germania-médiévale associée à la gourmandise, Germania en tenue de garde prussien associée à l’avarice, Germania-Judith à la colère, Germania en fauteuil roulant à la luxure, Germania en maillot doré (accompagnée de chiens et de policiers) à l’orgueil, enfin Germania-RDA à l’envie. Certaines associations sont plus faciles à comprendre que d’autres.



Prenons l’exemple de Germania sous les traits de Judith, la veuve juive du récit biblique qui séduisit et décapita Holopherne pour sauver son peuple (la ressemblance entre le tableau de Lucas Cranach l’Ancien, au niveau des accessoires, et la tenue de Germania est frappante). L’association à la colère, celle qui s’exprime face à l’envahisseur, est peut-être due au fait que Germania-Judith porte encore la tête de Till, décapitée dans la scène d’introduction, au moment où il représentait justement un envahisseur romain. Dans l’introduction, Germania n’y figure pas sous les traits de Judith mais plutôt sous ceux d’Odin : on constate qu’il y a des hommes pendus dans les arbres – le sacrifice que faisaient les peuples germaniques à Odin était la pendaison, d’où son autre nom « Hangi » – et l’acte de décapiter rappelle le mythe de Mimir le sage, dont la tête était conservée par Odin. Cette figure d’Odin va être plus tard reprise avec Germania-médiévale qui ressuscite les chevaliers morts (il s’agit d’un des pouvoirs du dieu nordique). Odin semble être celui qui prend en charge la colère de son peuple attaqué par les Romains puis cette colère ahurissante où les chevaliers se battent entre eux, et religions païenne et chrétienne finissent par être associées pour être remises en cause. Le message semble être que le travers de l’Allemagne est de renverser les valeurs : quelque chose qui semble à l’origine une réaction légitime devient une source d’autodestruction.



Il est intéressant de constater que la tête décapitée de Till traverse les époques, jusqu’à se retrouver sur les genoux de Germania dans une scène qui semble représenter la réunification (Germania en fauteuil roulant porte sa tenue RDA sans le calot à l’insigne communiste, avec un crucifix à sa botte). Le choix du personnage de Judith, et le fait qu’elle n’appartienne pas à une période historique claire, intrigue : les scènes dans cette tenue semblent avoir été filmées dans le même lieu que les scènes au camp de concentration, donc on s’éloigne de l’antiquité ; même si la tenue rappelle la Renaissance, le lieu nous y extrait (on aperçoit même les graffitis). Par ailleurs, l’allusion au péché de colère est faite à plusieurs reprises via les scènes de violence : bataille médiévale où policiers en tenue anti-émeute sont finalement présents ; match de boxe entre Till et Richard ; réaction des Romains face à Germania ; acte terroriste de la RAF… L’Allemagne est dépeinte comme étant fautive du péché de colère à plusieurs reprises dans son Histoire. Germania-Judith semble représenter une figure religieuse phare pour Germania, traversant les époques, reprise à la fin du clip car nous l’apercevons aussi dans le caisson en forme de cercueil qui part en orbite. Judith est, en quelque sorte, une guerrière comme Germania la valkyrie et Germania-Odin, qui prend l’initiative d’agir pour tuer l’envahisseur. En étant associée au péché de colère, elle semble vouloir la légitimer, mais les faits historiques présentés viennent remettre en cause cette légitimité. Cette Germania-Judith ne serait-elle donc pas la représentation de ces Allemands d’aujourd’hui qui rejettent réfugiés, immigrés, sous prétexte qu’ils n’ont pas la même religion ? Et le fait qu’elle termine dans un cercueil ne serait-il pas une manière symbolique de tenter (en vain) de se débarrasser de ce péché de colère ?

On retrouve des allusions à d’autres péchés mentionnés par le réalisateur à travers le clip, notamment l’avarice avec la présence ostentatoire de billets (la corruption dans la scène au siège de la RDA ; match de boxe improvisée rappelant la période faste de la République de Weimar, où on voit Paul le bookmaker compter ses billets derrière un Till dépité d’avoir perdu un match ; la scène dans la prison où il serait peut-être question de crise économique, puisque les billets sont en euros…) ; l’envie peut-être dans toutes les scènes de rivalité entre membres du groupe ; l’orgueil, comme nous l’avons démontré dans la première partie, avec l’or et les dorures présentes même sur les accessoires les plus incongrus (par exemple le pistolet de Germania en maillot bling-bling) ; la luxure avec les politiciens de RDA et les hommes en tenue BDSM sous la table de banquet des moines, probable représentation de l’enfer symbolique qui attend ces religieux qui se gavent allègrement, et commettent donc aussi le péché de gourmandise.



