X – Les cinquante ans de Paul
„Mit mir
darfst du deine Worte küssen
Diese
Worte musst du nicht vergessen“
‚Deine
Worte küssen’
On dirait que María et moi sommes arrivés les premiers au restaurant.
Le réceptionniste a pris nos manteaux et nous a guidés vers une table pour
onze, un peu à l’écart des autres clients. María passe la salle en revue puis
me fait remarquer que je l’ai encore une fois pressée pour rien, moi lui répondant
simplement que j’aime bien arriver en avance, question de politesse, puis elle part
se refaire une beauté. Je m’installe dos contre le mur pour avoir l’entrée du
restaurant en vue. Au bout de quelques instants, Flake et Jenny arrivent,
suivis de près par Lidja et Olli.
‘On dirait bien que c’est le grand jour,’ s’exclame
Jenny en se vautrant sur la chaise en face de moi. ‘Je suis impatiente de voir
à quoi ressemble la dulcinée.’
‘Tu crois vraiment qu’il va nous la présenter
aujourd’hui ?’ demande Lidja, peu enchantée à l’idée.
‘Ben, regarde ! Il a réservé pour onze.’
‘Peut-être que Richard va venir avec…’
‘Ah, je t’ai pas dit ? Ils se sont séparés la
semaine dernière,’ signale Olli.
‘Ah bon,’ fait Lidja, peu étonnée.
‘Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire avec une gamine
de dix-huit ans aussi !’ remarque Flake en s’asseyant à côté de son épouse.
Je
réponds laconiquement :
‘Baiser.’
A
ce moment-là, Schneider arrive en tenant la main de Regina, qui le suit en trottinant,
et ma María revient des toilettes, ce qui constitue à tous une excuse
suffisante pour ne pas noter ce que je viens de dire. Les nouveaux venus s’installent
de mon côté de la table, María à ma gauche, Schneider et Regina à ma droite,
Olli choisissant de s’asseoir en face de Lidja et à côté de Regina, avant que
Schneider ne se mette à son tour à compter les places.
‘Ah,’ fait-il, perplexe.
En
face de lui, deux places vides. La troisième sera pour Richard – en bout de table,
comme le chef de famille. L’idée m’amuse un peu.
‘Tu veux échanger ?’ demande Olli en fixant Schneider
de son regard indécis.
‘Non, non, ça va aller.’
‘Allez ! fais pas ton rabat-joie !’ lui
dis-je en lui tapant dans le dos.
‘Mais je n’ai rien dit !’ s’indigne Schneider.
‘Elle va venir, vous pensez ?’ demande enfin
Regina.
‘On dirait bien,’ lui répond Flake avec un sourire
satisfait qui m’intrigue un peu.
Avec
le Doktor, je ne sais jamais à quoi m’attendre. Il se remet à chuchoter avec
Jenny, et si je lui demande ce qu’il raconte, il va me sortir une vanne débile
du genre : « Oh ! principalement de la réélection de notre Chancelière… »
et je serai incapable de savoir s’il me fait marcher ou pas, ne sachant pas si
on est période électorale ou non. Alors je le laisse chuchoter avec sa femme –
je saurai bien ce qu’il pense au cours de la soirée, de toute façon, quand il
balancera ses remarques laconiques à Paul lui-même. C’est au tour de Richard de
faire son entrée : il traverse la salle comme un petit oiseau avant d’atterrir
devant les places vides.
‘Hello tout le monde ! Vous avez vu ? Je
suis pas en retard !’
‘Quel miracle !’ le chambre Jenny.
‘Ha-ha ! Coquine, va ! Bon, alors ? Je
m’assieds où ?’
‘On dirait bien que tu vas finir en bout de table
comme un malpropre, là,’ lui dis-je.
‘Oh ! la place du Maître rien que pour
moi ! Cool !’ s’écrie-t-il avec emphase (il ne m’a même pas écouté).
‘Où est Paul ?’ demande-t-il en s’installant.
Olli
regarde son portable d’un geste vif.
‘Il ne devrait pas trop tarder. Il m’a dit qu’il serait
un peu en retard car sa voiture est coincée par la neige.’
Schneider
acquiesce en faisant la moue, pendant que Regina lui caresse le bras.
‘Rah lala ! Il regarde jamais la météo,
lui !’ soliloque Richard avant de pianoter un texto sur son dernier iPhone.
