XI – Le tombeur
1
Okay ! Je dois être un peu débile de ne pas
avoir compris qui était cette Ama-bidule. Mais moi, je suis sûr que Paul nous
cache autre chose. Il prétend être heureux avec sa nouvelle conquête. Soit.
Mais il y a un truc qui me turlupine. Ça fait des années qu’il a perdu goût
pour la musique et il ne le reprend pas. En plus, sa fracture à la main a fait
de ce sujet le truc tabou dont il ne faut surtout pas parler sinon Monsieur se
fâche. Pourtant, il se dit comblé et tout. Mais j’ai du mal à y croire. Les
après-midis passées à fumer une clope ou boire une bière tout en jouant
quelques notes ensemble sont bien révolues – depuis longtemps. Surtout qu’il a
arrêté de fumer en plus ! Oh ! et il suffit qu’on aborde le sujet des
projets de chacun pour que Paul devienne taciturne – quasi morose. Il n’a aucun
projet, dit-il, et n’en veut aucun. Il est :
‘…heureux
en vacances !’ s’écrie-t-il, ce qui me fait sortir de ma rêverie.
‘C’est
pas des vacances,’ lui dis-je, ‘c’est une retraite anticipée !’
‘Ben,
à cinquante ans, c’est plus que normal.’
Et
c’est tout. Je dirais pas que Paul a perdu goût à la vie. Non, il a l’air
d’aller mieux depuis qu’il est avec sa copine. Et j’ai entendu dire aussi qu’il
s’était réconcilié avec Tanja – Till m’a même dit qu’Ama-bidule (je ne sais
jamais prononcer son prénom en entier – appelons-la Amy plutôt) y était pour
beaucoup.
‘Ah
ouais ?’
‘Oui,
Thomas – enfin, Tanja !’
‘Oui,
c’est Tanja qu’il faut dire.’
‘Mouais,
ben, Tanja s’entend bien avec Amy : sûrement un même penchant pour le
maquillage outrancier !’
Je
n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire. Till est un peu sarcastique envers le
fils trans de Paul mais ce n’est pas par méchanceté. Enfin, je crois. Bref !
j’en étais où ? Ah oui ! C’est vrai que cette Amy a quelque chose de
très… mmm… trop sex ! Et je ne dis pas ça parce que j’ai envie de me la taper
(même si je ne dirais pas non – mais bon, une femme violée, ce n’est pas mon
trip) – disons qu’elle a beaucoup de sex-appeal et que je comprends pourquoi
Paul est ‘tombé entre ses griffes’, comme dit Schneider – non, il n’a toujours
pas avalé la nouvelle. Il m’a même encore fait son speech sur ce qu’il pense de
la relation de Paul quand je suis revenu à Berlin le week-end dernier. Il ne
peut pas s’en empêcher. A chaque fois qu’on aborde le thème Paul, il se lance
dans sa tirade sur tout ce qu’il y a de négatif chez cette Amy – et la liste
est longue !
Au
début, il me faisait chier. Et puis, je dois avouer qu’il m’a plutôt convaincu.
C’est vrai que, voilà quoi ! C’est une strip-teaseuse, cette fille !
Moi-même, jamais je ne penserais pouvoir passer ma vie avec une strip-teaseuse !
Je me fais des mannequins de temps en temps, comme ça, en passant, oui – mais
je ne vais pas taper dans les strip-teaseuses. Voyons ! Quelle idée !
‘Pour
moi, c’est pareil, Richard. Alors je ne vois pas ce que tu as à y redire.’
Till est le seul, avec Jenny,
qui n’est pas d’accord avec nous. Il paraît que Flake non plus, mais ce n’est
pas clair, honnêtement… Je lui rétorque :
‘Non,
ça n’a rien à voir !’
‘Ah ouais ? ta copine top model de dix-huit ans,
dont on a tous oublié le nom, ça n’avait rien à voir ?’ m’énerve Till.
‘Heu…
Cynthia, elle s’appelait, je crois,’ précise Olli pour me faire plaisir.
‘Pfff !’
répond Till.
‘C’est
quoi ton problème, Till ? J’t’ai fait quoi là ?’
‘Arrête
d’aller dans le sens de Schneider dès que ça t’arrange ! Tu ne convaincs
personne de toute façon.’
