dimanche 16 décembre 2018

Amaryllis - Chapitre IX


IX – L’accident


                J’ai l’impression bizarre qu’Amaryllis me cache quelque chose. Je le sens. Hier soir déjà, sa nuque était si raide entre mes mains ; et puis, quand on s’est couché, elle voulait garder ses distances ; elle tremblait dès que je commençais à m’approcher pour lui caresser le ventre – comme si elle craignait quelque chose.
Je n’aurais peut-être pas dû lui parler de ça hier. J’ai peut-être fait une bourde. Non, j’ai sûrement fait une bourde, là. Mais ça m’inquiète tellement. Je voulais savoir. J’avais besoin de savoir. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Après tout, qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Mais je suppose que j’ai besoin d’en avoir le cœur net, d’être certain que ce qu’elle me dit n’est pas juste pour me rassurer…
‘Au fait,’ ai-je commencé (je sais, il y a mieux pour entamer une conversation sérieuse), ‘il y a quelque chose qui me tracasse un peu…’
                Elle s’est retournée et m’a lancé un regard inquiet. « Bon, tracasser n’était pas le bon mot ! » ai-je tout de suite pensé. « Tant pis. Je me lance ! »
‘Ce n’est pas si important, c’est juste que… j’y pense un peu… et… Tu n’as jamais… heu… porté plainte… contre… le type qui t’a…’
                Elle a baissé le regard – comme si elle réfléchissait – ou comme si elle était soulagée, je ne sais pas trop.
‘Non.’
‘Pourquoi ?’ (C’était peut-être un peu trop sec.)
‘Je n’en ai jamais vraiment eu le courage… Ou alors, parce que je m’en veux.’
‘Mais comment ça ? C’est pas ta faute ! T’as pas à te sentir coupable – c’est ce type-là, cet enfoiré, qui mériterait de finir sa vie en prison, ou que je lui règle personnellement son compte, pour être sûr que ce soit bien f…’
                Elle m’a tourné le dos ; je ne savais plus quoi dire. Elle a peut-être choisi de tout oublier, de mettre ces affreux souvenirs derrière elle, et d’avancer – et moi, comme un con, je n’arrête pas de remettre ça sur le tapis. Je ne suis vraiment qu’un imbécile !
‘Désolé… je voulais pas te… te remémorer…’
‘Non, tu as raison. Je suppose qu’il aurait fallu que… qu’il faudrait le foutre en prison – ne serait-ce que pour les autres filles qui pourraient tomber dans le même piège que moi, et… Mais je crois que c’est plus simple pour moi de tout enfouir dans un coin de mon esprit, et de ne plus y repenser.’
                Elle s’est tournée vers moi, le regard implorant.
‘Je crois que c’est plus sain ainsi.’
‘D’accord,’ me suis-je empressé de répondre.
                Elle a commencé à vider le lave-vaisselle et j’ai accouru pour l’aider. Elle m’a souri, mais ses yeux n’étaient pas en accord avec le sourire, comme s’ils disaient autre chose, comme si le sourire n’était qu’un masque pour me rassurer. Je l’ai senti mais je n’ai rien dit. Je me suis contenté de ranger la vaisselle avec elle, en silence.

                Ce matin, le même masque. Quand elle se prépare un thé, elle renverse un peu d’eau sur la table. Elle trébuche sur la même marche deux fois de suite. Elle semble avoir l’esprit ailleurs. Maintenant elle se prépare pour un rendez-vous, on dirait : elle n’arrête pas de vérifier deux fois les mêmes choses.
‘Tu vas où ?’
‘Juste un rendez-vous de routine avec mon gynéco.’
                La phrase paraissait mécanique – presque comme un prétexte appris par cœur.
‘Ah ?’
‘Oui, tu sais. Pour la pilule, il faut passer… un check-up de routine.’
‘Ah oui ! c’est vrai…’
                Tout s’explique !
‘Tu veux que je t’accompagne ?’ lui dis-je avec enthousiasme.
‘Oh ! tu vas t’ennuyer – juste des questions et une prescription – c’est comme pour le test qu’on est allés faire : c’est plus chiant qu’autre chose.’
                Nous sommes allés faire le dépistage IST il y a deux semaines – truc que j’ai dû faire plusieurs fois déjà, en craignant trop souvent le pire à chaque fin de tournée, compte tenu de mes infidélités multiples, mais je me garde bien de le dire à Amy. J’avoue que j’étais joyeux au moment de la prise de sang – comme si je tournais une page pour de bon : c’était la première fois que je le faisais à deux. C’était comme un truc officiel à faire ensemble ; une démarche qui sous-entend pas mal d’engagements – la fidélité d’une vie de couple – du moins, a priori.
