Review de
« Deutschland » (Rammstein) – clip et paroles
Partie I
Introduction :
Après
la review de Radio, voici celle du clip précédent, qui a davantage fait parler
de lui, notamment à cause du teaser où on voit quatre des membres du groupe en
tenue de prisonniers de camp de concentration, attendant d’être pendus. Ces
images, qui ne sont même pas extraites du clip lui-même et seulement présentes
dans les crédits, ont constitué le seul et unique argument pour démonter le
clip, avant même sa sortie, grâce à une dépêche allemande reprise sans
discernement par des médias du monde entier. Ce sont aussi précisément ces images
qui ont permis au clip d’obtenir un petit bad buzz, relançant la promo d’un
groupe habitué aux polémiques, qui sort son septième album dix ans après le
précédent.
Le
bad buzz était-il nécessaire pour permettre le succès de ce début de
promo ? Pas vraiment, non. Le clip est incontestablement bien fichu,
intéressant à regarder même pour ceux qui n’en ont rien à faire de Rammstein. Nous
montrerons ici en quoi le choix du clip et de la chanson Deutschland pour
marquer symboliquement le retour de Rammstein sur le devant de la scène (ils ne
l’ont pas vraiment quittée mais les inédits ont été très rares depuis la sortie
de LIFAD) reste le meilleur choix qu’ils aient fait et correspond à une forme
d’aboutissement dans la carrière du groupe malgré une forme un peu fouillis.
Nous
l’étudierons selon trois angles : l’apatriotisme, l’aspect religieux, et
le retour sur soi (ces deux derniers points seront publiés à part).
Fresque historique teintée d’apatriotisme
Clarifions
tout d’abord : il n’est pas question d’antipatriotisme quand nous disons
apatriotisme. Ce n’est pas une coquille ; nous reprenons le néologisme proposé
sur un forum ; et il s’agit bien de deux idées aussi distinctes l’une de
l’autre que le sont apathie et antipathie. Par apatriotisme, nous comprenons
l’incapacité d’exprimer un sentiment patriotique – il n’est pas question de
rejet de sa patrie et de ses valeurs, mais il n’est pas question de
cosmopolitisme non plus.
Dans
les paroles de Deutschland, c’est clairement l’apatriotisme qui domine.
« Mon amour, je ne peux pas t’en faire le don » exprime l’incapacité
d’aimer, l’impossibilité de montrer son amour pour sa patrie, à cause du culte
de la honte chez les Allemands ou de réserves personnelles. A travers la
chanson, on est sur un rapport amour/désamour permanent qui mène à un sentiment
ambigu : « Je ne veux jamais te quitter » côtoie « Mon cœur
qui se consume veut t’aimer et te maudire. » En clair, la persona met en
évidence un sentiment complexe consistant à vouloir aimer sa patrie tout en
ayant le sentiment de ne pas lui appartenir. Son choix (aimer est une démarche
volontaire) est contrarié par sa condition (le sentiment d’appartenance se
construit hors de soi).
Cet
apatriotisme est expliqué dans les couplets par l’anaphore en
« über » qui présente un jeu d’opposition pour décrire le pays :
l’Allemagne est à la fois « surpuissante et superflue, » on y trouve
des « surhommes lassés. » (Il faut voir ici une petite référence à
Nietzsche.) Ces oppositions ne se contredisent pas : le pays est présenté
comme ambivalent ; ni le bon, ni le mauvais dominent.
Le rapport amour/désamour des paroles est transposé dans le clip sous forme de fierté/honte ou admiration/effroi. Autour de Germania (allégorie de l’Allemagne, équivalente à notre Marianne, qui se présente le plus souvent comme une valkyrie, guerrière nordique souvent munie d’une épée et d’un bouclier), changeant de costume selon les époques, se déroulent des faits historiques emblématiques de l’Histoire du pays. Cette Germania, jouée par une Ruby Commey charismatique, canalise tous les sentiments positifs (fierté, admiration, amour…) – ce sont donc surtout les événements qui se déroulent autour d’elle qui projettent les sentiments négatifs (honte, effroi, désamour…).
