dimanche 9 décembre 2018

Amaryllis - Chapitre VIII



VIII – L’incident


                Ce bonheur semble comme permanent. A l’aéroport de Toulouse, je suis toujours aux anges, saisissant la main de Paul dès que ses doigts s’approchent des miens, me mettant sur la pointe des pieds dès qu’il se baisse pour m’embrasser. Même quand je présente Paul à ma famille, fêtant mon vingt-septième anniversaire avec eux, je suis heureuse de les voir accueillir Paul avec le sourire, malgré l’impossibilité de communiquer avec lui, la plupart d’entre eux ne parlant pas anglais ou allemand – ce qui est l’occasion de bons gros fous rire entre ma fratrie et celui que je peux désormais désigner comme mon « copain » même si le terme me paraît si peu approprié ; malgré son âge, aussi, puisque je n’ai pas besoin de leur expliquer que Paul « fait partie d’un groupe de metal que j’aime bien » pour qu’ils devinent l’écart générationnel entre lui et moi, en plus de la différence de milieu. Je me dis que ma famille a fini par comprendre que j’allais soit finir vieille fille, soit me trouver un homme bien plus âgé que moi, à des années-lumière de mon monde ; et ils ont appris à accepter la seconde éventualité encore plus vite que moi. Même si, avouons-le, reconnaître le même Paul qui figurait sur les posters de ma chambre d’ado fait ciller un de mes frères, mais son ton sceptique n’est que passager. Globalement, toute ma famille accueille Paul avec joie, se réjouissant surtout de me revoir heureuse, bel et bien sortie de dépression.

                Seul plane le spectre d’un petit incident. J’avoue que pendant l’escale à Paris, j’y ai pensé – j’étais en face du miroir des toilettes, en train de me laver les mains, et je me mordais les lèvres tout en regardant mon ventre plat enveloppé dans ma robe jaune, comme une jeune ado qui vient d’avoir ses premières règles au collège et dont la meilleure amie a choisi d’être absente ce jour-là.
                Nous n’avions pas utilisé de préservatif.
                Or, je n’avais pas emporté mon petit calendrier dans mes bagages, donc je n’avais aucune idée du point où j’en étais dans mes cycles, et comme souvent dans ces situations, on ne se souvient jamais de la dernière fois où on a eu ses règles. On réfléchit ; on se triture la cervelle. Mais rien n’y fait. Impossible de s’en souvenir. Je me dis qu’une fois arrivée à Toulouse, je courrai dans la première pharmacie ouverte pour aller me payer la pilule du lendemain – inutile de faire un test de grossesse en avance : il risquerait d’être un faux négatif et ne me procurerait qu’un soulagement chimérique. La pilule donc avalée en vitesse à l’hôtel, je décide de ne plus y repenser pendant deux semaines – passé ce délai, j’aurai de quoi m’inquiéter, mais pour l’instant, je fais comme si je vivais la vie en rose.