‘Comme tu veux – mais tu sais, ça me dérange pas de poireauter dans la salle d’attente pendant deux heures. Si après, ça veut dire qu’on pourra…’
                J’attrape sa taille, la rapproche de moi, et m’apprête à l’embrasser quand elle se faufile hors de mon étreinte et se précipite sur son manteau. Je n’arrive pas à m’empêcher de froncer les sourcils.
‘T’es sûre que ça va ?’
‘Oui-oui, c’est juste que je vais être en retard.’
                Elle enfile son manteau et commence à trifouiller dans son sac à mains.
‘C’est ce que j’ai dit, hier ? C’est ça ? ça t’a…ça t’a gênée ?…’
‘Non, non, ça n’a rien à voir,’ dit-elle avec hâte, mais je n’en crois pas un mot.
                Elle a l’air préoccupé – c’est plus qu’évident.
‘Tu restes là ?’ demande-t-elle un peu dans le vague, sans prendre la peine de me regarder.
‘Oui, je t’attends.’
                Elle acquiesce puis elle trouve ses clefs et s’apprête à sortir. La main sur la poignée, elle se tourne vers moi. Elle sourit, mais ses yeux m’envoient un autre signal. J’ai presque l’impression d’y voir un appel au secours, une sorte de petite lueur qui laisse présager le flot de larmes, mais pas une seule larme, juste ce sourire forcé. Elle baisse la tête ; elle tourne la poignée de la porte et passe sur le seuil. Sur un coup de tête, je tente le tout pour le tout.
‘Tu me caches quelque chose.’
‘De quoi ?’
                Le sourire a disparu – ses yeux ont cette fois l’air paniqué. Je répète mot pour mot :
‘Tu me caches quelque chose.’
                Elle ne dit rien. Si elle ne me cachait rien, elle nierait tout de suite. Mais elle ne dit rien. Donc c’est sûr : elle me cache quelque chose.
‘Qu’est-ce que tu me caches ?’
‘Mais rien.’
‘Je le sens tout de suite quand on me cache quelque chose. Si ça n’a rien à voir avec notre conversation d’hier, c’est quoi ?’
‘Ri… rien.’
‘Dis-le-moi. Tu sais que tu peux tout me dire, Amy.’
‘Mais rien. Il n’y a rien. A tout à l’heure.’
                Elle commence à partir.
‘Attends !’
                J’attrape son poignet ; elle se retourne, les yeux en pleurs.
‘Mais arrête ! C’est déjà assez difficile comme ça, alors ne rends pas les choses impossibles !’
‘Mais qu’est-ce que tu racontes ?’
‘Laisse-moi y aller !’
‘D’accord.’
                Je lâche son poignet ; je la vois reculer de deux pas, sécher ses larmes, se recoiffer avec sa main tremblante. J’avoue que je suis complètement perdu. Je n’ai qu’une envie, l’interroger sur son comportement étrange. Mais je sais combien elle est fragile – je sais ce que donnent ses crises d’angoisse. Mais je ne comprends pas. Pourquoi réagirait-elle ainsi ? Juste parce que je lui ai rappelé son agression hier ? Non, ça ne peut pas être ça. Il y a un truc aujourd’hui. C’est obligé. C’est quoi ce rendez-vous ?
‘A… tout à l’heure.’
                Elle descend les escaliers. Je décide de ne pas en rajouter. Je retourne dans l’appartement et me précipite sur ses papiers. Je fouille le premier tiroir de son bureau – je tombe sur son répertoire. Elle garde toujours un répertoire sous forme papier. Elle dit que c’est plus sûr de garder des versions papiers de tout, qu’un ordinateur ou un téléphone peuvent bugger sans prévenir. Je cherche à la lettre G. Gaïa. Greg (le voisin). Gürt. Gynécologue. Je sors mon portable et compose le numéro. La secrétaire paraît sceptique quand je lui explique que ma copine a pris rendez-vous pour aujourd’hui mais qu’elle ne se souvient plus de l’heure, qu’elle m’a donc demandé d’appeler pendant qu’elle prenait sa douche. Très sceptique, même. Je fais de mon mieux pour passer pour le bon petit mari qui veut à tout prix faire plaisir à sa femme…
‘Veuillez patienter.’