Flake
et Jenny se mettent à parler de leur voisin. Olli est en train de faire tenir
sa fourchette en équilibre sur le verre de Lidja et je sens la main de María
sur ma cuisse. Je me tourne pour lui faire un bisou de manière assez mécanique,
j’avoue, puis je prends ma serviette et la déplie pour la poser à côté de mon
assiette. Richard a déjà sorti son paquet de cigarettes en prévision de ses multiples
pauses clopes. Au moins, il y aura quelqu’un qui causera quand Olli, lui et moi
irons nous les cailler dehors pour en cramer une. Je tourne la tête du côté de
Schneider, qui tire toujours la même gueule. Je sens que cet anniversaire va être
joyeux…
Les
deux tourtereaux apparaissent à la porte d’entrée et retirent leur manteau.
Paul est plutôt élégant dans le nouveau costume que nous sommes allés acheter
ensemble – seule la chemise est différente : bordeaux au lieu de la bleue
que nous avions choisie, sûrement un cadeau de sa tourterelle. Il m’a dit qu’il
voulait faire bonne impression pour ses cinquante ans – que cette date allait
marquer un tournant dans sa vie. Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit, mais
c’est ce que j’ai compris. La ‘dulcinée’, pour reprendre le terme de Jenny, est
vêtue d’une robe mi-longue, bordeaux aussi, qui laisse entrevoir un truc sur sa
jambe à travers ses collants – ou ses bas – vu le style (et les infos de
Schneider surtout), je parierais plutôt pour des bas. Elle a l’air un peu
timide – elle reste en retrait pendant que Paul interroge le réceptionniste, et
elle n’ose pas vraiment regarder les autres clients dans la salle. Le
réceptionniste guide Paul dans notre direction, et la ‘dulcinée’ suit juste
derrière. Quand les deux tourtereaux se trouvent juste en face des chaises
vides, c’est le silence le plus total.
‘Salut
la compagnie ! Comment va ?’ s’exclame Paul avec bonne humeur.
Flake tourne la tête vers lui et
répond :
‘Très
bien, très bien ; et toi ?’
‘On
n’peut mieux, cher Doktor !’
Silence à nouveau.
‘Alors ?
qu’est-ce que t’attends pour nous la présenter ?’ lance Jenny.
‘Ah
oui ! que j’suis bête ! Tout le monde, voici Amy.’
Un
salut plutôt morne – voilà l’accueil peu enthousiaste qu’on lui a préparé – et
je dois avouer que je ne fais pas beaucoup plus d’efforts avec ma voix grave
limite rauque (j’ai dû attraper froid en déblayant la neige en face de chez moi).
Paul le remarque d’ailleurs. Il garde son sourire figé. Il persiste dans l’illusion.
Ce soir, il a choisi d’ignorer ce que chacun d’entre nous pensons déjà de sa nouvelle
conquête sans la connaître, sans même l’avoir vue. Paul a décidé de faire bonne
figure, tout simplement, et s’adressant à Amy :
‘Bon, je te présente pas les mecs, tu les reconnais.
Alors là-bas, c’est Lidja – femme d’Olli, à côté d’elle Regina – femme de
Doom ; ici, Jenny – femme de Doktor ; là, María – copine de
Till ; et…’ dit-il en pointant l’espace vide à côté de Richard, ‘l’inconnue
numéro 468, que je n’ai pas invitée car je n’avais pas envie !’
‘Ha-ha.
Très drôle !’ répond Richard.
Quelques
rires détendent légèrement l’atmosphère mais je sens qu’il en faudra un peu
plus pour calmer Schneider qui, je le sens, n’attend que la première excuse pour
taper un scandale. Paul et Amy s’installent et c’est à ce moment-là que je
prends la peine d’observer cette dernière avec plus d’attention. Et croyez-moi
ou non, mais je suis certain, même plus que certain, d’avoir vu son visage
quelque part. Ses yeux – j’ai déjà vu ses yeux – j’en suis sûr. Amy a attaché
ses cheveux en queue de cheval mais une partie de ses boucles sont lâchées pour
masquer sa joue, sur laquelle on dirait qu’elle a tatoué quelque chose. Mais
comme j’ai l’impression qu’elle fuit mon regard, je n’arrive pas à voir plus en
détails. Quand elle commence à retirer son foulard, j’aperçois ses ongles –
longs et pointus. Et ça m’intrigue encore plus. Comme si ça confirmait mon
impression de déjà-vu sans pour autant m’aider à identifier la fille.