                C’est ainsi que s’écoulent les deux semaines en question, dans la joie et la bonne humeur. Paul a réservé l’hôtel, mais nous finissons souvent chez l’une de mes sœurs, au hasard des invitations à dîner. Paul a loué une jolie BMW noire qui a tapé dans l’œil de mon frère fan de mécanique, ce qui nous permet de jongler entre les différents villages midi-pyrénéens où ma famille et mes proches se sont éparpillés. Mes nièces s’amusent à jouer quelques tours à Paul, qui a l’air de se sentir bien plus à l’aise dans ma famille que je ne l’espérais.
                Un soir, alors que nous dormons cette fois dans le grenier fraternel, je questionne un peu mon Paul, et il me sort :
‘Non, elle est rigolote ta nièce !’
‘Je vais quand même lui dire d’arrêter de te taquiner – à presque vingt ans, il faudrait qu’elle arrête de se comporter comme une gamine.’
‘Quoi ! t’es jalouse de ta petite nièce, c’est ça ?’
‘Moi ? Jalouse ? Attends, mais ça, c’est juste une once de la jalousie dont je peux faire preuve !’
‘Ha-ha-ha ! Crois-moi, tu n’as pas de quoi être jalouse,’ me murmure-t-il en caressant mes boucles brunes et rouges.
‘T’es gentil.’
‘Juste sincère,’ fait-il avant de m’embrasser.
                Le lendemain matin, au réveil, je trouve Paul avec mon beau-frère dans la cuisine, à essayer de se dépatouiller avec le peu de mots que l’allemand et le français ont en commun.
‘Ah ! ben, voilà enfin la traductrice ! Je comprends rien à ce qu’il dit, ton Nazi !’
‘Arrête de l’appeler comme ça !’
‘Mais je rigole !’
                Cédric a un humour plus que douteux mais tant que Paul n’y comprend rien, je m’en fiche un peu.
‘Je crois que ton homme parle du café,’ fait ma sœur depuis le salon, où elle regarde les Maternelles sur la Cinquième.
‘Quoi ? Qu’est-ce qu’il a mon café ?’ s’indigne Cédric dans une mauvaise imitation du poissonnier d’Astérix. ‘Il est pas bon, mon café ?’
                Paul hésite puis secoue la tête pour dire non. Cédric, interloqué, me regarde et me chuchote :
‘Heu…je croyais qu’il parlait pas français.’
‘Non, non, t’inquiète ! Mais café, il peut comprendre – c’est quasiment le même mot en allemand.’
‘Ah ! d’accord !’
                Me tournant vers Paul, je lui demande ce qu’il a essayé de dire, et il m’explique simplement qu’il trouvait surprenant que mon beauf puisse s’enfiler un café aussi vite.
‘Ah ! Si tu savais qu’il boit une cafetière entière par jour !’
‘T’es sérieuse ?’
‘Je te jure !’
‘Incroyable !’
‘Vous parlez de moi, là, ou quoi ?’ demande Cédric, visiblement perplexe à m’entendre parler allemand avec Paul.
‘Non…’
                Paul nous regarde en souriant. C’est qu’il jubile à me voir parmi les miens, on dirait, même si au début, il semble un peu dérouté quand il entend tout le monde m’appeler Gabrielle au milieu d’une série de phrases incompréhensibles.
‘C’est comme un jeu,’ fait-il un jour. ‘Deviner à quel moment ils disent ton prénom. C’est trop marrant ! Mais je crois qu’eux aussi, ils jouent à savoir quand je vais dire Amy !’
Plus tard, après l’avoir interrogé sur ses impressions concernant ma famille, il m’avoue qu’il aime bien écouter les gens parler français même s’il n’y comprend rien – qu’il trouve que c’est une langue plutôt mélodieuse, que même quand les Français s’engueulent, on dirait qu’ils chantent, et qu’il aurait aimé l’apprendre mais qu’à son âge, c’est peine perdue d’avance.