‘Ce
n’est pas une question de choisir son camp ou non,’ explique Flake.
‘Ah ben, tiens ! C’est quoi alors ?’
‘Tu
en fais une affaire personnelle !’ lui lance Flake.
J’hallucine : Flake qui
attaque Till de face – du jamais vu !
‘J’en fais aucune affaire personnelle ! C’est vous tous
qui délirez ! Vous croyez qu’Amy n’en veut que pour le fric de Paul, ou
quoi ?’
‘Non,
je dis que cette relation a quelque chose de malsain,’ prêche Schneider, ‘que
c’est même…’
‘Mais
arrête avec ton baratin moralisateur !’ soupire Till.
‘Attends ! cette fille travaille dans un cabaret !
Elle se met à nue pour du fric ! Désolé si toi, ça te choque pas,
mais moi oui ! Et même beaucoup !’
‘Elle
a arrêté, je te signale.’
‘Normal !
Elle est enceinte !’ ricané-je. ‘T’imagines ? Une strip-teaseuse
enceinte, quelle horreur !’
‘Richard,
garde tes commentaires pour toi !’ me rabaisse Till.
‘Je t’emmerde !’ lui répliqué-je.
‘Pour en revenir au sujet,’ rappelle Flake, ‘je dirai
juste que je doute que Paul soit aussi heureux qu’il le prétend avec
Amaryllis.’
‘Tout
à fait d’accord !’
Pour une fois que je suis d’accord
avec Flake, faut que ça se sache !
‘Ben voyons !’ bougonne Till en secouant la
tête.
‘Moi, je trouve qu’il y a anguille sous roche – ça
ne ressemble pas à Paul, tout ça,’ persiste Schneider.
‘Ah ouais ? Allez, vas-y, raconte-nous ta
dernière filature !’ se moque Till.
‘Tu ne vas pas me dire que Paul est dans son état
normal quand il parle de sa soi-disant copine !’
‘T’es parano, voilà ce que je te dis !’
‘Eh bien, le parano a quelques doutes concernant la sincérité
de la demoiselle ! Je me demande même si elle… si elle ne lui ferait pas
du chantage par hasard !’
‘N’importe quoi !’ s’exclame Till.
‘Voyons Schneider ! On n’est pas dans un film
policier,’ le chambre Jenny.
C’est
vrai que là, Schneider va un peu loin, quand même.
‘Mais vous trouvez pas ça bizarre ? cette
dépression qu’il nous a faite pendant des années ? Et puis, hop !
d’un coup, il donne l’impression d’aller mieux – et quelques mois après, on
apprend qu’il voit cette fille, qu’il l’a même engrossée ! C’est louche
tout ça ! Pourquoi il nous a rien dit avant ? Pourquoi il a essayé de
nous cacher des trucs ? Et cette histoire de fracture à la main ? On
sait tous qu’il la voyait déjà quand il a eu ce soi-disant accident. Non, moi,
je vous dis : il y a un truc derrière cette affaire !’
‘Bon, très bien, écoute : je vais tout te raconter,
Schneider,’ commence Till avec un ton sérieux inhabituel. ‘Amy est une espionne
russe et Paul a découvert sa véritable identité. L’ennui, c’est que ça l’a
obligé à se plonger dans le monde des dealers et de la prostitution, et c’est
en se battant avec un maquereau qu’il s’est fracturé la main. Voilà, tu sais tout.’
Jenny éclate de rire – et
j’avoue, moi aussi.
‘Très
drôle,’ lui sort Schneider sans enthousiasme.
‘Donc, si j’ai bien compris,’ disserte Flake en
s’adressant à Till, ‘à ton avis, la relation que Paul entretient avec Amaryllis
n’est pas vouée à l’échec.’
‘Si on leur laisse une chance, on finira par le savoir,’
lui rétorque Till.
‘C’est vrai qu’elle est un peu trop jeune,
peut-être,’ s’y met Jenny, ‘mais elle m’a l’air très mature pour son âge. Et
comme Paul, au contraire, est resté un gamin dans sa tête, ils se rejoignent
niveau âge mental !’
‘Certes, on peut voir les choses ainsi. Mais ce qui
m’inquiète le plus est, disons, d’ordre pratique,’ ajoute Flake.
