lundi 4 mai 2009

Ohne euch - 2ème partie

Succès et décadence

„Könntest du schwimmen
Wie Delphine
Delphine es tun
Niemand gibt uns eine Chance
Doch können wir siegen
Für immer und immer
Und wir sind dann Helden
Für einen Tag“
David Bowie et Brian Eno, „Helden“[1]

Henry Eider

Quelques mois avant la chute du Mur, je suis retourné à Berlin, où je me suis arrangé pour travailler à l’usine. C’est là que j’ai rencontré Bürge, un grand maigrichon aux lunettes à la John Lennon, qui m’a tout de suite proposé de venir habiter dans son appart’ quand je lui ai dit que je dormais plus ou moins dans la rue. Un bon gars, ce Bürge. Un peu trop nostalgique de l’Est, mais un bon gars quand même. J’allais sur mes 25 ans ; lui sur ses 23 ans.
Je dois vous signaler au passage que j’ai l’immense fierté d’avoir converti Bürge au punk. Eh oui ! sans moi, pas de Flugschau ! Bon, je n’ai pas obtenu l’ordre de Karl-Marx pour ça ; et puis, Flugschau, c’est pas vraiment du punk rock. Plutôt du metal tournant autour de l’electro parfois ; du dance-metal si vous voulez…mais quand même ! Sans moi, pas de claviériste dans Flugschau ! Et ça n’a pas été facile de le convaincre, ça, je vous le jure : « Henry ! qu’il m’a dit. Ce n’est pas de la musique, c’est du bruit ! » Mais j’ai fini par lui refiler mon virus – c’était juste une question de temps… Mais revenons-en plutôt à mon histoire.
On en était resté en 1989, c’est ça ? Ouais. En 1991, j’ai fait la connaissance de Bang dans un club où toutes sortes de groupes amateurs se réunissaient. Moi, j’avoue que j’aimais bien l’idée de devenir guitariste – et célèbre – surtout célèbre en fait (pour les groupies, hi-hi !). D’ailleurs, si moi et Bürge avons fait un petit trafic de vestes clandestinement cousues à partir de couvertures, c’était principalement dans le but de récolter assez de fric pour nous offrir une guitare pour moi et un nouveau clavier (à défaut du vrai piano) pour lui. Comme vous vous en doutez sûrement, notre trafic nous a tellement rapporté que nous avons pas eu besoin d’attendre longtemps pour toucher mon rêve du bout des doigts. Quand j’ai rencontré Bang, moi et Bürge avions déjà intégré une petite formation depuis un an, avec un pote tchécoslovaque.
Bang était assez impressionné pour parler de nous à son pote Mikael. « Tu vas voir : il tape un peu sur les nerfs avec ses grands projets, mais il est cool… ». C’était les mots de Bang – un type relativement intraitable, ce Bang. Moi, bien sûr, j’étais hyper enthousiaste – rencontrer quelqu’un qui embrassait le nouveau régime avec ferveur mais sans conviction, ça valait le détour. Et j’ai pas été déçu. Mikael a ses petits côtés extravagants – d’ailleurs, je croyais sincèrement qu’il était ‘schwul’ (comment dites-vous déjà ? ah oui ! gay) jusqu’au jour où j’ai appris qu’il avait chipé l’ex-femme de son meilleur pote et l’avait mise enceinte.
Le meilleur ami en question, vous le savez, c’est Tiger – un nom qui lui va si mal : grand gaillard super musclé, à en faire peur les pseudo caïds qui emmerdaient Mikael à l’école, j’vous jure. D’ailleurs, quand j’ai rencontré Tiger pour la première fois (c’était dans sa petite boutique – il y avait aussi Peter, le petit jeunot qui me dépasse de deux têtes), je l’imaginais plus facilement boxeur que chanteur, profession à laquelle Mikael s’obstinait à le destiner, et ce, malgré les protestations mollassonnes du principal concerné. Car il faut que vous sachiez que l’Ours* (comme j’aime bien appelé Tiger), c’est l’opposé même de ce que son physique peut faire croire : un cœur tendre, voilà ce qu’il est, en particulier avec Lidja.