Mais
où est-ce que j’ai bien pu la voir, cette gamine ? Peut-être à un
concert ? Après tout, Paul vient de dire que ce n’était pas la peine de
lui présenter le groupe – donc elle est peut-être fan, et c’est pour ça qu’elle
connaît déjà nos prénoms. L’ennui, c’est que… j’ai le sentiment d’avoir vu
cette fille autre part – pas à un concert…
Son
foulard retiré, sa robe en bustier laisse entrevoir sa poitrine tatouée, et je
suis certain de ne pas être le seul à regarder dans cette direction. Flake lui
dit :
‘Oh, très joli tatouage !’
Lorsque je parviens à
déchiffrer les mots, je lève mes yeux vers son visage qui s’est tourné vers son
voisin pour le remercier, et là, je reconnais les petites fleurs sur sa joue.
Des amaryllis. Les paroles
de Ohne Dich sur la poitrine. « Avec une rose et pas de croix. » Je…
Je n’arrive pas à y croire. Je suis littéralement sidéré : je fais le rapprochement,
j’ai l’équation devant les yeux, avec la solution, mais je n’arrive pas à
croire au résultat. Je me tourne vers Paul, qui fronce les sourcils.
‘Qu’est-ce que tu as, Till ? T’es malade ?
Une indigestion, peut-être ?’
Je
ne ris même pas de sa boutade. Je regarde à nouveau la fille, anxieusement assise
à côté de lui. Je sais bien que je la dévisage et que je ne devrais pas. Je sens
même le coup de coude de María dans mes côtes pour me faire réagir. Mais
impossible. Non, impossible ! J’ai l’impression qu’on s’est foutu de ma
gueule, là – qu’on m’a fait une blague de très mauvais goût.
‘Je
crois que c’est parce qu’on s’est déjà croisés avant, mais je m’étais présentée
en disant m’appeler Gabrielle.’
Gabrielle…
‘Ah !
ben, tu t’appelles comment alors ?’ demande Richard, perplexe.
Gabrielle comme la fille qui…
‘En fait, tout le monde m’appelle Amaryllis – ou Amy –
sauf ma famille, qui utilisent le prénom que ma mère m’a donné.’
‘Ah ! Okay ! Je comprends mieux
maintenant !’
…la
fille en tenue rétro qui est venue à la séance de dédicaces il y a presque un
an – la femme fatale qui m’a parlé de poésie – c’est donc aussi la gamine que
Paul a vue se faire violer ?… Les pièces du puzzle se sont agencées à une
vitesse folle dans mon esprit. Je dévisage Paul. Il me regarde à nouveau en
fronçant les sourcils. Puis il passe en revue les autres convives, qui gardent
tous le silence. Suis-je le seul à avoir fait le rapprochement avec l’Amaryllis
qui obsédait Paul, celle qui a laissé ses poèmes derrière elle – celle qui a disparu
après avoir capturé le cœur de Paul ?… Celle qui m’a poussé à écrire tout
un recueil en à peine quelques semaines, celle qui m’a redonné l’inspiration au
moment-même où elle me faisait faux bond, celle que je croyais n’avoir jamais
croisée de ma vie et qui, en réalité, est venue à ma séance de dédicace au
début de cette année ?… Tous les autres sont aussi bouche bée que moi. Auraient-ils
compris comme moi (du moins, la première partie) ? La nouvelle semble arriver
comme un feu d’artifice qui explose trop tôt et qui plonge la salle dans le
profond silence : on s’attend à plus – mais ce plus ne vient pas. Paul
balance son regard d’un convive à l’autre – le sourire figé dans un rictus qui
se veut joyeux mais qui cache sûrement son anxiété.
‘Je comprends mieux ta sortie de dépression,’
m’exclamé-je en attrapant la bouteille de vin déjà commandée pour me servir un
verre.
Tout
le monde se tourne vers moi, certains indécis, d’autres perplexes, quelques-uns
amusés.
‘Ben, oui ! Avec une fille aussi charmante, qui en
plus écrit de la belle poésie – quoi de mieux pour être heureux,’ ajouté-je
avant de boire mon verre d’une traite.
‘Merci
beaucoup,’ fait-elle d’une petite voix.
‘Attends,
attends,’ intervient Richard, ‘j’ai loupé un épisode, je crois. Vous vous êtes
déjà rencontrés ?’