Le clip commence par une longue introduction où la date de 16 après JC nous est donnée (concernant le choix de cette date et l’analyse qui suit, je vous encourage vivement à lire cet article passionnant). Nous sommes plongés au début d’une bataille entre des Romains, à l’époque menés par Germanicus, et des Germains, ici représentés par Germania habillée en « barbare » qui peut symboliser deux personnalités : soit Arminius (Hermann en allemand), guerrier devenu mythique surtout grâce aux nationalistes cherchant à faire de lui le symbole de l’unité allemande ; soit Odin, dieu germanique (nous reviendrons sur lui dans la deuxième partie). Si Germania représente Arminius, le choix de la date n’est pas anodin. Il n’est pas question de gloire germanique ici mais plutôt d’une déconstruction du mythe. Tout d’abord, Ruby Commey est une femme noire – niveau déconstruction du mythe du Germain blond aux yeux bleus, on ne peut pas faire mieux. Par ailleurs, cette bataille est l’une des nombreuses menées en représailles contre les Germains, qui avaient auparavant réussi à repousser l’envahisseur romain. C’est face à l’horreur de l’acte commis (découper la tête de Till-romain) que la colère des autres membres du groupe, tous habillés en légionnaires, s’abat sur Germania. Il est intéressant de constater ici que le groupe n’est pas allemand ou germain mais romain dans cette introduction et, à part Till qui est déjà mort, ils affrontent ensemble l’allégorie de leur pays, qui a pour seuls alliés des loups, sûrement pour accentuer l’aspect « barbare » de Germania.
S’ensuivent
des scènes de différentes périodes, qui s’enchaînent de manière non-chronologique,
s’étalant de la période médiévale à un futur fantasmé, avec pour fil conducteur
des lasers rouges (pensez à l’expression « suivre le fil rouge ») qui
rappellent la couleur rouge du drapeau allemand, tandis que Germania va souvent
se parer de noir et or (couleurs du drapeau actuel), voire de noir et blanc
(drapeau prussien). Outre les couleurs symboliques, elle porte aussi les
attributs du pouvoir : armure, croix, couronne, lauriers – sauf dans quelques
scènes, comme celle des terroristes de la RAF (Rote Armee Fraktion – on remarquera
que Till se travestie en Ulrike Meinhof dans cette scène), où elle est en tenue
de soirée avec une ceinture d’explosifs, à l’image de l’Allemagne de l’Ouest
prise en otage, ou encore les scènes dans le futur, où elle devient une idole.
Le rôle de Germania est ambigu tout au long du clip. A la fois spectatrice des événements et garante du pouvoir, elle agit à quelques rares occasions : elle décapite Till-romain dans l’introduction ; elle réveille les chevaliers d’entre les morts et les pousse à mener une nouvelle bataille, en étant la seule à chevaucher un cheval, tel le général des armées ; elle embrasse la tête de Till décapité, ou le pointe avec une arme ; enfin, elle accouche de six chiots. Toutes ses actions suscitent autant l’effroi que la violence et les excès des autres personnages, mais elles finissent par rentrer dans le cadre, nous poussant à accepter l’horreur des événements décrits. Cela passe par une normalisation des événements : après un enchaînement d’actions pouvant susciter l’horreur, on nous présente un plan stylisé, parfois même au ralenti – par exemple, le groupe, en tenue des Années Folles, en train d’avancer lentement pendant que le dirigeable Hindenburg (qui a pris feu en 1937 dans le New Jersey) explose derrière eux. Régulièrement, c’est le message « regardez comme c’est magnifique » qui nous est envoyé pendant que les pires atrocités de l’Histoire nous sont racontées.