En 1993, Bang, Mikael, Tiger et Peter, qui venaient de remporter un concours pour groupes de rock amateurs, m’ont proposé de les rejoindre en tant que guitariste rythmique, ce que j’ai accepté très volontiers. Par contre, Bürge a été plus difficile à convaincre – et, en fait, encore aujourd’hui, il refuse de répondre à ma question pourtant cruciale : « Alors ? Sommes-nous cinq ou six ? ». Et je pense qu’il refusera toujours d’y répondre, quoi que je fasse.
Pourquoi Flugschau pour désigner notre groupe ? Eh bien…si vous êtes pas allemands, vous vous souvenez sûrement pas du crash aérien qui est survenu à Ramstein un certain 28 août 1988. Mais moi, si ! Difficile de le rater : c’était dans tous les journaux – même à la télé, on en parlait sans arrêt. Après tout, c’était le meilleur argument du moment contre l’Ouest – 70 morts juste parce que les Américains avaient encore une fois préféré s’offrir une large marge de bénéfices en lésinant sur la sécurité… D’ailleurs, ça me fait penser, ça doit faire bizarre de mourir brûlé vif…bizarre… [son esprit disparaît à nouveau de la surface terrestre pendant quelques minutes avant de revenir en un sursaut – il ne s’est pas aperçu de son absence] Ramsteinflugschau, c’était donc le nom que Bang, Bürge et moi voulions donner à notre formation. Mikael et Tiger trouvaient l’idée ridicule, trop prévisible de la part d’un groupe de jeunes Allemands nés à l’Est. « De la provoc’ gratuite, voilà ce que c’est ! » que disait Tiger. Peter, plus conciliant, trouvait le nom trop long. Mais Bang a persisté – et notre formation s’appelle désormais Flugschau – meeting aérien, pour les nuls en allemand. On a abandonné Ramstein pour éviter toute confusion avec la ville et créer une sorte de mystère autour de notre nom (moins évident de retracer les origines de Flugschau que de Ramstein)…or, « le mystère fait vendre ! » pour parler comme Mikael.
1994 : c’est le début de notre mini tournée. Bon, principalement des petits concerts – rien ne sert de rêver. Nous commencions à peine à nous faire connaître. Résultat : nous jouions devant une cinquantaine de personnes dans des salles qui pouvaient en contenir des centaines. Ça laisse de la place, hein ? Lorsque Tiger m’a dit (après un concert plutôt moyen) qu’il avait un diplôme en pyrotechnie, ça m’a donné une super idée. J’ai filé à la première station service ouverte à cette heure-là – dure-dure à trouver, mais je l’ai trouvée – et j’ai ramené un bon gros baril d’essence. Les autres m’ont regardé sans comprendre. Trois jours plus tard, au concert suivant, ils ont compris.
Il fallait rendre nos shows spectaculaires ! Je veux dire : avec un nom pareil, meeting aérien, les gens s’attendent à de l’extraordinaire ; pas à un groupe de six métalleux qui se contentent de gesticuler sur scène avec leur instrument ou leur micro en mains. Il fallait leur montrer ce dont nous étions capables pour devenir célèbres – et quoi de mieux, pour faire parler de nous, que de foutre le feu à la salle ?! Sens propre et sens figuré associés !