‘Oui,
elle vient de le dire – tu suis pas ?’ le taquine Jenny.
‘Ah
Okay !’ fait-il. ‘Cool ! Alors comme ça, tu écris de la poésie ?’
Décidément,
Richard n’a toujours pas tilté. Mais le côté pratique d’avoir un con à table,
c’est qu’il permet de continuer la conversation comme si de rien n’était,
laissant les plus perplexes broyer du noir, pendant que les plus amusés et les
plus indécis vont se joindre timidement à la conversation.
Paul
me regarde toujours en fronçant les sourcils. Tout à coup, il acquiesce avec un
sourire un peu moins figé, comme s’il venait de comprendre quelque chose, puis
se tourne pour faire signe au serveur.
***
Le
repas commence avec une légère froideur que même l’incompréhension ridicule de
Richard n’arrive pas à estomper. De toute façon, comme il va dehors fumer sa clope
toutes les dix minutes ou presque, ce n’est pas vraiment sur lui qu’on peut compter
pour assurer une atmosphère détendue. Cependant, Jenny a l’air de bien
s’entendre avec Gabrielle – ou Amaryllis (je ne sais même plus comment
l’appeler). A vrai dire, Amaryllis a l’air aimable et très polie – elle se
débrouille mieux en allemand que María ou Regina, et elle a pas mal de
répartie ; même si elle fait quelques fautes de grammaire de temps en temps,
elle arrive à comprendre les speeches de Flake sur la politique, la botanique
ou la peinture, et trouve toujours quelque chose à y répondre, ce que même Richard
n’est pas capable de faire. Même si je suis toujours sceptique à l’idée que
Paul puisse être vraiment amoureux d’une fille au look extravagant (Paul m’a toujours
dit qu’il ne comprenait pas mon penchant pour les femmes de caractère – qu’il les
préférait « câlines, douces et gentilles »), je sens que cette fille
a plus de mystère qu’il n’y paraît – pas seulement à cause de sa double
identité – mais aussi parce que son attitude respectueuse et anxieuse à la fois
est en complète contradiction avec son apparence plutôt genre…
‘Dita von Teese ! Voilà, j’ai trouvé !’
Tout le monde se tourne vers
Richard qui sourit, fier de sa trouvaille.
‘Tu ressembles à Dita von Teese !’
‘Oh, c’est gentil, merci,’ dit Amaryllis de sa voix
timide.
‘Jusqu’où s’arrête la ressemblance, on s’le
demande,’ murmure Schneider à sa femme.
Je
crois que Paul l’a entendu : il a repris son sourire figé. J’ai
l’impression qu’il est à deux doigts de lui demander des comptes, mais il
choisit d’ignorer sa remarque et d’abonder dans le sens de Richard, lui parlant
d’un bouquin qu’il a lu d’elle, mais je n’écoute plus les détails. Je réfléchis.
Le
repas se poursuit sans encombre jusqu’au dessert, où Gabrielle – non, Amaryllis
– oh ! peu importe – s’excuse et trottine jusqu’aux toilettes. Tout le
monde la suit du regard en silence jusqu’à ce que Paul nous annonce enfin :
‘Sûrement les nausées.’
Je
le dévisage à mon tour. Seule Jenny s’est prise de sympathie pour Gabrielle et
s’exclame :
‘Ah ! C’est donc ça ! Je me disais bien, à
son âge, avoir un bidon comme le mien, c’est pas possible. Et il est attendu
pour quand ?’
‘Pour avril, normalement,’ lui répond Paul avec un
petit sourire tout fier qui me sidère.
C’est
bien lui qui me faisait la morale et me disait : « Un
quatrième ? Mais t’es malade ! Tu veux repeupler l’Allemagne à toi tout
seul, ou quoi ? » Il aurait donc changé d’avis pour les beaux yeux de
sa tourterelle !
‘Un nouveau petit Olli alors ?’ demande Jenny
avec gaieté.
‘Il devrait naître à la fin avril en fait, mais bon,
on verra bien. Je préférerais avoir un petit Bélier plutôt qu’un Taureau comme
Hannah – quel sale caractère, les Taureaux !’
Quelques
rires fusent. Schneider n’a toujours pas l’air de vouloir sourire du tout. Je
pense qu’il est Taureau aussi. (A vrai dire, je ne crois pas du tout en l’astrologie.
Il paraît que tous les Capricornes sont comme ça. Mouais. Tu parles !)
