dimanche 6 septembre 2009

Glühend - 4

4

C’est quand je rentrai à mon appartement berlinois que je compris que j’étais devenu un monstre autant physiquement que moralement – et je m’en délectais presque. Certes, et c’est malheureux à dire, j’avais gagné à être ignoré par tous mes proches. Mais étrangement, leur absence avait quelque chose de rassurant : pas de regard attristé, dégoûté ou interrogateur ; pas de conseil inutile ou de remarque navrée ; pas de présence humaine me rappelant que je n’étais plus tout à fait un homme.
‘Dis : on a pris le bain jeudi dernier ?’
Seul Till continuait de venir me voir : tous les jeudis et tous les dimanches.
‘Je sais pas.’
Till soupira en posant sa veste sur le canapé. Khira lui avait donné le double de mes clefs le jour de ma sortie de l’hôpital – et comme elle ne les avait pas réclamées (elle ne ressentait plus vraiment le besoin de venir voir son père aigri et méchant), il les avait gardées pour lui-même.
‘Inutile de te demander si tu t’es lavé entre temps ?’ fit-il en ramassant mes restes de pizza.
‘Aucune idée.’
‘Alors on va commencer par ça.’
Il fit un peu de ménage dans le salon et la cuisine – l’essentiel, on va dire, puisque Till n’était pas un pro du ménage : il se contentait de mettre tout ce qui ne lui plaisait pas à la poubelle, de passer un coup d’éponge vite fait, avant d’ouvrir grand les rideaux et les fenêtres.
‘Arrête…’ protestais-je.
‘Faut aérer pour renouveler l’oxygène. Et puis, c’est pas bon de vivre dans l’obscurité comme ça,’ me sermonnait-il.
Après le ménage façon Till, il alla me faire couler un bains.
‘Alors ? Tu viens ?’ gueula-t-il de la salle d’eau.
‘J’ai la flemme de rouler…’
‘Ouais…ouais…t’as toujours la flemme de rouler,’ fit-il en ressortant pour venir me chercher.
Il épousseta les miettes sur mes cuisses.
‘C’est pourtant pas difficile : t’as une commande automatique. Si ça tenait qu’à moi, t’aurais un bon vieux fauteuil à avancer manuellement – ça te ferait les bras un peu !’
Il attendit ma réaction. Je regardais nonchalamment par la fenêtre.
‘Je vois…je n’aurai pas droit au Richard sarcastique aujourd’hui.’
‘Non.’
‘Dommage. Je le préfère au Richard qui fout rien et qui veut rien.’
‘Tant pis.’
Till me fit rouler jusqu’à la salle de bains. Il retira mon T-shirt pour le jeter dans la panière de linge sale puis me somma de me mettre debout. Constatant ma passivité totale ce jour-là, il soupira, posa ma main sur son épaule et me souleva par les aisselles. Il me regarda sévèrement.
‘Je dois aussi t’enlever le bas moi-même ?’
‘On dirait que ouais.’
Till soupira bruyamment cette fois – ça voulait toujours dire qu’on atteignait ses limites du supportable. Et pourtant, il se pliait à ma volonté. A chaque fois.