Alors que les fumigènes étaient lancés sur la scène, que les spot lights éclairaient les autres et que Tiger entamait le premier couplet, moi, je me promenais dans la salle (décidément encore trop vide à mon goût) avec mon baril et je répandais de l’essence un peu partout sans que personne ne remarque quoi que ce soit – la salle était bien entendue plongée dans l’obscurité – mais pas pour longtemps. Au refrain, Tiger craquait l’allumette… Et c’était parti pour le show ! Cette idée a tellement fait fureur que, début 1995, les gens se précipitaient pour voir « le groupe le plus taré du moment ». C’était tout simplement formidable !… Et plus on nous disait d’arrêter nos conneries, plus nous voulions en faire plus ! C’était littéralement devenu une drogue – du feu, encore du feu ! Et puis, un jour…
C’était juste après avoir signé notre contrat pour enregistrer le premier album de Flugschau. C’était l’euphorie totale ! Nous pensions devoir en faire toujours plus pour ne pas décevoir le public ! Mais je suppose que cette fois-ci, nous sommes allés trop loin. Une femme et ses bas en nylon prirent feu par accident – et elle fila direct à l’hôpital, où elle est morte après plusieurs jours de coma. Tiger et moi avons été accusés d’homicide involontaire et condamnés à deux ans de prison pour lui, trois pour moi.
À ma sortie, j’ai appris qu’il n’y aurait plus d’enregistrement – ni plus aucun concert. Mikael a tenté vainement d’argumenter, assurant que les effets pyrotechniques seraient désormais tous réservés à la scène, que le public ne serait plus jamais mis en danger. Mais le mal était fait, comme on dit. Nous nous étions bien débrouillés pour avoir une très, très mauvaise réputation – et plus rien ne pouvait la blanchir désormais.

Je vous épargne les années qui suivent – sans intérêt. On est en 1999 – année diabolique, pensent certains illuminés – et rien, rien, rien de bien intéressant ne se passe dans la pauvre vie de Henry. Je continue à voir les cinq autres de Flugschau. En fait, ils forment à eux cinq la seule famille qu’il me reste – je suis fils unique ; mon père est introuvable ; ma mère est morte ; mes deux ex-femmes refusent de me voir.
Je viens de fêter mes trente-cinq ans (ou trente-trois ans, peu importe) et, franchement, je suis sûr que je ne reverrai plus les feux de la rampe : mon rêve de groupies à gogo ne se réalisera jamais…
Hm ?… Oh ! oui, je suis retourné à Brest-Litovsk cette année – on m’avait invité pour les funérailles de ma mère. Je ne sais pas trop comment ils ont réussi à me retrouver – je veux dire : les deux autres fils qu’elle a eu avec le Salopard – mais bon, ils ont réussi à me retrouver, et ils m’ont demandé de passer en Biélorussie pour recevoir ma part de l’héritage. Non, pas grand-chose : juste une boîte en carton avec quelques photos de moi bébé, des livres qui avaient appartenu à mon père, et les seize lettres qu’elle a écrites chaque année, le jour de mon anniversaire, dans l’espoir de me les envoyer un jour – mais sans adresse à inscrire sur l’enveloppe, c’est plutôt difficile. [petit ricanement malicieux] En allemand, elle les a écrites – sûrement pour que sa nouvelle famille ne puisse pas découvrir leur contenu. C’est qu’elle y racontait sa vie et ses secrets dans la plupart d’entre elles : une sorte de compilations des trucs que son mari, ses enfants, ses voisins avaient fait de mal : qui a tué le chien de qui ? qui a couché avec la femme de qui ? – c’était marrant de lire tout ça, sur des gens que je connais même pas ! Elle y disait aussi combien elle était en colère contre moi, puis combien elle se sentait coupable parfois… Je suppose que pour elle, écrire ces lettres, c’était un peu comme… C’est quoi déjà le mot que vous avez utilisé, avant qu’on commence l’interview ? [catharsis] Oui, c’est ça !… Peut-être qu’elle avait besoin de se soulager…
Qu’est-ce que j’ai fait des lettres ? Je les ai brûlées. Selon moi, le passé, c’est un feu qui crame tout ce que vous laissez traîner derrière vous. Ces lettres appartiennent au passé. Elles devaient donc subir le même sort que mes souvenirs : au feu !