                Je crois qu’elle pianote sur son ordinateur. Elle reprend le combiné.
‘L’IVG est prévue pour 11h30… Allô ?... Allô ?...’
                Je lâche mon portable, qui se fracasse sur le sol – la batterie fait un saut jusqu’au lit. Je serais bien incapable de décrire dans quel état mon esprit se trouve actuellement. Un avortement ?!? Mais comment ? Pourquoi ?… Et soudain, je me rends compte qu’Amaryllis est partie. Je me lance à sa poursuite, descendant les marches quatre à quatre, manquant de peu de me casser la figure au premier étage – quand j’arrive dans le hall d’entrée, je suis près de perdre mon souffle, mais l’apercevant sur le perron, je me rue dehors. Elle est à genoux sur les graviers pour ramasser les affaires qui sont tombées de son sac à mains, et sursaute dès qu’elle me voit. Ses pleurs ont complètement gâché son maquillage. Elle semble apeurée – désespérée.
                Je m’approche d’elle lentement pour reprendre mon souffle – elle se relève, son sac collé contre son abdomen que je ne peux pas m’empêcher d’observer.
‘Quoi ?’ dit-elle simplement.
                Je ne sais par où commencer. Des tas de questions fusent dans mon esprit : « Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais enceinte ? » ; « De qui est l’enfant ? De moi ? » ; « Pourquoi tu veux avorter ? Parce qu’il n’est pas de moi ? » ; « Qu’est-ce qui te prend de faire un truc pareil sans m’en avertir ? » J’en ai presque mal à la tête, et sans le savoir, je suis en train de passer mes doigts sur mes paupières : j’essaie de garder mon sang froid. Je dois garder mon sang froid. Je ne dois pas me mettre à l’engueuler. Elle est… elle est juste paniquée.
                J’en tire la première conclusion logique qui me vient à l’esprit – c’est certain, elle a appris qu’elle était enceinte il y a peu, elle n’a pas osé me le dire de peur des conséquences, et elle a préféré se débarrasser du problème incognito. Mais… mais…
                Je n’arrive pas à me ressaisir : pourquoi elle ne m’a rien dit ?
‘Tu ne me fais pas confiance, c’est ça ?’
                Je sais bien que ma voix est trop froide – comme une craie glacée qui grince sur un tableau noir. Je le sais, mais je n’arrive pas à contrôler ma déception, ma colère – comment a-t-elle pu vouloir me cacher un truc pareil ?
‘Si…’ fait-elle d’une voix à peine audible.
                On dirait une petite fille qu’on vient de mettre devant le fait accompli et qui cherche encore à nier sa bêtise de sa voix toute frêle.
‘Alors pourquoi ?’
                Sa lèvre inférieure tremblote.
‘Je… je vois pas de… de quoi… tu par…’
‘Oh, si ! tu vois très bien. Si t’as rendez-vous avec ton gynéco, c’est pour un avortement. Tu croyais pouvoir me cacher ça, hein ? Tu croyais pouvoir faire ça dans mon dos et faire comme si de rien n’était ? Hein ?!
                Elle se met à gémir.
‘Réponds-moi, bordel !’
‘Je voulais te le dire mais…’
‘Mais quoi ?’
                Je sais que je devrais canaliser ma colère – je sais, oh oui ! je le sais – crois-moi. Mais je n’y arrive pas. La voir baisser les yeux vers mes chaussures, tout faire pour éviter mon regard – ça m’énerve ! ça m’agace !
‘Mais je pouvais pas.’
‘Mais pourquoi ? Bordel de merde ! Pourquoi ?!’
                Elle se comporte comme une gamine ! Elle ne réfléchit pas ! Elle m’énerve !
‘Je ne pouvais pas te dire que j’étais enceinte de toi – pas après… pas après que ce tu as dit –’
‘Comment ça, ce que j’ai dit ? De quoi tu parles ?’
‘Tu as dit que tu ne voulais plus d’enfants. Je… je me suis retrouvée dans une impasse…’
                Elle lève enfin les yeux vers moi.
‘Si je t’avais dit que j’étais enceinte, tu m’aurais demandé d’avorter, et je… je me serais sentie obligée de te dire que je ne voulais pas, et…’
‘Mais tu m’as dit que tu ne voulais pas d’enfants ! Que tu pensais que tu ferais une mauvaise mère !’
‘J’ai dit ça pour te faire plaisir…’ dit-elle en baissant les yeux vers mes chaussures.