‘Si tu veux dire par là qu’une fille violée et un
mec aux troubles sexuels ne baisent pas, ça n’a pas l’air d’être vrai – le gros
bidon d’Amy en est la preuve !’ ironise Jenny.
‘Oh ! évitons ce sujet !’ s’exclame Schneider.
‘Je pense au contraire que ça mérite qu’on en parle,
justement,’ insiste Flake.
‘Pourquoi ?’ l’attaque Till. ‘Tu crois qu’il y
a quelque chose de malsain dans leur relation, pour reprendre le mot de
Schneider ?’ demande-t-il en regardant ce dernier de haut.
‘Eh bien… Je trouve en effet étrange et peu recommandé
que Paul tombe amoureux d’une fille qu’il a vue se faire violer de ses propres
yeux. Ça ne peut qu’entraîner des soucis à long terme sur leur vie de couple,
affecter leur sexualité puis leurs sentiments, et…’
‘Quelle connerie !’ le casse Till en se vautrant
dans le canapé.
Emu
est assis à côté de lui et nous regarde de manière sceptique. Je lui
demande :
‘Et toi, t’en penses quoi ?’
‘Eh bien… Désolé Till, mais je rejoins l’avis de Schneider
et de Flake.’
‘Mais vous êtes tous cons, ma parole ! Vous la
connaissez même pas, cette pauvre fille, et vous la jugez tous !’
Schneider
se dresse en face de Till.
‘Eh bien, explique-nous, toi qui prétends en savoir
plus !’
‘Attends ! Toi, tu prétends que c’est une pute
dévergondée qui peut avoir une mauvaise influence sur Paul, et Flake nous sort
que c’est une dépressive qui risque de faire retomber Paul dans ses cauchemars
et l’alcool. Vous n’avez pas l’impression de vous contredire ?’
Schneider
ne sait pas trop quoi répondre et j’avoue que moi non plus. Je me tourne vers
Olli, Emu et les femmes, restés en retrait pour ne pas se mêler de nos
disputes.
‘Les deux ne sont pas incompatibles,’ réplique
Flake.
‘Ah ben tiens !’
‘Après tout, son choix de devenir strip-teaseuse, en
clair, un objet pour le regard des hommes, doit être lié au drame qui lui est
arrivé. D’où cette obsession masochiste pour les tatouages, véritable atteinte
envers son propre corps.’
‘On en parle de ton tatouage à toi !’
‘Le mien est un tatouage de marin en hommage à ma bienaimée,
rien à voir avec de l’automutilation !’
Je
trouve sa réponse un peu faiblarde mais Till soupire bien fort – il n’a plus
rien à rétorquer. C’est sûr, Flake a gagné. D’ailleurs, il en remet une
couche :
‘Et puis, il est évident que Paul nous a fait cette
longue dépression par sentiment de culpabilité, qu’il a délibérément refusé de
soigner. En retrouvant la fille pour qui il s’était senti coupable et en entretenant
une relation avec elle, bien qu’elle soit loin d’être son type, ce que tu m’as
toi-même fait remarquer, il ne fait que jouer avec les causes de sa dépression
plutôt que de les comprendre et de les éliminer. A mon avis, ce jeu est très
dangereux plutôt que d’être malsain. Il risque son bien-être mais aussi celui
de cette pauvre fille.’
Flake
est vraiment fort pour les discours simples et clairs qui persuadent tout le
monde. Mais Till est meilleur pour les phrases courtes et sans réplique :
‘Et c’est toi qui disais que je ne passerais pas
plus de trois ans avec une blonde écervelée ! Bravo ! Pari
perdu !’
***
En
y réfléchissant, Flake a raison. Till doit en faire une affaire personnelle. Il
défend Paul bec et ongles et quand il est à court d’argument, il compare la
situation de Paul à la sienne. Résultat : on est tous obligés de fermer notre
clapet. Faut vraiment être taré pour oser critiquer sa blondasse !
Pas
que ça me gène de voir Amy emménager chez Paul, apparemment pour de bon. A vrai
dire, je m’en balance. Paul couche et fait des gosses avec qui il veut, après
tout, même s’il aurait pu mieux se la choisir, niveau réputation et tout. A
vrai dire, c’est même bien pratique maintenant qu’il a une femme qui s’occupe
de son appartement : Paul est loin d’être un cordon bleu, encore moins un
pro du rangement, surtout depuis qu’il a presque une main en moins. Voilà un
point positif dans sa relation avec Amy. Quand je passe le voir désormais, je
sais que je vais me régaler de bons petits brownies tout chauds. L’autre fois,
elle a même sorti des fraises, les a coupées en quartiers, les a disposées sur
un nuage de chantilly à côté de ses morceaux de brownies, le tout assaisonné de
coulis aux framboises.