Paul remarque le manque d’enthousiasme de Schneider et décide cette fois de le
fixer du regard – visage impassible pour tous les deux. Je sens que ça va
exploser.
‘Quelque chose te dérange, Schneider ?’
‘Oui.’
Et
c’est parti.
‘Mais qu’est-ce qui t’arrive, Paul ? Tu as
cinquante ans maintenant et tu t’amouraches d’une gamine qui a la moitié de ton
âge – que tu connais à peine – et à qui tu fais un gosse, en plus !’
‘Je te signale qu’on se voit depuis quelques mois
déjà – sinon je ne prendrais même pas la peine de vous la présenter. Je ne m’appelle
pas Richard.’
‘Hé !’ proteste l’intéressé que personne n’écoute.
‘Ah oui ? Quelques mois ! C’est vrai,
c’est énorme !’ repart Schneider. ‘Non, franchement, Paul, je sais pas ce
que cette fille t’a fait, mais tu n’es plus dans ton état normal. C’est quoi le
souci ? Tu te sens toujours coupable de ce qui lui est arrivé ?’
‘Ce… ça n’a rien à voir,’ répond Paul en évitant le
regard de Schneider.
‘Heu… J’ai sauté un chapitre, là, non ?’
soliloque Richard.
‘Soit ! Si tu le dis !’ s’exclame Schneider.
‘Dis-moi ce qui te gène, là,’ le relance Paul.
‘Rien, rien !’
‘Ne me force pas à insister, Schneider – tu sais que
je n’aime pas ça.’
‘Très bien ! Alors, dis-moi, elle fait quoi
comme métier, cette… Amaryllis ?’ demande Schneider d’un ton trop
dédaigneux pour passer inaperçu.
‘Je ne vois pas où est le rapport avec la
conversation.’
‘Je dirais plutôt : dispute,’ précise Richard
en souriant.
Je
dévisage Richard pour lui signifier de se taire et il se recroqueville sur
lui-même comme un escargot. Schneider reprend de plus belle :
‘Ben, c’est important de savoir ce qu’elle fait dans la
vie – pour qu’on la connaisse un peu mieux, non ?’
‘Elle travaille dans le monde du spectacle,’ tranche
Paul.
‘Ah ! ça, c’est bien vague !’
‘Elle est danseuse, voilà ! Mais j’ai comme
l’impression que tu en sais plus que moi, Schneider, alors, je t’en prie,
raconte.’
‘Elle ne travaillerait pas dans un… cabaret par
hasard ?’
Paul
a l’air d’avoir perdu sa langue – et j’hésite à mettre fin à cette tuerie. Mais
franchement, je suis trop curieux.
‘Dis-moi, Olli, comment ça s’appelle, une fille qui
danse dans un cabaret ?’ demande Schneider avec le même ton arrogant qu’il
pense être la meilleure solution face à l’impassibilité de Paul – j’en doute un
peu.
Olli
hésite – il ne veut pas envenimer la situation, alors bien sûr, il répond :
‘Un quoi ?’
Richard
éclate de rire. Les autres hésitent à sourire. Schneider et Paul se lancent des
éclairs. Apercevant Gabrielle qui sort des toilettes, je me racle la gorge en
montrant d’un signe de tête que la convive manquante fait son retour. Elle
s’assied dans le silence le plus tendu qui soit et je suis certain qu’elle se
doute de quelque chose : elle a le regard un peu trop baissé sur son
assiette vide et les mains qui ne cessent d’aller et venir entre le bord de table
et ses genoux.
Jenny choisit son camp :
‘Paul
vient de nous annoncer la nouvelle ! Toutes mes félicitations !’
‘Merci.’
‘Ce
sera ton premier, je suppose ?’
‘Exact.
C’est pour ça que je suis pas trop habituée aux nausées et tout ça.’
‘Oh !
ne t’inquiète pas – ça passera vite.’
‘Des
idées de prénom peut-être ?’ demande Flake à son tour.
J’hésite à voir de l’ironie ou
pas dans son ton.
‘Eh
bien…’ commence-t-elle en se tournant vers Paul.
‘Ouh
là ! C’est pas un peu tôt pour ça ?’
‘Il
n’est jamais trop tôt pour faire des pronostiques !’ lance Jenny, qui met
les coudes sur la table et veut à tout prix montrer combien elle est intéressée
par la question.