‘Mais arrête ! Arrête de dire des choses comme ça juste pour me faire plaisir ! C’est pas ça que je veux ! C’est pas ça que tu dois faire ! Et arrête de regarder mes chaussures quand je te parle !’
                Elle relève la tête d’un coup. Son mascara a complètement coulé sur ses joues, rougies par les pleurs – ses lèvres ne cessent de trembler et ses mèches emmêlées s’envolent légèrement avec la brise. J’ai presque envie de la gifler – pour relâcher la pression surélevée que ma colère a atteinte. Je suis un homme qui sait garder son sang-froid en général, pas comme Till qui atomise des trucs quand il s’énerve, et frappe des gens au passage s’ils ont le malheur de s’interposer entre lui et le futur débris. Moi, je suis toujours calme. Toujours. Mais là, je n’y arrive pas. J’ai envie de la frapper, mais je n’ai pas le droit – je ne dois pas – je ne veux pas. Et pourtant, je dois trouver un moyen pour lâcher la pression. Sinon, c’est mon cœur qui va imploser – et le résultat ne sera pas beau à voir.
                Je vois un arbre derrière elle. Je me rue sur lui et je lui donne un coup de poing. Et au moment-même où mes phalanges se plantent dans le bois, je sens la douleur atroce qui part de mes doigts et se répand dans mon bras – et je crie – comme un mec qu’on étripe. Je m’effondre sur les graviers car l’algie attaque désormais mon cerveau, et je me mets à pleurer – ces larmes qui restaient coincées dans ma gorge et qui faisaient grincer ma voix quand j’ai crié sur Amaryllis – ces larmes que je ne voulais pas montrer, mais qui sont décidément mieux dehors que dedans.
                Amaryllis se précipite sur moi, me prend dans ses bras, me demande si ça va. C’est à ce moment-là que je comprends combien c’était une bonne idée – même si elle est affreusement pénible, horriblement douloureuse, cette idée – car ma colère a complètement disparu avec ce coup de poing inutile. La main d’Amy sur mon visage devient un véritable soulagement. Je lève la tête vers ses yeux paniqués et je gémis quelque chose comme :
‘Je crois que je me suis cassé les doigts.’
                Elle m’aide à me relever, me dit qu’elle va me conduire à l’hôpital – mais l’important, je l’ai compris. Dans la voiture, elle me donne son foulard à mettre autour de ma main, même si ça ne sert pas à grand-chose car je ne saigne pas, et elle démarre en vitesse. Je la regarde, et même si j’ai atrocement mal, je me sens bien – elle est toujours paniquée, son maquillage a été dévasté par les pleurs que j’ai causés, mais je suis heureux de la voir ainsi. Je suis heureux, oui – heureux de voir combien je peux me sentir mal pour elle – combien elle est importante pour moi.
‘Je t’aime, Amy.’
                Elle tourne la tête vers moi – juste un instant avant de regarder à nouveau la route – mais assez longtemps pour que j’y voie du soulagement, de la joie, de la reconnaissance, ou je-ne-sais-quoi.
‘Je t’aime aussi, Paul, c’est pour ça que j’ai peur de te perdre.’
‘Tu ne peux pas me perdre.’

                Et là, je crois que je m’évanouis car je ne me souviens de rien jusqu’à mon réveil à l’hôpital. J’ai une grosse attèle autour de la main ; Amy est debout au bout du lit et parle avec un médecin qui lui explique qu’on va juste me faire une opération bénigne, qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je gémis un peu pour me faire remarquer, et Amy se tourne vers moi pendant que le médecin s’approche et m’explique que je me suis fracturé deux phalanges, qu’il pense qu’une opération est nécessaire et qu’elle est prévue pour cette après-midi. J’acquiesce nonchalamment et lui demande s’il connaît un truc efficace contre la douleur. Il me dit que l’infirmière va venir faire une petite injection puis se retire avec un hochement de tête. Amy vient s’asseoir à côté de moi et me caresse les cheveux.
‘Il est quelle heure ?’
‘Midi et des poussières.’
‘Tu as raté ton rendez-vous.’
‘Je sais.’
‘Je voulais pas te crier dessus comme ça,’ lui dis-je sans attendre sa réaction.
‘Oui, je sais aussi. Et moi, je ne voulais pas te mentir.’
                Elle se baisse pour embrasser mon front. Son parfum fleuri embaume mes narines un instant et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Elle me sourit aussi et cette fois, ses yeux, qu’elle a démaquillés en vitesse, s’accordent au signal.