‘Pourquoi donc ?’
‘Bah ! j’ai toujours été nul pour bien apprendre mes leçons, j’avoue !’
‘Tu sais quoi ? Tu m’enseignes le russe et je t’enseigne le français.’
‘Okay ! mais je te préviens : je parle russe comme une prostituée et je ne sais pas du tout l’écrire !’
‘Pas de souci !’
                Sa réticence à apprendre ses leçons se fait aussi ressentir quand je l’amène à une soirée salsa. Paul n’est pas vraiment bon danseur, et il a bien besoin de la moitié de la soirée pour maîtriser les pas de base de la salsa cubaine, mais il garde quand même son charme de petit garçon hésitant, trébuchant sur les pieds de la partenaire que je lui ai trouvée alors qu’il tente de danser et de me garder dans son champ de vision en même temps. Vers la fin de la soirée et après quelques verres, il commence d’ailleurs à devenir gêné, et je me dis que ma robe salsa à fleurs violettes qui s’envole à chaque tour et mes talons aiguille qui claquent le parquet ont un effet plus que certain, qu’il tente de dissimuler en restant assis à une des tables et en refusant les invitations à danser. Oui, je suis heureuse de voir que ma jeunesse a toujours autant d’impact sur lui – puisque j’ai longtemps été quelqu’un qui manquait désespérément de confiance en soi.
                Pendant ces deux semaines, donc, mon bonheur ne fait qu’augmenter, mes ébats avec Paul se faisant désormais non seulement toujours avec une boîte de Durex sous la main, mais aussi plus durables – Paul parvenant enfin à maîtriser son excitation assez longtemps pour me faire jouir, malgré ses réticences à y aller « un peu plus franco » comme je dis souvent.
‘T’es sûre ?’ m’a-t-il murmuré quand je lui ai redemandé d’y aller plus fort.
‘Certaine !’
‘Mais…mais je…je veux pas te faire mal.’
‘T’inquiète !’
‘Je…je veux pas non plus…enfin…te rappeler ton…ton vi…’
                Impatiente, je me suis redressée et je l’ai regardé droit dans les yeux.
‘Crois-moi : dans tes bras, je ne me souviendrai plus jamais de ça. Je t’aime, Paul, et je suis plus que consentante, là.’
                Il m’a souri, m’a embrassée, et alors qu’il caressait longuement mon sein, il a réintroduit son phallus en moi pour une sublime série d’impulsions jubilatoires qui m’a littéralement fait perdre la tête, à la surprise de Paul qui semblait ne pas en croire ses yeux. Il n’a rien dit, mais il semblait évident qu’il n’avait jamais réussi à donner un orgasme pareil à une femme auparavant – son dos écorché par mes ongles en était même la preuve.
‘Oh ! je suis vraiment navrée pour ça,’ lui ai-je dit au réveil, alors qu’il s’étirait au bout du lit.
‘De quoi ?’
‘Pour ton dos.’
‘Oh ! c’est rien ! ça fait mal, mais je vais m’y habituer… Après tout, c’est ma faute : quelle idée de coucher avec une jeune sauvageonne aux ongles pointus, aussi !’
‘Désolée…’
                Il s’est allongé à côté de moi et m’a caressé la hanche avant de me faire un clin d’œil en disant :
‘Je croyais que je n’aimais pas les Domina, mais je crois bien que je vais changer d’avis.’
‘Comment dois-je traduire cette phrase ?’
‘Tu peux traduire par… je t’aime,’ me chuchote-t-il à l’oreille – en français – avant de mêler sa langue à la mienne et repartir pour une nouvelle série d’ébats amoureux.