‘J’avais
pensé à Dimitri pour un garçon…’ dit Gabrielle, qui se mord les lèvres dès
qu’elle voit Paul grimacer. ‘T’aimes pas ?’
‘Oh !
si, si ! C’est… mignon.’
Richard
se met à ricaner. J’avoue que je me mets à sourire aussi mais pour des raisons
différentes. J’admire l’air stoïque de Paul : inébranlable même quand tous
les vents soufflent contre lui. Et je me dis qu’à sa place, je serais déjà
parti en trombe du restaurant. Je sais que la plupart du groupe n’apprécie pas
María, lui reprochant je ne sais trop quoi (pas envie de le savoir de toute
façon) – d’ailleurs, depuis tout à l’heure, elle n’a rien dit et tout le monde
l’ignore – c’est ainsi depuis plusieurs années déjà. Mais personne n’ose me
confronter à son sujet. Tout le monde sait que la moindre remarque négative
envers ma María me ferait perdre mon sang froid, et si je n’atomisais pas tout
le restaurant, pour reprendre l’expression de Paul, je casserais la table à
coup sûr.
Et voilà
que Paul se retrouve dans la même situation que moi. L’ennui, c’est qu’il est
loin d’initier la même crainte chez les autres. Paul, c’est le petit gars bien
gentil du groupe – certes, un peu macho sur les bords – et à la vie sentimentale
aussi désastreuse que celle de Richard – que la mienne aussi, peut-être – mais un
bon petit gars avant tout. En clair, quoi qu’il fasse, il sera et restera
toujours celui qu’on peut conseiller sur tout mais qui ne convaincra jamais
personne – celui qu’on peut juger aussi car son gabarit doit sûrement manquer
de jugeotte. Celui qui ne fera jamais le poids.
Après
le dessert, tout le monde veut déjà partir de son côté. Fuir au plus vite cette
tension quasi palpable entre l’amoureux transi et le plus fervent détracteur d’Amaryllis,
cette fille dont j’admire aussi le stoïcisme, encore plus subtil que celui de
Paul. Son sourire a la finesse de la femme restée digne même si ses yeux
affichent l’angoisse de la jeune fille qu’elle est toujours. A mon humble avis,
elle est allée aux toilettes pas seulement pour les nausées tout à l’heure.
Elle veut à tout prix faire bonne figure, et franchement, je me sens mal de faire
partie des jurés présents à son procès.
‘Vraiment ! c’est inadmissible ! on doit faire
quelque chose !’ chuchote Schneider en lançant toujours des éclairs au
nouveau couple, qui est resté un peu en retrait par rapport au groupe.
‘Elle
est plutôt sympathique, je trouve,’ fait Jenny, devenue avocate de la défense.
‘Mais t’as vu ? Elle est deux fois plus jeune que
lui et elle a… elle a une de ces tenues !’ repart Schneider, toujours aussi
outré.
Alors
que le réquisitoire se prolonge, j’observe les deux tourtereaux restés en
arrière. Amaryllis s’est arrêtée en chemin pour aller chercher son foulard
oublié à notre table. Paul l’a bien entendu suivie pendant que nous avons continué
vers la sortie du restaurant. Maintenant, Paul lui dit quelque chose – il a le
visage d’un père qui cherche à consoler une enfant. Je ne vois pas celui
d’Amaryllis, mais je pense qu’elle pleure car deux secondes après, Paul la prend
dans ses bras et passe sa main tremblante dans les cheveux de sa belle, puis sa
joue – je crois savoir qu’il n’a pas tout à fait recouvré l’usage de ses doigts
fracturés, d’où la main qui tremble, à moins qu’il ait aussi envie de chialer,
ce que je pourrais comprendre. Schneider n’arrête pas sa diatribe derrière moi
et, à ce que j’entends, il persuade la majorité d’entre nous. Comme les deux
amoureux reviennent et que le procès a l’air de continuer, je lance de ma
grosse voix pas foutue de simuler la bonne humeur :
‘Alors ?
C’est quoi le programme ?’
Paul
nous sort qu’Amaryllis ne se sent pas bien – ‘à cause de la grossesse’,
précise-t-il bien exprès – donc qu’elle ne va pas pouvoir nous accompagner au
club. Amaryllis s’excuse à son tour en bonne et due forme. Seule Jenny lui
souhaite une bonne soirée. J’hésite. J’ai cru entendre María abonder dans le
sens de Schneider – je ne me suis pas retourné pour vérifier mais son silence,
en parfait accord avec celui des autres, le confirme. Elle va me faire une crise
de jalousie à la maison, je le sens, mais peu importe. Je prends une
inspiration et m’adresse à la demoiselle :
‘Repose-toi
bien. Il faut prendre soin de ce petit bébé. Et encore félicitations.’