Bürge

C’est en mars 1989 que je rencontrai Henry alias Heiko, celui qui me força plus ou moins à écouter du punk rock, style de musique dont il était friand jusqu’au jour où il a découvert les joies du heavy metal. Moi, je trouvais ce type de musique un peu trop violent à mon goût – il lésinait sur les mélodies, et les paroles étaient d’une simplicité à faire pleurer… D’ailleurs, elles le sont toujours, quand on y pense… Pourtant, j’ai fini par m’habituer à ces riffs incisifs et monotones – le fait de partager un appartement avec Henry a sûrement dû y être pour beaucoup.
Henry était à cette époque-là un jeune homme qui débordait d’énergie partout sauf à l’usine, où il était réputé pour être un véritable paresseux. Bien sûr, il savait sortir son excuse incontournable pour éviter toutes représailles – sa santé fragile a toujours été un atout pour lui. De plus, quand la nécessité se présente, il a le don pour trouver les meilleures combines. C’est ainsi qu’en 1989, nous nous lançâmes tous les deux dans un trafic de vêtements qui était parfaitement illégal mais extrêmement lucratif.
Fin 1989, je réussis donc à m’offrir un clavier digne de ce nom. Bien sûr, j’aurais préféré un piano…mais c’est quand même moins pratique à transporter, surtout quand on est saisi par l’ambition, désormais un peu plus réaliste (le Mur ayant été ébréché), d’être musicien dans un groupe de rock. Oh ! j’avoue qu’il m’est difficile de vous dire si j’y croyais vraiment ou pas à cette époque-là. Certes, j’avais abandonné tout autre projet dans ma vie – mais je gardais secrètement le sentiment que, si je me mettais vraiment à y croire et qu’ensuite tous mes espoirs s’effondraient, je perdrais toute envie de vivre – simplement.
Alors, je me contentais d’observer les autres s’affairer, donnant l’impression de m’intéresser à leurs projets sans pour autant m’impliquer. En 1990, Henry, qui s’imaginait devenir un célèbre guitariste, et moi avions rejoint un ami tchécoslovaque qui cherchait des acolytes pour former un groupe punk-rock. C’est avec lui que nous entrâmes dans un studio d’enregistrement pour la première fois : une première mémorable, même si le studio en question n’était pas très bien équipé. Tous les trois réussîmes même à jouer dans un club berlinois…jusqu’au jour où un léger désaccord artistique conduisit à la dissolution de notre groupe sans nom.
En 1991, Henry rencontra un certain Bang, batteur depuis quelques années déjà et ce, dans différentes formations. Bang m’a toujours semblé très ‘direct’. Tout le monde vous dira qu’il a un sale caractère – un caractère de hérisson*, dirait sûrement Tiger pour s’amuser – mais selon moi, il est avant tout quelqu’un de très franc, qui possède un telle droiture d’esprit qu’il est assez difficile de ne pas lui accorder raison. Quelques mois après cette rencontre, Henry voulait à tout prix me présenter à ses nouveaux amis. Comme toujours, je gardai mes réserves. Mais j’acceptai finalement. Je rencontrai donc Mikael, Peter et Tiger un soir d’août 1991, dans le magasin de bricolage que ce dernier tenait à cette époque-là.
Au premier abord, je dois avouer que Tiger me mit très mal à l’aise : sa carrure impressionnante y était pour beaucoup. Mais avec le temps, j’appris à mieux le connaître, et m’aperçus qu’en réalité, il était avant tout un homme très marqué par son passé, dont il refuse obstinément de parler – de peur de se mettre dans une position de faiblesse, je suppose. (N’allez surtout pas lui répéter ce que je viens de dire : il serait capable de me casser la figure ! Et comme vous pouvez le constater, je ne fais pas vraiment le poids face à lui !!) Mikael, au contraire, me parut très chaleureux – son air convivial est peut-être un peu trop surfait, et ses manies parfois irritantes…mais on finit par s’y habituer – presque autant qu’au silence de Peter, qui me sembla un garçon charmant bien que timide ce jour-là.