En outre, ce péché de gourmandise est représenté de manière très évocatrice : la choucroute dévorée n’est autre que Germania elle-même. Les moines, qui sont arrivés en foulant une horde de rats (probable référence à la peste) et en méprisant la présence de cadavres pendus au-dessus de leur tête (la tête dégoûtée de Till en dit long), mange littéralement l’Allemagne : ils l’épuisent de ses ressources. Cela rappelle la division en trois ordres, avec le clergé et la noblesse (dont on aperçoit furtivement la présence à gauche) qui s’enrichissaient au détriment du peuple.



Cette lecture permet de donner un autre sens aux lasers rouges, qui mettent désormais en évidence un vice présent au cœur même de l’Allemagne dès l’arrivée des Romains, vice inhérent dont elle ne parviendrait pas à se séparer, amplifié par la religion, et qui culminerait avec une scène de Nativité revisitée dans le futur où le vice survit malgré une renaissance puis des funérailles symboliques. En effet, on voit encore des croix rouges sur les bœufs ; la tenue de Doktor Flake est rouge comme celle d’un cardinal ; et on aperçoit un laser rouge au moment où le cercueil est envoyé dans l’espace. Le fait de se promener avec la tête décapitée de Till pourrait donc être une sorte de memento mori rappelant à quel point le sentiment de toute-puissance de l’Allemagne la rapproche toujours de l’autodestruction.

De plus, Germania-médiévale relève des chevaliers pour qu’ils combattent à nouveau au moment où elle plante le drapeau. Certains, comme Till et Flake, sont pourtant criblés de flèches et d’épées, ce qui rend les images très comiques. Au final, aucun ne sera montré vainqueur : on les reverra tous tomber à genoux, s’effondrer en criant, ou chercher une échappatoire avec un regard ahuri. Le pouvoir de Germania n’est même pas salvateur : on dirait presque que la bataille est vouée à se répéter indéfiniment puisque les policiers rejoignent les chevaliers plus tard, et la scène passe de la bataille à l’émeute. Germania est ici l’allégorie d’un pays qui apporte sa propre ruine, en répétant inlassablement les mêmes erreurs, ou les mêmes péchés.



C’est seulement par l’absurde qu’elle peut trouver une forme bien fragile de rédemption en adoptant les traits d’une religieuse en robe entièrement blanche et au chapeau à cornette, peut-être une Vierge Marie vénérée par des astronautes à côté d’une biche (symbole de pureté et de virginité – cf la déesse Artémis) à laquelle on a mis un collier à piques sûrement pour accentuer l’absurdité, une Marie qui enfante six chiots pour chacun des astronautes, et dont l’Assomption consiste à devenir un ange victorieux devant lequel le groupe se met à quatre pattes (tels des chiens justement), dans une parodie du quadrige situé au-dessus de la Porte de Brandebourg (Germania serait donc ici la déesse de la Victoire), puis à orbiter autour de la Terre.




L’ensemble de ces dernières scènes met en évidence l’absurdité de la situation, comme si l’image d’une Allemagne gardienne des nations (cf les chiens, la croix rouge, la position de l’ange) serait ridicule, et parodier la religion est une forme de provocation en soi.

Or, la provocation est quelque chose qui est presque devenu la marque de fabrique de Rammstein, et nous étudierons maintenant la manière dont les références méta se sont infiltrées dans le clip.





Un retour sur soi pour un retour sur le devant de la scène


Les petits détails faisant allusion à Rammstein en général, que ce soit leur show, leurs autres clips ou leur carrière, sont tellement nombreux qu’une liste exhaustive est impossible à établir. Des accessoires en forme de croix présents sur le champ de bataille aux bustes des membres du groupe utilisées pour la promo MIG ; du match de boxe entre Till et Richard faisant allusion à la bagarre générale dans le clip de Haifisch au lyco-masque de la mise en scène de Feuer Frei, que porte Germania sur le bûcher, en passant par les moines qui rappellent le clip Rosenrot, les membres à quatre pattes qui rappellent celui de Mein Teil, les astronautes qui rappellent ceux dans Amerika, ou encore le cercueil de Germania qui rappelle celui de Blanche-Neige dans Sonne, les références s’accumulent à tel point qu’on pourrait se demander si tout le clip ne serait pas juste un prétexte pour inclure tout ce qui fasse penser à ce qu’a fait le groupe auparavant.

Les paroles elles-mêmes, avec l’anaphore en « über, » rappellent d’autres chansons, comme Zerstören, ou Los. Tout le clip, sous couvert de dépeindre l’Allemagne, ne serait-il pas prétexte à montrer tout ce pourquoi le groupe est célèbre aujourd’hui ?