‘Oui, merci,’ dit-elle en me lançant un regard larmoyant,
mais très furtivement – comme si je l’intimidais.
‘Tu
permets que je te fasse la bise ?’
‘D’accord,’
hésite-t-elle.
Je
m’approche et pose ma grosse main sur son épaule toute frêle pour embrasser sa
joue. Quand je me redresse, elle a un sourire resplendissant aux lèvres. Jenny
en profite pour me suivre dans la lancée et la prend dans ses bras, avant
d’être suivie par son époux, plus par politesse à mon avis. Je constate que la
vue de trois d’entre nous acceptant publiquement la petite nouvelle n’est pas au
goût de tout le monde. Quand Amaryllis s’en va en direction de la voiture de
Paul, nous sommes seulement trois à lui dire « A bientôt » d’un signe
de la main. Les autres tirent toujours la tronche.
***
Une
fois arrivés dans la boîte de nuit, on se disperse très vite. Et comme je
choisis d’aller m’asseoir dans un coin, Paul m’y rejoint très vite.
‘Content
d’avoir plus d’un allié.’
‘Ouais,
t’en as trois. Tu vas pas aller loin comme ça.’
‘Deux
plutôt. Doktor désapprouve ; pas besoin qu’il le dise pour que je le sache :
je le connais trop bien. Mais au fond, c’est toujours mieux que zéro,’ répond-il
en rapprochant son verre.
‘Tu
l’aimes tant que ça, cette gamine ?’
Paul me dévisage.
‘Elle
a bouleversé ma vie.’
‘Elle
t’a surtout fait tomber en dépression. C’est dangereux, tu sais… d’être
amoureux à ce point.’
‘Et
c’est toi qui me dis ça !’ ricane-t-il.
‘Je
n’ai jamais été un bon exemple à suivre en matière d’amour.’
‘Je
sais…’ fait-il en baissant la tête.
María
nous rejoint avec les boissons. Je sens qu’elle a peu apprécié ma bise mais
elle se retient pour me faire une scène en rentrant. Paul est devenu pensif.
Sur la piste de danse, c’est Richard le roi. Il est monté sur une estrade et se
dandine comme un coq en zyeutant les décolletés plongeants des danseuses alentour.
Olli et sa femme bougent dans leur coin, veulent n’emmerder personne. Flake est
resté au bar avec sa femme et le couple Schneider-Regina, toujours inséparables,
la main collée ensemble. On dirait bien que Jenny et Schneider ont une conversation
très animée, dont Flake est l’arbitre malgré lui. Pas besoin d’être Einstein
pour deviner de qui ils parlent. Je soupire et me tourne vers Paul qui a toujours
le regard baissé vers ses chaussures.
‘C’est
si déprimant d’avoir cinquante ans ?’ dis-je.
‘Ouais,
plutôt. Et toi ? ça t’a fait le même effet ?’
‘Mouais.
J’ai fini par m’y faire.’
María pose sa main sur ma cuisse
et je la prends par les épaules.
‘C’est
plus facile avec la femme de sa vie à ses côtés.’
Paul
acquiesce mais son regard vers María a toujours cette lueur sceptique. Oui, j’ai
choisi le camp de Paul alors que c’est justement lui le plus critique envers ma
María. Ma décision n’a rien de calculé, même si on pourrait le croire.
D’ailleurs, Paul semble le croire. Il baisse à nouveau le regard vers son verre
– les épaules affaissées, il semble être comme assiégé – seul contre tous.
J’aimerais lui dire que je le soutiens plus par amitié que pour gagner son
estime. Je sais que les deux sont assez liées en temps normal mais là, non. Je
veux juste qu’il sache que je l’approuve dans sa relation même s’il a toujours
critiqué le caractère possessif de María – et je me fiche bien de lui faire
changer d’avis. Il a le droit de penser ce qu’il veut après tout. Mais voilà,
comme souvent avec moi, les mots ne sortent pas.
‘Au
fait, elle a quel âge ta petite Amaryllis – ou Gabrielle – je sais pas comment
l’appeler ?’