En 1993, je fus ravi d’apprendre que Mikael, Bang et Peter, accompagnés de Tiger (que Mikael avait enfin réussi à convaincre de les rejoindre) avaient gagné un concours pour jeunes talents berlinois, dont la récompense était une semaine d’enregistrement en studio. Par contre, lorsque Henry vint me voir en disant : « Devine quoi ?! Ils m’ont proposé de les rejoindre pour jouer les parties de guitare rythmique ! J’ai accepté bien sûr ! Mais je leur ai aussi demandé si tu pouvais venir et ils ont accepté ! Alors ? Tu nous rejoins ? », j’avoue que j’hésitai. Selon moi, il était important que Tiger chante en allemand ; or, ce n’était pas trop au goût de Mikael (« C’est pas super joli à écouter, l’allemand, quand même ! » prétendait-il). Moi, j’estimais que le chant en allemand était essentiel pour se démarquer des autres groupes, notamment occidentaux. De plus, j’ai toujours été fier de ma langue maternelle.
Bang et Tiger m’approuvaient – Henry s’en fichait éperdument – Peter estimait que le message que nous voulions donner était plus important que la langue dans laquelle Tiger le chanterait – et Mikael regrettait amèrement que sa voix ne fût pas aussi puissante que celle de Tiger : il céda donc, et moi, j’intégrai (de manière officieuse – j’ai toujours émis des réserves, par réflexe surtout) le groupe, qui fut quelques temps après nommé Flugschau de facto – à défaut de l’être de jure. [petit rire satisfait]
L’année 1994 fut principalement consacrée à notre tournée. Nous jouions dans de petites salles la plupart du temps. Parfois en plein air. Toujours devant un petit groupe de professionnels – journalistes, producteurs, etc. : notre but était surtout de signer un contrat, et non plus seulement de vendre nos démos via le bouche à oreille. Le succès n’était pas toujours au rendez-vous, mais nous ne nous découragions pas pour autant.
Un soir, Henry proposa de mettre le feu à la salle de concert pour donner, je le cite, « un petit coup d’adrénaline au public ». Je croyais sincèrement qu’il plaisantait. Henry est le genre d’homme à lancer des idées farfelues sans arrêt – inutile de le prendre au sérieux tous les jours. Mais, cette fois-là, il était sérieux, dit-il. Moi, je trouvais l’idée absurde et bien trop dangereuse. Et finalement, je n’avais pas tort. Mais lui, il s’en fichait éperdument. Et comme Bang, Mikael et Tiger abondaient dans son sens, il mit très vite en pratique sa théorie. Au concert suivant, il répandit un bidon entier d’essence dans la salle de concert afin qu’au premier refrain, un rideau de flammes entourât les spectateurs qui, bien entendu, n’avaient pas été prévenus.
Lors des semaines qui suivirent, notre public se fit plus nombreux et enthousiaste. Les gens venaient surtout nous voir pour nos essais pyrotechniques, ce qui en soi n’était pas déplaisant, puisqu’ils venaient ensuite nous féliciter pour nos talents de musiciens (chose qu’ils faisaient assez rarement auparavant). Nous débutâmes donc l’année 1995 dans une effervescence indescriptible, ponctuée par des propositions de contrat toutes plus alléchantes les unes que les autres. Comme on nous conseillait sans arrêt de calmer notre frénésie concernant l’utilisation du feu sur scène, nous avions décidé d’en faire toujours plus – enfonçant le clou avec la fameuse cape enflammée, que Tiger portait avec fierté pendant nos concerts, même après s’être brûlé une partie de la joue droite avec.
Peut-être aurions-nous dû écouter ces conseils bien intentionnés ?… Comme vous le savez, une journaliste fut grièvement brûlée lors de notre dernier concert et immédiatement admise à l’hôpital, où elle finit ses jours, clouée sur un lit et bandée jusqu’au cou. Sa famille porta plainte contre Tiger et Henry, tous deux tenus pour responsables de sa mort – et en fin de compte, coupables aussi.