‘Tu ne devrais pas me cacher des choses comme ça – tu dois tout me dire, même quand tu crois que ça ne me fera pas plaisir, car tu peux très bien te tromper.’
                Elle soupire en caressant ma joue.
‘Me suis-je vraiment trompée ?’
                J’hésite. Non, elle a raison. Je suis même gêné quand j’observe son ventre – l’imaginer s’arrondir et donner naissance à un autre mioche est bien loin de m’enchanter. Mais…
‘Je t’aime comme je n’ai jamais aimé qui que ce soit avant.’
                Ce qui est vrai puisque je n’avais jamais ressenti cette perte de sang froid auparavant – comme si mon phlegme légendaire était littéralement balayé par le charme d’Amy.
‘Et si ça veut dire qu’on doit avoir un enfant ensemble, eh bien…’
‘Je ne veux pas te forcer à le garder si…
‘Ecoute : on a eu un accident tous les deux ; c’est des choses qui arrivent – moi, ça m’est déjà arrivé trois fois, en plus – j’aurais dû être rôdé mais même pas ! Maintenant, il ne reste plus qu’à assumer. Et pas grave si je préférais être papy – de toute façon, Emil n’a pas l’air décidé, alors…’
                Elle me sourit à nouveau, mais cette fois, une petite larme s’échappe sur sa joue et je tends ma main libre pour l’essuyer avec mon pouce, avant de glisser ma main vers son ventre, pendant qu’elle se baisse pour m’embrasser.

***

                C’est étrange, ce besoin de casser quelque chose et donc de prendre le risque de se faire mal quand on a affaire à quelque chose d’incassable ; tout ça – une opération, un plâtre pendant un mois, quelques semaines de rééducation – juste pour évacuer ma colère, ce trop-plein d’amour inversé. Vraiment pas mon genre. Après tout, l’amour passionnel avec une de mes ex, c’était la passion, oui, mais juste pour elle. Moi, je voulais l’aimer sans-plus, et c’est ça qui l’agaçait et la poussait à me balancer sa vaisselle dans la gueule. Je n’avais jamais compris ce désir de vouloir tout casser, de vouloir faire mal ou se faire mal – Till en avait d’ailleurs conclu :
‘C’est parce que tu ne sais pas ce que c’est d’aimer pour de vrai.’
                Sur le coup, j’avais trouvé sa remarque blessante et je l’avais balayée avec un haussement d’épaules. Il avait donc décidé de ne plus aborder le sujet. Mais maintenant que j’y repense, il avait raison. Aussi risible que cela puisse paraître, je n’avais jamais aimé au point de vouloir me fracturer les phalanges. Et même s’il y a quelque chose de désespérant à se dire ça à presque cinquante ans, je suis quand même soulagé de m’en rendre compte au moment opportun, lorsqu’il se trouve qu’à mes côtés dort la femme que j’aime.

                Inutile de préciser que j’ai toutes les peines du monde à expliquer mon plâtre à mes amis. Schneider est même littéralement affolé et soupçonne une tentative de suicide que je nie avec humour en essayant d’enfiler mon pantalon :
‘Et j’ai tenté de me tuer comment, au juste ? En tapant ma main contre le mur et en espérant faire une hémorragie interne ? Non, vous allez rire, mais je me suis juste coincé la main avec la porte de la salle de bains. Voilà.’
‘Mais comment t’as fait pour conduire jusqu’à l’hôpital ?’ demande Flake, suspicieux lui aussi, mais plus malin.
‘J’ai appelé un taxi.’
‘Mais pourquoi tu nous as pas appelé, plutôt ?’ s’exclame Olli, qui a gobé mon excuse sans problème.
‘Ou prévenu personne une fois à l’hosto ?’ ajoute Flake, décidément trop perspicace.
‘Bah ! je voulais pas vous déranger.’
‘C’est bizarre parce que j’ai cru voir ta voiture sur le parking,’ remarque Till d’un air un peu distant.
‘Beaucoup de gens ont la même Jeep.’
‘Avec les mêmes plaques ?’ demande-t-il du tac au tac.
‘Parce que tu connais mon numéro d’immatriculation par cœur ?’
‘C’était ma voiture, je te rappelle.’
‘Mais tu te souviens du numéro de la plaque ?’ insisté-je.
                Till pris au piège, naturellement, il regarde Flake pour de l’aide. Flake ne trouve pas de quoi répondre. Fier de ma tactique pour noyer le poisson, je ricane un peu, en essayant d’enlever la chemise de l’hosto. Schneider s’approche pour m’aider.