‘Mais comment tu sais que j’adore les fraises ?’
lui ai-je demandé quand elle a apporté le dessert.
‘Je lui dis tout,’ m’a répondu Paul, avachi sur sa
chaise, les mains posées sur le ventre.
‘Sans déconner !’
‘En fait, beaucoup de fans savent que ton gâteau
préféré est le fraisier,’ a-t-elle dit en posant les assiettes sur la table.
‘J’en ai tiré la déduction la plus logique.’
Elle
a toujours cette voix posée, limite condescendante – c’est sûrement ça qui doit
agacer Schneider et ravir Till – ce ton ultra… comment dire ?… ce ton hyper
respectueux, quasi onctueux. Elle a posé l’assiette devant mon nez en souriant
en coin.
‘Je suis certain que toi aussi, tu adores les
fraises !’ ai-je dit.
Elle
avait toujours ce sourire en coin mais elle ne me regardait pas quand elle a
répondu :
‘J’ai toujours pensé que la fraise aurait fait un
meilleur fruit défendu que la pomme.’
‘Moi, j’aime bien les pommes !’ lui a sorti
Paul en se redressant devant son assiette et en empoignant sa cuiller.
Elle ne me regardait pas
quand elle parlait de fruit défendu, elle regardait son assiette, mais je le
sens quand je plais à une femme – c’est comme si elle dégageait des hormones
que seul mon odorat ultra fin peut détecter.
‘Hannah ! je t’ai dit : pas de portable à
table !’
‘Mais papa ! on en est au dessert, ça va quoi !’
‘Ben, justement ! Passe-moi ce portable.’
‘Mais arrête, tu me soûles !’
‘Hannah !’
Paul
a essayé d’attraper le portable mais il a perdu ses réflexes – c’est évident
que sa main ne répond plus aussi bien qu’avant le pseudo-accident… et des fois,
je me demande si… Non, c’est l’âge – ça se ressoude moins vite avec le temps,
c’est tout. Enfin, je crois…
J’ai
suivi Hannah du regard alors qu’elle sortait de table en trombe, visiblement
dépitée, avant de retourner à mon dessert, décidément trop délicieux.
‘Ah, ces ados !’ a soupiré Paul.
‘Ouais, c’est l’âge !’ lui ai-je marmonné en dévorant
mon assiette.
Amy
ne disait rien ; elle me surveillait du regard. Elle m’a proposé de
préparer une nouvelle assiette pour moi.
‘Non, je ne vais pas abuser quand même !’
‘Mais vas-y, c’est la maison qui offre,’ m’a lancé
Paul en allant s’asseoir dans le canapé.
‘Bon, d’accord ! Mais moins de brownies cette
fois, sinon mon ventre va exploser !’
Amy
est revenue avec une autre assiette : encore plus de fraises et de
chantilly – un peu moins de brownies et de coulis. Quand elle s’est penchée
pour poser l’assiette devant moi, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un œil à
sa poitrine. Je l’ai dévorée du regard pendant que je dégustais lentement mon
assiette – j’ai même sorti ma tactique imparable : j’attends qu’elle
commence à parler pour évaluer son corps du regard, m’attardant en général sur
le décolleté, puis je contemple son visage en souriant, comme si de rien
n’était, en murmurant des « Hm, hm », « exact » ou
« tout à fait d’accord » de temps en temps. Cette tactique marche à
tous les coups ! La preuve : dès que j’ai fini mon dessert, elle s’est
levée pour débarrasser la table et elle a renversé un verre direct ! Je me
suis à mon tour levé pour l’aider et j’ai frôlé sa fesse d’une main pendant que
je lui tendais une serviette de l’autre. Elle l’a sentie, je le sais, car elle
a levé la tête vers moi en fronçant les sourcils avant d’éponger la table
mécaniquement.