‘Tiens-toi à mon épaule,’ dit-il en lâchant une de mes aisselles pour retirer mon caleçon. ‘Même mon petit Fritz peut le faire tout seul, ça.’
‘Lui, il n’a pas une jambe en moins.’
‘Soit. Mais il a quarante ans d’expérience en moins aussi.’
Il balança mon sous-vêtement, devenu mon principal vêtement ces derniers temps à vrai dire, puis me souleva jusqu’à la baignoire, où je le laissai m’installer, au milieu des bulles rafraîchissantes et de mon petit canard noir.
‘Je t’ai dit l’autre fois que je ne veux pas le voir, ce foutu canard,’ m’énervai-je.
‘Moi, je l’aime bien,’ répondit Till en attrapant la bassine dans l’armoire.
‘Pas moi. Enlève-le !’
‘Très bien…comme tu veux…’
Till saisit l’oiseau en plastique et le posa sur le lavabo. Puis il s’assit au bord de la baignoire, remplit la bassine, et fit couler de l’eau sur ma tête. C’est en général à ce moment-là que je le regardais à mon tour et voyais dans ses yeux une sorte de crainte inexpressible – une pensée qu’il gardait enfouie au fond de son esprit mais qui laissait derrière elle une petite lueur étincelante dans son regard.
‘Quoi ?’ demandai-je assez fermement.
‘Rien.’
Je soupirai en fuyant son regard indescriptible. Il continua de m’arroser la tête, machinalement – ou maternellement – c’est pareil.
‘Pourquoi tu t’occupes de moi comme ça ?’ demandai-je après plusieurs secondes de silence.
‘Parce que tu refuses de le faire tout seul. Et parce que je t’aime bien, je suppose.’
‘T’en es pas sûr alors…’
‘Si.’
Il s’arrêta de m’arroser.
‘Si…j’en suis sûr.’
Je ne répondis pas. Il se pencha pour attraper le shampooing et m’astiqua la tête avec.
‘Tu me diras jamais à quoi tu penses.’
Till me dévisagea.
‘Je pense à rien de particulier.’
‘C’est moi qui pense à rien, puisque que je fous rien et je veux rien, comme tu dis.’
‘Exact.’
‘Toi, tu penses forcément à quelque chose.’
‘C’est vrai.’
‘Alors ? Tu penses à quoi ?’
Till se leva pour prendre le gant de toilette et me savonna le dos et le torse avec.
‘Alors ?’
Till s’arrêta.
‘Alors quoi ?’
‘Tu penses à quoi ?’
‘Je me dis que je suis content que ça ne me soit pas arrivé,’ répondit-il en hochant la tête vers mes marques de brûlure.
‘Sympa. Je me serais passé de ta franchise.’
‘Tu voulais savoir ce que je pense. Voilà.’
‘C’est pas ce que je voulais entendre.’
‘Et tu voulais entendre quoi, alors ?’
‘Rien.’
Till soupira et recommença à me frotter le dos.
‘Pas si vite : ça m’irrite la peau !’
‘T’as qu’à le faire toi-même si t’es pas content.’
‘C’est clair qu’en comparaison avec tes deux mains gauches, je ferais beaucoup mieux !…’
Till secoua la tête comme un père blasé par l’ingratitude de son fils.
‘Bon, je te laisse faire le bas tout seul,’ dit-il en jetant le gant dans la baignoire.