‘Merci.’
‘De rien.’
                J’aperçois très vite son regard soupçonneux lancé en direction du fauteuil. Amy y a laissé son manteau et le mien pendant qu’elle est allée se prendre un thé au distributeur. Oui, je suis dans une situation assez compromettante.
‘Au fait, comment saviez-vous que j’étais là ?’
‘C’est l’ami infirmier de Flake qui l’a prévenu – il t’a reconnu dans un couloir donc quand il a fini son service, il a appelé Flake,’ résume Olli. ‘Comme au même moment, Schneider est passé me voir pour savoir si j’avais des nouvelles de toi, car ça fait des jours que tu n’es plus chez toi, et que tu répondais pas au téléphone aujourd’hui, j’ai décidé d’appeler Flake et on est venus pour… pour savoir.’
‘Et Till dans l’histoire ?’
‘Hm ?’ fait Till en sortant de sa léthargie. ‘Oh, je suis passé voir Flake pour papoter.’
‘Décidément !’ m’exclamé-je en optant pour l’ironie. ‘Si avec ça, j’ai pas l’impression d’être harcelé,’ dis-je en enfilant ma chemise.
                Après avoir essayé de la boutonner d’une seule main, je me tourne à nouveau vers Schneider, qui s’exécute avec une moue sceptique. Je sens qu’il y a un truc entre lui et moi, qu’il est au courant de quelque chose mais n’ose rien dire devant les autres. Moi, je ne pense qu’à une seule chose : comment me débarrasser de ces quatre idiots. Quelqu’un frappe à la porte, et je sursaute. Ouf ! Ce n’est que l’infirmière. Elle me dit que c’est préférable de me reposer encore un peu.
‘Oh ! mais je me sens bien !’
‘J’insiste : vous avez besoin de vous reposer. Alors messieurs…’
‘Mais je viens de signer la décharge et de m’habiller et tout, et puis mes potes sont venus me chercher.’
‘Navrée, mais je crois qu’ils devront attendre. Vous avez vraiment besoin de quelques heures de repos,’ insiste-t-elle avec un clin d’œil.
                Sur le coup, je la soupçonne de me draguer, et j’hésite à sortir une vanne du genre : « Désolé, mon cœur est déjà pris ! » mais avec les autres à côté, ça me compromettrait encore davantage. Puis je finis par comprendre.
‘Bon, très bien. Désolé les gars…’
‘Pas de souci,’ me rassure Olli.
‘Repose-toi bien,’ dit Flake.
‘Fais attention à toi,’ insiste Schneider.
‘Evite les portes,’ me conseille Till.
‘Promis.’
                Quand ils sont tous sortis, l’infirmière part chercher Amy.
‘Joli coup ! Tu t’es arrangée avec l’infirmière ?’ la félicité-je.
‘Oui, quand je les ai tous vus arriver dans le couloir, je suis allée me planquer dans une autre chambre – l’infirmière m’a vue et je lui ai expliqué la situation. Elle est sympa, elle a accepté !’
‘Bien joué !’
‘Mais comment ils ont su que tu étais là ?’
‘Un enchaînement étrange de causes à effets, on dirait.’
                J’attrape sa taille avec mon bras gauche et l’embrasse voluptueusement.
‘Tu penses toujours qu’ils ne m’accepteraient pas ?’ demande-t-elle ensuite en finissant de boutonner ma chemise.
‘Je crois que c’est un peu tôt.’
‘Mm.’
‘Mais bon… comme tu attends un joli paquet surprise, va falloir penser à faire les présentations bientôt.’
‘Désolée.’
‘C’est pas ta faute. C’est même pratique, je dirais. Comme ça, pas le choix. On va pas pouvoir s’amuser à jouer à cache-cache trop longtemps…’
                Son regard est devenu indécis ; elle baisse la tête pour tripoter un de mes boutons de chemise.
‘J’aurais préféré que ça se passe différemment – qu’un jour tu me dises que, tout compte fait, tu aimerais avoir un bébé de moi…’
‘Je sais. Mais croyant que tu ne voulais pas d’enfant, je n’aurais jamais osé te le demander.’
                Elle relève la tête et me sourit. Elle a essayé de retirer son maquillage avec de l’eau et même au naturel, même avec les yeux légèrement gonflés et les cheveux en bataille, même avec cette cicatrice qu’elle cherche souvent à dissimuler, elle reste la plus jolie créature que j’ai tenue dans mes bras.

[Suite]

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