Je
ne suis pas un dragueur compulsif. Disons que j’aime bien tester mon sex-appeal
de temps en temps. C’est plus fort que moi. Ça m’avait valu un bon gros coup de
poing de la part de Till quand j’avais fait ça avec sa première ex-femme, mais
je n’y peux rien. Dès que je sens que mon charme a ouvert une brèche, faut
toujours que je m’y lance – pour voir comment ça se passe derrière – par simple
curiosité maladive.
Quand
j’ai suivi Amy dans la cuisine avec le reste des couverts, je me suis
dit : « Paul est resté dans le salon, c’est l’occasion de voir
jusqu’où je peux m’amuser. » J’ai posé la vaisselle sale près de l’évier
et je me suis faufilé derrière Amy, qui couvrait ses fraises de film
alimentaire. Quand elle s’est retournée pour aller les ranger, je l’ai attrapée
par la taille et je l’ai embrassée. Oui, comme ça, sans prévenir. Elle a lâché
le plat de fraises, qui s’est fracassé au sol dans un bruit assourdissant –
surpris, j’ai regardé les fraises éparpillées à nos pieds, et elle en a profité
pour s’échapper de mon étreinte. Quand j’ai relevé la tête pour la rattraper,
elle m’a donné la gifle de ma vie.
‘Mais qu’est-ce qui se passe ici ?’
Trop
tard. Paul a entendu le bruit et s’est précipité dans la cuisine. Amy a déjà
commencé à ramasser les débris. Je malaxais ma joue endolorie quand il a fini
par s’approcher en fronçant les sourcils.
‘Désolé, j’ai fait tomber le plat – je suis d’un
maladroit, je te jure !’
‘Ah ben, c’est malin, ça !’ a-t-il dit en
souriant avant de se mettre à son tour à quatre pattes pour ramasser.
Je
me suis joint à eux. Bon, j’ai connu mieux comme réaction à mon baiser, mais je
ne me plains pas. J’ai juste fait ça pour m’amuser, de toute façon. Sans
conséquence aucune. Enfin, c’est ce que je croyais.
2
Deux
jours après, alors que je suis rentré à New York, Paul me téléphone. Lui qui
est en général assez évasif, il y va direct :
‘C’est vrai que tu as essayé d’embrasser Amy ?’
‘De quoi ?’
‘Evite de me sortir tes explications préliminaires à deux
balles et réponds à la question : tu l’as embrassée, oui ou non ?’
‘Attends, tu m’appelles de Berlin pour me demander
ça ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit au juste, là ? Et puis, pourquoi tu
t’énerves comme ça, je…’
‘Réponds à la question : oui ou non ?’
J’avoue
que je ne m’y attendais pas du tout : c’est évident qu’elle a dû tout lui
dire, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi.
‘Ecoute…’ commencé-je d’une voix posée.
Elle
est bizarre, cette fille.
‘…je ne sais pas ce qu’elle t’a raconté, mais je tiens
à dire que ce qui compte le plus pour moi, c’est ton amitié, et…’
‘Richard, arrête et réponds à la question.’
Et
merde ! Mais pourquoi elle lui a tout raconté, cette idiote ? On n’a
rien fait de mal : c’était juste un baiser de rien du tout, déjà – pas de
quoi faire un fromage ! A moins que… Ah ! je vois le genre :
elle a tout de suite pris ça comme excuse afin de tourner Paul contre moi et de
nous mettre en froid tous les deux – ah, elle est maligne, la fille !
‘Je suis désolé, voilà. Vraiment désolé. Je ne sais
pas trop ce qui m’a pris ; j’ai cru que c’était ce qu’elle voulait, et… enfin,
tu me connais !’
‘Oui, justement.’
Paul
a déjà choisi son camp apparemment et je suis en très mauvaise posture. Je sais
que j’ai joué au con, là ; et j’ai très mal évalué la fille.
‘Tu ne m’en veux pas au moins ?’
‘T’en vouloir d’être toi-même ? Ben, voyons.’
‘Ecoute : je croyais vraiment qu’elle me… enfin,
tu sais, je trouvais qu’elle me lançait des…’
‘Bon, Richard, je vais mettre les choses au clair :
je sais que ça fait un petit moment que tu es célibataire et que tu apprécies
peu cette situation, d’où ton réflexe d’aller butiner un peu partout. Mais
sache que je ne suis pas Till. Tu peux baiser sa femme, même devant ses propres
yeux ou dans son propre lit, et faire un gosse avec elle, voire lui raconter
des bobards sur elle, il te pardonnera tout. Mais moi, c’est niet !’