***

Il sortit mais revint trop tôt pour me laisser le temps de perdre mon souffle. Je m’étais allongé pour enfouir ma tête sous l’eau et attendre patiemment le sommeil – c’était sans compter sur la perspicacité de Till qui, en se cramant une clope sur mon balcon, s’était dit que me laisser tout seul dans la baignoire me donnerait des idées dangereuses.
‘T’es vraiment qu’un abruti !’ cria-t-il en me sortant de l’eau par les épaules.
‘Mais laisse-moi…’
‘Non !’
Il retira le bouchon de la baignoire et attendit que l’eau s’écoulât entièrement avant d’attraper le pommeau de douche et de m’arroser comme on lave un chien.
‘Allez ! Lève-toi !’
‘Comment veux-tu que je me lève ? Connard !’
‘Je t’ai fait installer une barre, là ! C’est pour t’aider. Allez, lève-toi !’
‘Laisse-moi ! J’ai pas besoin de ton aide !’
Till se baissa, saisit mon bras et me força debout.
‘Mais tu me fais mal !’
‘Je m’en fous ! Tiens-toi, le temps que je te rince !’
Je me mis à pleurer, ce qui ne m’était jamais arrivé devant Till. Il en fut comme désarçonné. Moi-même, je fus étonné par la rapidité avec laquelle la froideur de Till, toujours serviable et fidèle mais peu compatissant, fit naître mes larmes. Comme si aujourd’hui, la donne avait changé – comme si aujourd’hui, je devenais sensible à l’aigreur que je lui faisais subir.
Till ferma le robinet, me porta jusqu’au fauteuil roulant, où il essaya de m’essuyer le plus délicatement possible, puis il alla vite me chercher une chemise à m’enfiler et une couverture à poser sur mes genoux. Constatant aucune réaction de ma part, il boutonna ma chemise avec précaution. Il me demanda si je voulais qu’il me rasât. Je ravalai mon sanglot :
‘Pourquoi faire ? ça pousse pas sur la moitié de mon visage.’
‘Justement, tu ressembl…’
Till se mordit les lèvres et attrapa quand même la mousse à raser.
‘T’allais dire que je ressemble à rien avec juste la moitié de mes poils qui poussent, c’est ça ?’
‘Oui,’ dit-il d’un air coupable. ‘Mais tu vois, je me suis retenu.’
Il tendit la main pour sécher une dernière larme sur ma joue puis se mit à secouer la flacon de mousse. Je le laissai faire puisqu’il prenait toujours plaisir à contourner de sa lame minutieuse mes cicatrices inégales – avec le soin d’un ado débutant en matière de rasage. Il prenait d’ailleurs autant de plaisir avec mon pot de gel.
‘Je te coiffe comment ?’
‘M’en fiche.’
‘Bon. Je vais te faire des piques pour changer.’
C’était sa manière à lui d’être ironique puisqu’il me coiffait toujours ainsi. Et j’avoue que, même si j’étais sceptique à la vue de ses gros doigts maladroits couverts de gel, il réussissait toujours à me redonner le look d’autrefois. L’illusion d’autrefois seulement car, quand il était derrière moi, et moi devant le miroir, je ne voyais qu’un vieil homme couvert de cheveux blancs qui s’affairait à redonner un semblant de dignité à un être défiguré, immonde, affreux.
Je croyais que Till ne voyait pas les cicatrices sur ma peau – et que c’était la raison pour laquelle il persistait à s’occuper de moi deux fois par semaine. Je croyais qu’il était simplement devenu aveugle. Mais ce jour-là, j’eus l’impression qu’il y avait comme de l’amour dans ses gestes. En moi, il voyait un fils à rééduquer. Ce que je ne comprenais pas, c’est pourquoi il préférait se tuer à la tâche deux jours par semaine plutôt que de les passer avec ses propres fils. Je ne le lui demandai pas mais mon regard cherchait la réponse dans sa démarche, dans la façon dont il prépara cette omelette, dans la manière dont il m’apporta l’assiette.
‘Tiens, dis-le-moi si tu veux plus de sel.’
Je le dévisageai – impassible.
‘Mange avant que ça refroidisse.’
Je pris la fourchette qu’il me tendait.
‘Till ?’
‘Mm ?’
‘Je peux te demander une faveur ?’
‘Laquelle ?’
‘Tu pourrais venir plus souvent ?… Un jour de plus, comme…le mardi par exemple ?’
Till me regarda d’un air incrédule.
‘…Je me sens…un peu seul en ce moment…’ m’expliquai-je.
Till me sourit.
‘D’accord.’

[la suite? suivez le guide! http://doomkrusmannders.blogspot.com/2009/09/gluhend-5.html ]

3 commentaires:

  1. J'imagine bien la scène lorsque Richard se met à pleurer devant Till. Ce doit être plutôt étonnant de le voir en larmes.
    Heureusement que Till est là quand même, sinon je pense bien que Richard sombrerait encore plus dans la dépression qu'il ne l'est déjà, à moitié.
    J'ai hâte de savoir où cette "nouvelle vie" d'écorché vif va le mener !

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  2. une chance que Till est là, comme toujours.. Richard doit être afreux, l'intérieur commence à ressembler à l'estérieur...

    je ne sais pas quoi dire, je cherche ou tu nous mènes avec tout ca!

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  3. Ce chapitre est vraiment super chou!! *-*
    Till est toujours aussi peu bavard, pourtant il n'en pense pas moins... comme dans toutes tes fictions, on se demande "que se passe t'il donc dans la tête de Till??"
    Serait-il amoureux de Richard? Il l'"aime bien"... Mmmm une chose est sûre: je veux la suite en vitesse!!! =D

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Ich verstehe nicht - 15

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