***

                Jusqu’à notre retour à Berlin, j’avais donc complètement oublié notre premier rapport non-protégé. Ce tout petit incident de parcours avait littéralement disparu de mon esprit… Jusqu’à ce que l’automne arrive – et toujours pas de règles. Panique à bord. Je fouille dans mes affaires à la recherche de mon petit calendrier, qui avait bien entendu profité des quelques semaines en France pour se cacher dans le dernier tiroir que je pense à chercher. J’inspecte mes traits et mes cercles – et vérifiant la date où Paul et moi avions fait l’amour pour la première fois ensemble, je m’exclame :
‘Et merde !’
                Un trait pile ce jour-là. La date présumée de mon ovulation. Il a fallu qu’on fasse l’amour pile ce jour-là ! Pas une semaine avant, ni après – non, pile le jour où il ne fallait pas ! Je commence à me trifouiller les cheveux et m’oblige à me ressaisir. Ne paniquons pas. Après tout, peut-être me suis-je trompée dans mes calculs et que mon ovulation n’a eu lieu que plus tard – ou avant ? Qui sait ? Je suis régulière dans mes cycles, mais il m’arrive d’avoir du retard. Et puis, on peut avoir des retards de règles pour de multiples raisons, le stress étant l’une des premières excuses qui me vient à l’esprit… Sans parler du fait que j’ai pris la pilule du lendemain – elle ne serait pas en vente si elle n’était pas efficace… J’y crois peu mais je m’efforce d’adhérer à ces explications réalistes mais peu probables.
                Dans l’après-midi, je m’en vais acheter un test de grossesse, que je m’applique à faire bien soigneusement – lisant d’abord la notice en détails (sortant même mon dictionnaire pour chercher les mots à rallonge comme l’allemand les fait si bien) – puis attendant les deux minutes obligatoires chrono en main. Verdict : enceinte. Et merde !
                Et me voilà dans l’impasse. Car la chose que vous ignorez, c’est que pendant le petit séjour en France, ma sœur a eu la bonne idée de questionner Paul sur sa progéniture, me demandant au passage de jouer les interprètes. Or, ma sœur n’osant pas poser la question fatidique, j’ai profité d’une question générale de sa part pour poursuivre l’interview, interrogeant Paul non plus sur ses trois enfants mais sur son désir d’en avoir d’autres ou pas.
‘Ah ! je suis un peu trop vieux maintenant, quand même ! Et puis, franchement, quand je vois Fritz, le petit-fils de Till,’ précise-t-il pour ma sœur, qui ne comprend pas, se tourne vers moi pour la traduction et acquiesce ensuite avec un sourire, ‘donc je disais : quand je vois Fritz qui fait presque le même âge qu’Esteban, le fils de Till,’ précise-t-il à nouveau pour me laisser traduire ce que je sais déjà, ‘je me dis que j’ai pas envie de me risquer à la comparaison,’ badine-t-il en rappelant une anecdote qu’il m’avait racontée, où Till avait été pris pour le grand-père d’Esteban à l’école de ce dernier. ‘Et puis, comme Emil est en couple depuis huit ans déjà avec son premier amour et que ça a l’air d’être sérieux entre eux, je me dis que là, c’est le temps d’être papy – mais plus du tout papa.’
                Véritable impasse. Dire à Paul que je suis enceinte de lui serait risquer de tout perdre, non seulement parce que je sais déjà quelle serait sa réaction et la solution qu’il envisagerait mais aussi parce que ce serait prendre le risque de lui dévoiler mon désir d’être maman, ce qui irait en complète contradiction avec ses projets d’avenir de papy bien pépère. Tout lui dire m’obligerait à lui avouer que, même si je n’ai rien contre l’avortement, me séparer de son enfant serait comme me priver du plus beau cadeau qu’il puisse m’offrir – mais que si le cadeau vienne à me coûter le père, sans qui je ne puis envisager d’élever l’enfant, je préfèrerais de loin vivre avec l’homme que j’aime en lui faisant croire que ses désirs sont aussi les miens.
                C’est ainsi que je décide de prendre rendez-vous avec mon gynéco pour un avortement une semaine plus tard sans en informer Paul et que les jours les plus affreux de ma vie s’écoulent à la lenteur la plus atroce qu’il soit.

                Je ne suis pas une actrice géniale. Je ne suis pas non plus parfaite pour dissimuler mes sentiments. Garder un secret, ça, oui, je sais faire. Mais garder secrètes mes émotions alors qu’elles envahissent mon esprit chaque jour n’est pas la plus mince affaire. Pendant cette longue semaine, donc, je prétends faire comme si de rien n’était. Et je crois que Paul n’y voit que du feu. Le soir précédent le rendez-vous avec mon gynéco, il me trouve plus morose que d’habitude, et je mets ça sur le compte de mes règles douloureuses.
‘Alors cette nuit, on va juste… dormir ensemble,’ dit-il avec son regard coquin en s’asseyant sur mon lit pendant que je me démaquille.
‘Je crois bien.’
                Il soupire et mes entrailles se tordent. J’aimerais lui dire mais mes lèvres restent scellées. « Il est mieux sans savoir. » Il s’allonge sur mon lit, puis se redresse à nouveau.
‘Je sens que ça va être dur pour moi.’
                Je lui souris – du moins, j’essaye.
‘Passer toute une nuit près de toi… et ne rien faire…’ soupire-t-il.
                Il s’effondre à nouveau sur le lit, de manière théâtrale, puis se redresse avec une idée qui illumine son visage enfantin.
‘Et si je te faisais un massage ?’
‘Oui, pourquoi pas.’
                Je n’arrive même pas à simuler la bonne humeur au moment opportun.
‘Allez, viens ! Je vais te donner le meilleur massage de ta vie !’
                Je m’assieds entre ses cuisses, le dos tourné vers lui, et le laisse me malaxer la nuque. Demain, mon calvaire sera terminé, espéré-je. Demain, je n’aurai plus qu’à fermer les yeux et revenir une semaine en arrière.

[Suite]

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