‘Mais…’
‘Je ne suis pas un couillon. Je le sais très bien
quand tu te fous de ma gueule, Richard. Je le sais aussi quand tu as décidé que
tu allais te taper Unetelle juste pour voir si elle va céder à tes charmes.’
‘Attends, je suis pas…’
‘Si tu joues à ça avec Amy, sache que tu y risques
gros. J’ai plus confiance en elle qu’en toi, Richard.’
‘Ah, je vois.’
‘Est-ce que j’ai bien été clair ?’
‘Ouais.’
‘Quoi, ouais ?’
‘Si t’as autant confiance en elle, pourquoi tu m’appelles
pour me dire de ne pas l’approcher ? Tu crains qu’elle cède ?’
Silence.
On dirait bien que j’ai marqué un point. Tiens, j’en profite pour m’allumer une
cigarette !
‘Richard ?’
‘Hm ?’
‘Si tu veux jouer au con avec moi, tu pourras considérer
notre amitié comme révolue.’
‘Attends, t’es sérieux là ? Non, mais je
rêve ! Schneider a raison : cette fille veut te monter contre
nous !’
‘Ne retourne pas la situation à ton avantage :
c’est toi qui…’
‘Ouais-ouais ! N’empêche que là, tu oses me dire
que tu serais prêt à oublier près de trente années d’amitié et de partenariat
juste pour une fille que tu vois depuis quelques mois à peine ? Non, mais
j’hallucine, là !’
‘Si tu n’as pas assez de respect envers Amy pour
accepter mon choix d’être avec elle, je ne vois pas pourquoi j’aurais du respect
envers toi. De même pour Schneider et les autres.’
‘Non, mais attends, là ! Je…’
J’hallucine :
il vient de me raccrocher au nez !
Bon,
c’est vrai, en y réfléchissant, je n’aurais pas dû agir ainsi. Encore moins
réagir ainsi. On dirait bien que je suis doué pour faire trente-six fois les
mêmes erreurs et que je ne peux pas m’en empêcher – comme si c’était limite
rassurant de se rouler dans sa connerie comme je le fais aussi souvent. Après
tout, Paul a raison sur un point : je sais que Till me pardonnerait tout –
il m’a cerné et il estime que je ne peux plus changer. Donc, ben, je ne change
pas. Je sais, c’est absurde. Et j’ai cru que Paul ferait pareil – qu’il me pardonnerait
aussi facilement, qu’il mettrait ça sur le compte de ma personnalité un peu
trop… Don Juan.
Mais
non. Paul, lui, il ne pardonne pas. Il ne pardonne jamais en fait.
***
Inutile
de préciser qu’à mon retour à Berlin, je vais chez Paul avec un bouquet de ces
fleurs-là – comment elles s’appellent déjà ?
‘Heu…si vous ne vous souvenez pas du nom des fleurs,
savez-vous au moins à quoi elles ressemblent ?’ m’a demandé la fleuriste.
‘Ben, non ! justement ! C’est pour ça que
je cherche le nom !’
‘Ah, alors je ne vois pas comment vous aider.’
‘Ama…ama-bidule…’
‘Des amaryllis peut-être ?’
‘Oui, voilà !!’
Donc
j’arrive avec un bouquet de ces fleurs fraîchement achetées chez la première
fleuriste du coin, et je le présente à Paul en disant :
‘Je tiens vraiment à m’excuser.’
‘Non, je ne compte pas t’épouser. Mais je suis flatté
par la demande. Allez, entre ! Amy est dans notre chambre – va donc
t’excuser auprès d’elle.’
J’hésite
et regarde Paul dans les yeux.
‘Non. Je ne t’accompagne pas. Tu vas t’excuser tout
seul, coco ! Comme un grand.’
Quand j’entre dans la chambre,
je suis un peu perplexe : lit défait, des porte-jarretelles posées sur les
draps, et un ordinateur portable allumé sur le bureau près de la fenêtre. En
m’approchant, je lis que la chanson qui passe sur le lecteur est Liar d’Emilie Autumn, que je ne connais
pas du tout – alors je pianote sur le Touch Pad pour approcher la flèche de mes
propres chansons quand j’entends derrière moi :
‘Besoin d’aide ?’