Il y a quelque chose de la gloire autoproclamée dans une telle démarche. Pourtant, cela passe aussi par l’effacement des membres du groupe, en tant que chanteur et musiciens, au profit des nombreux rôles qu’ils incarnent. Certains sont même méconnaissables avec leur costume et le maquillage. Paul au siège de la RDA a une coupe de cheveux complètement improbable, qui le ferait presque passer pour un figurant s’il n’était pas au premier plan. De même pour Schneider qui, par son attitude dans les différents rôles, interpelle et étonne précisément parce qu’on le reconnaît à peine quand il se prête autant au jeu ; ou encore Till qui, malgré son visage parfaitement reconnaissable quoi qu’il fasse (d’autant plus avec ses piercings), va jusqu’à se travestir en femme lorsqu’ils incarnent les terroristes de la RAF.



Par conséquent, difficile d’y voir un orgueil mal placé de la part du groupe s’ils se déguisent en même temps qu’ils affichent tout ce pourquoi ils sont connus dans le décor. On peut à la rigueur comparer cela au fan service des films de superhéros, où telle référence sera placée quelque part surtout pour faire un clin d’œil aux connaisseurs, aux fans avertis. D’ailleurs, le choix de la forme, une fresque historique, peut être en soi considérée comme du fan service, les fans étant surtout friands des clips « à histoire » du groupe.

Cependant, suite à la sortie du clip Radio, on peut s’interroger sur l’image que le groupe renvoie d’eux-mêmes et ce que cela peut signifier. Par exemple, les rôles adoptés pour la période Nazi prêtent à sourire. En effet, Richard et Schneider sont les SS ; les quatre autres sont les prisonniers, qui finiront par fusiller les premiers dans une autre scène. Cependant, lorsque les quatre en question incarnent des officiers Nazi (peut-être pour rééquilibrer un peu), Richard est un moine et Schneider un chevalier. Dans la scène tournée en prison, à nouveau Richard et Schneider incarnent l’Etat en jouant le rôle de gardiens, violent pour l’un, moqueur et agressif pour l’autre, tandis que les quatre autres sont des détenus, positionnés comme victimes. Les fans connaissent le rôle prépondérant de Richard dans la création artistique du groupe : son besoin de tout contrôler a parfois mené le groupe à des tensions sévères, à la limite de la rupture. Peut-être s’agit-il ici d’une allusion à ce rôle qu’a pu avoir Richard sur le groupe (par extension Schneider aussi, même si rien le concernant n’a été mentionné en interview), sous forme de « private joke » que seul le fan qui connaît bien le groupe comprendra ?



En outre, malgré l’effacement du groupe derrière des personnages qui s’affrontent parfois, les plans stylisés au ralenti, où le groupe est clairement reconnaissable et avance en même temps dans une attitude de conquête, la tête haute et le regard au loin, nous présentent un groupe uni. Cela fait écho aux dernières interviews du groupe, où ils répètent à quel point leur humeur est au beau fixe et les tensions sont absentes entre eux.

Cela reste de la mise en scène, évidemment, et n’a pas de valeur de preuve concernant leurs rapports entre eux. Mais il est intéressant de noter que cette image d’un groupe uni dans la gloire est utilisée à deux reprises dans les derniers clips sortis, après un Haifisch où ils mettaient en scène des tensions (à la limite de la folie meurtrière) et un Mein Herz Brennt où on voyait un groupe en tenue de clochards s’éloigner d’un hôpital en flammes. Il semblerait qu’ils veuillent marquer leur retour par le sceau de la gloire.






CONCLUSION


Il y a tout de même quelques défauts à trouver au clip. Le montage, qui confond rapidité et rythme, anéantit parfois l’ambiance, ce qui est particulièrement dommage pour les passages comiques, pour lesquels le spectateur n’a pas le temps de rire. Cependant, cela rend aussi la recherche des références diverses assez trépidante, collant une auréole de mystère au clip pour le spectateur qui regarde juste par curiosité. En outre, on peut trouver que le clip verse un peu trop dans la provocation facile, notamment à cause du teaser, qui surfe sur la manière dont réagissent médias et public de nos jours – souvent de manière disproportionnée, sans jamais prendre le temps de la réflexion, de la vérification des faits. Or, il est vraiment audacieux de la part du groupe de choisir un fait de société comme thème principal pour leur clip, surtout après avoir habitué les fans aux clips sans fond, bien fichus mais juste drôles, ou aux représentations de faits divers, qui peuvent être osées, mais n’engagent à rien. Le groupe avait jusque-là sciemment évité certains aspects de l’Histoire allemande, craignant sûrement les accusations qui fusaient même lorsque la provocation était visiblement légère. Avec Deutschland, ils décident d’attaquer frontalement un sujet controversé pour mettre en scène un rapport très maladif à sa propre identité allemande, définie par la violence, la manigance et l’absurdité, à une époque où les nationalismes se propagent en Europe. Et ils font ceci en déployant beaucoup de moyens, en affichant un souci du détail, alors qu’après l’annonce de leur tournée des stades, sold out en très peu de temps, ils n’ont plus grand-chose à prouver.

Ces efforts sont vraiment tout à leur honneur.

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Retrouvez ma traduction des paroles via ce lien.
 

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