À sa sortie de prison, deux ans après le procès, Tiger était passé de peu bavard à muet comme une tombe. Il refusa de faire allusion à son incarcération ; tenta vainement de reprendre la direction de sa boutique de bricolage ; ainsi que la garde de Lidja, que la Justice avait confiée à sa mère… Il s’était métamorphosé – pour toujours. Encore aujourd’hui, il me donne l’impression de se noyer – de se noyer dans ses souvenirs…et de ne rien entreprendre pour sortir de l’eau.
Henry aussi, d’une certaine manière, a changé… Il sortit un an plus tard, en 1998. À vrai dire, comme il a toujours dissimulé ses sentiments derrière son image de Gavroche, il est difficile de constater une quelconque différence entre le Henry d’avant et le Henry d’après la prison. Mais aujourd’hui, j’avoue que je la ressens parfois, cette différence. C’est surtout le vide qu’il a dans son regard et que j’imite sans le faire exprès… Une sorte d’absence de l’esprit, qui s’en va voguer ailleurs – trop loin.


Peter Franz

Le 22 août 1988, trois avions de la patrouille acrobatique italienne se percutent et s’écrasent sur les spectateurs venus voir le meeting aérien sur la base américaine de Ramstein. Si je me souviens bien, il y a eu 69 morts et environ 500 blessés, tout simplement parce que les Américains n’avaient prévu aucun service de sécurité. C’est de là que vient notre nom de groupe, en fait. Flugschau, ça veut dire ‘meeting aérien’. Mais j’ai sauté pas mal de choses, je crois, non ?
C’est Mikael qui m’a poussé à jouer de la basse. Il me trouvait plutôt doué et pensait que je devais cultiver mon talent « comme on cultive la plante verte offerte par la belle-mère – c’est une question de vie ou de mort ! ». J’ai toujours adoré les métaphores de Mikael – c’est ça ? C’est bien une métaphore ? oh, peu importe ! – c’est toujours de lui que je tire mes meilleures citations, d’ailleurs. Il a un don pour sortir des trucs bizarres – c’est…comment dire ?…presque convulsif chez lui.
Peu de temps après la chute du Mur, Mikael (rentré de son exil à l’Ouest) m’a proposé de former un groupe avec Bang, batteur qu’il m’avait présenté quelques mois plus tôt et avec qui je m’entendais bien, même si, franchement, ça me surprenait de voir Bang et Mikael ensemble : ils sont de caractères radicalement différents. Difficile d’imaginer qu’ils puissent s’entendre. Mikael est plutôt extraverti – un jour, Tiger m’a dit qu’il le trouvait « maniéré », et c’est vrai, en fait – il fait toujours de grands gestes quand il parle – on dirait un acteur. Bang, lui, est moins conciliant, comme type – il dit ce qu’il pense sans chercher à passer par quatre chemins – et puis, il est vachement têtu. Pourtant, plus nous avancions dans notre projet, plus nous voyions que ça marchait. Une vraie osmose, en quelque sorte. Le seul problème, c’est que… Mikael à la guitare, c’était parfait – mais au chant, c’était moins ça. Et puis, pour être franc avec vous, nous avions du mal à composer la musique et à écrire les paroles en même temps. Nous avions besoin d’un quatrième élément pour être complet.
C’est comme ça que j’ai appris que Tiger aimait bien chanter pour le plaisir. Mais seulement quand il se croyait seul…ou alors, seulement devant sa fille – et Mikael, qu’il a toujours considéré comme son meilleur pote. Un jour, Mikael nous a demandé, à moi et à Bang, de nous rallier auprès de lui pour convaincre Tiger de rejoindre notre groupe. Tiger, lui, ne voulait pas – il nous prenait pour des cinglés. « Non, non, hors de question que j’aille faire le pitre sur scène – chuis trop vieux pour ça ! » Pourtant, il venait à peine de fêter ses vingt-sept ans. Mais Tiger est comme ça : il ne se lâche pas facilement. C’est un dur à cuire, comme on dit. Il n’y a qu’une bouteille de tequila qui puisse le faire changer d’avis, en fait… Mais je saute quelques trucs importants, là.