Je
me redresse d’un coup et me retourne en tendant le bouquet d’amaryllis.
‘Je… heu… je venais juste m’excuser. Voilà.’
Elle
s’approche lentement, surveillant mon bouquet du regard comme si c’était un
flingue, puis le jugeant sans danger, elle me le prend des mains pour humer son
parfum avant de le poser sur le lit et de faire disparaître les sous-vêtements
qu’elle a laissés traîner. La femme à la voix rauque, en colère, continue de
chanter derrière moi et je ne sais pas trop où me mettre ni quoi ajouter.
Apparemment, Amy se fiche bien de savoir si je me sens mal à l’aise ou pas.
Elle chantonne même les paroles qui viennent de l’ordi sans faire attention à
moi, comme si je faisais partie des meubles.
‘Hey ! j’ai dit que j’étais désolé – la moindre
des choses, c’est que tu dises quelque chose, non ? Quelque chose comme :
Je ne monterai plus Paul contre toi, ou quelque chose de ce genre !’
Elle
tourne sa tête vers moi sans dire un mot. A ce moment-là, je me dis :
« Mais couillon ! que veux-tu qu’elle réponde à ça ? » Puis
elle fait le lit consciencieusement avant de revenir de mon côté et de se
poster devant moi en demandant :
‘Pourquoi vous me détestez tous ?’
‘Quoi ?’
‘A part Till et Jenny, vous me détestez tous.
Pourquoi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?’
‘T’es parano !’
Je
me mets direct en mode introverti : analyse la scène ; ne dis
rien ; ne fais rien. Observe. Oh ! et puis qu’est-ce que je pouvais
faire d’autre, moi ? Il a fallu que Paul se trouve une gonzesse que tout
le monde a décidé de détester, et moi, par souci tactique, je choisis le camp
des majoritaires, mais voilà : moi, je n’ai aucune excuse, aucun argument.
Et puis, je n’aime pas les conflits. Et encore moins cette chanson !
“And I demand
You put my heart back in my hand
And wipe it clean
From the mess you made of me
And I require
You make me free from this desire
And when you leave
I’d better be the innocent I used to be…”
Emilie Autumn, “I want my Innocence back”
Elle ne répond pas. Je trouve cette chanson trop
oppressante. Alors je sors. Oui, sans rien dire de plus, sans aggraver le
conflit. De toute façon, vu ce qu’elle écoute, cette fille doit être plus que
bizarre. Je le fais remarquer à Paul, d’ailleurs – Amy tarde à nous rejoindre,
Paul a des doutes sur la manière dont je me suis excusé – et en m’écoutant lui
expliquer par a+b combien il a mal choisi sa nouvelle copine, il explose de
rire.
‘Toi alors ! Des fois, je me demande si tu es
pire que Schneider et Flake – et les autres. Mais en fait, t’es juste… très
con !’
‘Je t’emmerde.’
‘Oui, bien sûr. Laisse-moi deviner : elle t’a
envoyé balader, c’est ça ?’
‘Non, elle a commencé à se plaindre alors je suis
parti.’
‘Je vois.’
‘Elle s’en fout bien que je m’excuse ou pas, en
fait.’
‘Mais t’espérais quoi ? Qu’elle te dise : Oh,
c’est pas grave ; c’est déjà oublié. Ha-ha ! Mais t’es vraiment con,
ma parole !’
‘Je suis peut-être con mais maintenant, je peux
jouer tes propres riffs mieux que toi !’
Paul
se refroidit complètement.
‘Excuse-moi, je… je ne voulais pas te…’
‘Pourquoi tu t’excuses quand tu dis quelque chose de
vrai ?’
‘Je… je ne voulais pas…’
‘Oh, ferme-là, tu veux. Pas envie de parler de ça
aujourd’hui.’
Il
ne veut jamais en parler de tout façon.
‘Elle a aimé ton bouquet ?’
‘Ouais, je crois.’
‘Bien.’