Dans ce clip, il s’agit donc de faire le procès de la manière dont l’Allemagne se représente elle-même, en montrant parfois des scènes où différentes époques historiques se mêlent : par exemple, dans celle de l’autodafé Nazi, où après avoir brûlé des livres, on met Germania elle-même sur le bûcher, on aperçoit les hommes du « Saberprojekt » (ceux en capuche noire et sabre laser, au final aussi peu utilisés que les soldats de la Première Guerre Mondiale) pendant que Schneider-chevalier et Richard-moine tapent la bise aux quatre autres membres du groupe habillés en officiers Nazis (de manière assez ironique, il s’agit des mêmes qui sont pendus dans le camp). Il s’agit peut-être d’une approximation historique due au fait que ce sont vraisemblablement des astronautes du futur qui redécouvrent l’Histoire de l’Allemagne, à travers statues, inscriptions et Germania en idole. Cela expliquerait pourquoi, dans la scène en prison, Paul, Till, Flake et Olli sont habillés dans le même style que la scène du match de boxe amateur (probablement située dans les années 1920 car Germania y arbore le style de la flapper), alors que Germania est un garde prussien et à l’étage, les prisonniers s’insurgent contre des policiers dans une tenue propre à notre époque, avec une matraque qui est soit rouge, soit blanche, soit noire (à savoir, les couleurs du drapeau impérial ou nationaliste). Les inexactitudes abondent. Ceux qui s’intéressent aux costumes remarqueront les anachronismes dissimulés un peu partout. Cependant, peut-être s’agit-il, de la part du réalisateur, d’une volonté d’associer des événements a priori sans lien historique avéré pour mettre en évidence le fait que les erreurs de l’Histoire, inlassablement, se répètent. Quel est lien entre les insurrections du peuple aujourd’hui et les années 1920 (plus précisément peut-être 1929) ? Une crise économique. C’est peut-être ce que signifient les billets qui tombent sur le groupe en prison, pendant que Till-prisonnier se fait tabasser par Richard-garde. Ou peut-être est-ce autre chose ?
Les associations sont présentées telles des énigmes pour lesquelles le spectateur doit lui-même trouver une interprétation. On le remarque à la manière dont les analyses du clip sont apparues sur la Toile, chacune se concentrant sur quelques images clefs et proposant sa propre interprétation générale, collant souvent maladroitement à l’ensemble, comme si au final aucune interprétation ne pouvait vraiment coller à l’ensemble. Les événements sont présentés pêle-mêle ; le groupe lui-même incarne parfois des bourreaux, parfois des victimes, sans qu’aucun des six n’attire plus de sympathie qu’un autre. La fresque historique maintient une forme d’ébauche, une forme un peu brouillonne, où chaque spectateur a la possibilité de piocher ce qui fera sens pour lui.
Par
exemple, parmi les scènes d’émeutes, se déroulant de nuit et souvent montées de
manière rapide, on peut apercevoir une statue énorme de Karl Marx avec un char
sur lequel des policiers battent la cadence. L’image ne dure que quelques
secondes ; comme beaucoup d’autres de ce type, elle semble être hors temporalité,
et n’a probablement qu’une portée symbolique. Elle invite donc à l’interprétation
personnelle. Soit elle peut être rapprochée des scènes au siège de la RDA où le
groupe, après avoir fait la fête, semble être enseveli par l’immeuble qui s’écroule :
elle serait donc une manière détournée de dire que l’Allemagne, c’est un
communisme raté. Soit elle peut être associée à la scène où un émeutier
(peut-être Olli) jette un cocktail molotov et un groupe d’hommes (dont certains
en tenue d’officier Nazi) renverse une voiture : elle rappellerait donc les
récentes émeutes de Chemnitz. Là où pour nous, les Gilets Jaunes sont symboles
d’appartenance à une cause commune, où les opinions politiques se mélangent
pour lutter ensemble contre un système, les émeutes de 2018 à Chemnitz ont
exactement l’effet inverse sur un Allemand, qui y verra plutôt la division du
peuple allemand en deux groupes : les néo-Nazis contre les gauchistes. La
police dans le clip, au lieu de ramener l’ordre, accentuerait donc la violence,
et donc la division du pays.