Paul relève sa tête de déterré.
‘Moi,
je l’appelle Amy. Elle a vingt-sept ans.’
‘Ah
ouais, quand même !’
Ma María a la trentaine ;
l’écart est moindre – certes, de peu. M’enfin, peu importe.
‘Je vais être franc avec toi, Till,’ commence-t-il en
contemplant sa main droite. ‘Je n’ai jamais pensé pouvoir tomber amoureux d’une
femme beaucoup plus jeune que moi. Ne serait-ce que m’imaginer avec quelqu’un
d’aussi jeune, c’était pour moi…’
Il soupire en voyant mon air
peu convaincu.
‘Tu sais que les groupies, c’est pas pareil, Till. On n’envisage
pas de passer ses vieux jours avec une groupie.’
‘Mm,’ marmonné-je.
‘Mais avec Amy, c’est différent. Amy est la seule femme
que je connaisse qui a le pouvoir de m’atteindre tout au fond de moi… Je sais,
ça paraît tellement pathétique, mais c’est ce que je ressens là. Je sais pas
comment expliquer autrement.’
Je guette la suite.
‘Crois-le ou non,’ poursuit-il, ‘mais elle a réussi à me
faire arrêter de fumer ! Moi qui fume depuis que j’ai quatorze ans et n’ai
jamais voulu arrêter, même pas pour Maja ! T’imagines ?’
‘Bel
exploit ! Faudra que je pense à la féliciter !’
María ricane, croyant à un sarcasme
de ma part. Paul baisse à nouveau la tête, puis reprend :
‘Et le pire, c’est qu’elle n’a rien dit pour que
j’arrête. Elle m’a juste dit qu’elle ne fume pas et qu’elle n’aime pas l’odeur
de tabac froid chez elle. Et moi, ben, quand je suis avec elle, je ne pense
même plus à aller dehors pour m’en griller une. Je ne pense qu’à elle – qu’à
être avec elle. Amy est devenue ma nouvelle drogue, en fait. Mais pas du genre à
te déchirer le cerveau d’un coup et te laisser complètement stone. Non. Ma
nouvelle cigarette. Ma nouvelle habitude dont je ne peux pas me passer.’
‘Attention
aux sensations de manque !’
‘Mais je plaisante pas ! ça me fait peur, tu
comprends ? C’est… c’est affreux d’être accro à une femme comme ça !’
J’éclate de rire.
‘C’est
ce qu’on appelle l’amour. Estime-toi heureux – beaucoup ne connaissent jamais
ça.’
Paul me lance un regard vide,
comme s’il ne lisait que de l’incompréhension sur mon visage.
‘Paul, il n’y a pas de mal à être amoureux ainsi. Surtout
que tu as l’air toujours lucide. Quand c’est réciproque, c’est comme ça qu’on
devient heureux, il paraît. Si tu es sûr des sentiments qu’elle a pour toi – et
toi des tiens envers elle… eh bien… qu’est-ce que je peux dire ? C’est
dommage qu’elle soit aussi jeune – du moins dommage pour toi, car moi, je m’en
fous – mais comme l’amour se fiche bien des années…’
Paul acquiesce puis me montre sa
main.
‘C’est
pour elle que je me suis fracturé les doigts, tu sais.’
‘Ouais,
ça, je m’en doutais un peu. Tu t’es fait ça comment ? En tabassant la
tronche d’un concurrent ?’
‘En
frappant un arbre.’
‘En
frappant un arbre ?’ s’exclame María, complètement incrédule.
‘Ouais.’
‘Et
il t’avait fait quoi, ce pauvre arbre ?’ plaisanté-je.
‘Oh,
rien… C’est juste que… j’étais trop plein de colère… J’avais besoin de lâcher
la pression.’
‘Ah
oui ! ça, ça m’arrive tout le temps !’
‘Oui…
et c’est là que j’ai compris que j’étais devenu comme toi.’
Je regarde Paul sans comprendre.
Il prend un air grave en soulevant son verre de sa main fragile :
‘Accro à une fille que personne n’aime – attaché à elle
comme si on lui avait demandé de nous jeter un sort et de nous transformer en
toutou fidèle et heureux – pour le meilleur et surtout pour le pire.’
Il
boit une gorgée de manière solennelle, repose le verre, puis me lance ce
sourire figé si agaçant. Je ne sais quoi répondre.
[Suite]
[Suite]
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