***
Vous
savez… cette sensation qu’un fossé se creuse entre vous et la personne avec qui
vous êtes en désaccord mais qui refuse d’aborder le sujet du désaccord… l’envie
de sonder les sentiments de cette personne et trouver un panneau sens interdit
à l’entrée… Ben, voilà : c’est ce que je ressens avec Paul. Je sais ce que
vous pensez : c’était débile de tenter le coup de la rupture – c’était mal
calculé (à vrai dire, ce n’était pas calculé du tout – comme souvent avec
moi : je devrais apprendre à maîtriser mes pulsions sexuelles). Mais je
sens qu’il se passe quelque chose dans la tête de Paul : il cherche par
tous les moyens de nous faire croire qu’il va mieux depuis qu’il est avec Amy.
Mais non, ça se voit que ce n’est pas le cas. Alors pourquoi s’acharne-t-il à
nous le faire croire ?
‘Tu
sais combien je crois en mon instinct ?’
‘Oui,
tu m’en as déjà parlé,’ me répond Olli.
‘Ben,
là, c’est ça : c’est mon instinct qui me dit qu’il y a quelque chose de
louche.’
‘Et
c’est pour ça que tu as essayé d’embrasser Amaryllis ?’
‘Quoi ? Mais non ! ça n’a rien à voir. Ça, je
te dis, je sais pas… c’était pas voulu – j’ai perdu la tête. Ça arrive de faire
des conneries de temps en temps !’
‘Ah,
Okay.’
‘Non,
là, je te parle de ce que je ressens : je sens que Paul va mal.’
‘Il
est sorti de dépression pourtant.’
‘Mais
c’est ça, le souci, justement ! Il nous fait croire qu’il va mieux pour
cacher un problème plus grave !’
Olli me lance son regard très sceptique
– sans commentaire. Je sais ce que ça veut dire chez lui.
‘Tu penses que je suis juste du côté de Schneider et que
je le défends comme ça, mais non, en fait, je crois que ça n’a rien à voir avec
cette fille. Ou alors… enfin, je sais pas…’
J’écrase ma clope dans le
cendrier et je m’en rallume une autre direct.
‘A
mon avis…’ continue Olli en regardant ses filles jouer dans le jardin.
‘Oui ?’
‘…
Paul a juste… non, rien.’
‘Allez,
vas-y, dis ! Pour une fois qu’on t’écoute !’
Olli se tourne vers moi en fronçant
les sourcils.
‘Pour
une fois que tu m’écoutes, tu veux
dire.’
‘Ha-ha !
exact !’
‘Je pense que Paul a juste peur de mourir. Comme Till.
D’où le fait qu’ils se trouvent une copine plus jeune, qu’ils lui fassent un
bébé, etc… Et c’est normal d’avoir peur de mourir quand on est âgé d’un demi-siècle.’
‘Toi,
tu es la voix de la sagesse !’
‘Ouais,
je sais.’
‘Non,
plus sérieusement, ça ne peut pas être aussi simple… Non…’
‘Pour
moi, c’est aussi simple que ça,’ ajoute-t-il en haussant les épaules.
‘Mouais.’
C’est peut-être moi qui n’aime
pas quand les choses sont trop simples ?
‘Et
toi dans tout ça ? Une nouvelle copine ?’ me demande Olli.
‘Hm ?
Oh, heu… ben, comme d’hab’, en fait.’
‘C’est-à-dire ?’
‘C’est
un peu le bordel en ce moment.’
Olli se mets à rire.
‘Non,
enfin, pas bordel au sens que tu crois !’
J’éclate de rire.
‘En
fin de comptes, si, un peu bordel, en fait ! Ha-ha !’
‘Ah ?’
‘Je
me suis tapé des jumelles. Très mignonnes en plus.’
‘Heu…
en même temps, j’imagine ?’
‘Oui. C’était bizarre. Tu sais ! l’impression de le
refaire avec la même personne, et pourtant, elle réagit différemment, car en
fait, c’est pas la même. C’est trop cool !’
‘Ah.’
‘Quoi ?’
‘Et
sinon, une relation sérieuse ces derniers temps ?’
‘Te moque pas ! Je… j’aimerais me trouver quelqu’un
mais… ben, j’ai un peu laissé tomber mes recherches, quoi !’
‘Je
vois.’
Olli
reprends son air sceptique. Moi, je finis ma clope. On ne va pas plus loin dans
le sujet. C’est un peu le sujet qui fâche en ce moment, de toute façon.
[Suite]
[Suite]
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