Ici,
nous venons de présenter une interprétation toute personnelle qui peut
clairement être démontée. Le réalisateur semble avoir laissé exprès plusieurs voies
possibles pour trouver sa propre interprétation.
On peut à la rigueur trouver ce choix de forme un peu convenu, ainsi que celui des périodes historiques : le Moyen-Âge reste la « période sombre » de l’Histoire ; les Nazis sont les vilains méchants ; la violence des émeutiers est mise en parallèle avec la violence policière car aucune des deux n’est légitime… Ce sont des choix qui permettent un traitement facilement identifiable, peut-être à la limite de l’idée reçue, mais l’ensemble cultive une certaine ambiguïté, ce qui permet de désamorcer toute critique, notamment politique. Ce choix artistique de désengagement politique est probablement la meilleure manière d’illustrer les paroles apatriotiques de la chanson, même si d’aucuns pourraient y voir une tendance légèrement plus à gauche. En effet, les scènes au siège de la RDA semblent presque innocentes par rapport au reste, puisque nous y voyons quelques politiciens cupides et concupiscents (pas bien différents de l’image renvoyée par nos hommes politiques actuels). Par ailleurs, les violences policières peuvent être associées à l’absurdité des batailles médiévales, donc aux guerres de religion, et au fanatisme des officiers Nazi. Enfin, la religion chrétienne est clairement parodiée (nous y reviendrons en deuxième partie). Cependant, le parti pris n’est pas vraiment clair et une personne de droite trouvera sûrement son compte dans ce clip.
Nous
revenons pour conclure sur la symbolique des couleurs, notamment celle du jaune,
qui semble progressivement disparaître, jusqu’à être totalement absente dans certaines
scènes situées dans le futur. Outre l’étoile de David, donc des prisonniers
juifs (portée par Paul dans le camp – on remarquera en passant que Till porte l’insigne
rouge et jaune d’un prisonnier politique juif, et Flake, celle des asociaux car
noire – ils forment à eux trois les couleurs du drapeau, si on exclut Olli qui
porte l’insigne rose des homosexuels), cette couleur jaune est surtout représentée
dans le clip par les flammes (celles sur les dalles quand le groupe pousse
Germania en fauteuil roulant, celles du dirigeable…), par l’or et les dorures
(notamment sur la tenue de Germania, ainsi que le décor et certains objets
symboliques comme le crucifix), mais aussi par l’éclairage ou le filtre de couleur
dans beaucoup de scènes du passé (siège de la RDA, banquet des moines, match de
boxe, bataille médiévale…). Plus encore que le rouge, il semblerait que le
jaune soit là pour être la couleur agressive, symbole de destruction (flammes,
explosion), de violence (affrontement entre individus), et d’excès (la Germania-choucroute
est d’un beige qui vire au jaune) autant que celle symbolisant la fierté, voire
l’orgueil (or). En outre, c’est par un blanc virginal qu’elle est
progressivement remplacée – Germania prend les traits d’un ange et ne porte plus
que du blanc ; quand elle accouche, on a presque l’impression d’être
plongé dans un hôpital de fortune, où les néons sont des auréoles ; on
aperçoit aussi les colombes blanches de la paix… Il semblerait qu’avec la
Germania du futur, c’est la couleur qu’il faut nommer « or, » en d’autres
termes, c’est le patriotisme, « la vertu des brutes » disait Oscar
Wilde, qui a été réduite à néant, remplacée par la couleur de l’innocence, celle
qui a été finalement rejetée du drapeau allemand actuel et qui figurait sur le
drapeau impérial. Est-ce un choix délibéré, et si c’est le cas, a-t-il un sens ?
Est-il ici question de se débarrasser du culte de la honte pour embrasser des
couleurs arborées par les nationalistes, en leur donnant un nouveau sens plus
religieux ? Ou est-ce l’expression d’un rejet d’une part de l’héritage
allemand, via la parodie à la limite du blasphème ?
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