En 1991 (en août, je crois) Bang nous a présenté deux potes à lui : Henry et Bürge. Henry est un petit farceur – il adore faire rire les gens – c’est son passe-temps préféré. Bürge, lui, par contre…c’est tout le contraire – il est un peu comme moi : il ne parle pas beaucoup – mais quand il ouvre la bouche, c’est toujours pour dire quelque chose de très intelligent, ce à quoi personne n’aurait pensé. C’est toujours marrant de voir les deux ensemble, je trouve – on dirait qu’ils se complètent…comme le Clown loufoque et le Clown blanc, en fait.
En 1992, Mikael m’a proposé de l’accompagner à New York. Pour lui, aller aux Etats-Unis, c’était son rêve d’enfant – et il voulait à tout prix que Tiger et moi l’accompagnions. C’est comme ça que j’ai claqué une partie de mes économies pour prendre l’avion (pour la première fois de ma vie !), direction : la Grosse Pomme. Là-bas, nous nous sommes rendu compte d’un truc vraiment idiot : la musique que nous faisions n’avait rien d’original. Du metal redondant, voilà ce que nous faisions, en fait. Rien de spécial. Quand nous sommes rentrés à Berlin, donc, Mikael était motivé à bloc : « On doit changer radicalement de perspective – se démarquer des autres groupes et faire du rock comme ils n’en ont jamais entendu !! » Je vous ai prévenue : Mikael est quelqu’un de très passionné par ce qu’il fait.
En plus, la naissance de sa fille, Aelin Gaja, quelques semaines après notre retour, l’avait complètement reboosté…alors que Tiger, par contre, me semblait encore plus morose. Je pense qu’il n’a jamais pu encaisser le choc de voir son ex-femme se mettre avec son meilleur ami – même s’il a toujours prétendu le contraire… Bang, qui ne nous avait pas accompagnés à cause de ses obligations avec un autre groupe (groupe qui allait finalement se disloquer peu de temps après), nous a avoué qu’il avait retravaillé nos morceaux de son côté – rendant notre musique encore plus agressive, c’est-à-dire exactement ce que nous cherchions à faire !
La même année, je suis tombé par hasard sur un concours pour jeunes talents berlinois, prévu pour janvier 1993. Mikael voulait tout mettre en œuvre pour le gagner. Nous avons donc enregistré nos quatre meilleurs morceaux sur son magnétophone pourri. Concernant les paroles, deux étaient en anglais (Mikael et Bang se débrouillent bien dans cette langue – moi pas vraiment), les deux autres en allemand (Tiger avait accepté de remanier quelques uns de ses poèmes pour nous). Mais, notre but caché, c’était de le faire chanter sur nos démos. La voix de Mikael ne passait pas trop mal sur les chansons en anglais…mais en allemand, ça n’allait pas du tout. Un soir, donc, Mikael a soûlé Tiger à coup de tequila pour le pousser à donner de la voix sur nos démos. Le résultat (pas trop génial, en fait, puisque Tiger s’est écroulé ivre mort après un couplet) l’a quand même convaincu de nous rejoindre définitivement.
Janvier 1993, nous gagnons le concours : une semaine d’enregistrement dans un des meilleurs studios de la capitale. Le rêve ! C’est là que Bang nous reparle de son pote Henry, qui nous rejoint pour jouer les parties de guitare rythmique à la seule condition que nous prenions Bürge comme claviériste. Pour nous c’était parfait. Nous voulions mettre l’accent sur le son – le rendre le plus fort, le plus énergique possible – donc, cinq musiciens au lieu de seulement trois à l’origine, plus la voix gutturale de Tiger, c’était l’idéal.
Peu de temps après avoir enregistré nos nouvelles démos, nous partons en « mini tournée » (pour reprendre l’expression de Henry), principalement pour nous faire connaître des professionnels et pour vendre nos CDs, sur lesquels, bizarrement, il n’y avait pas de nom de groupe. Nous étions incapables de nous mettre d’accord ; même si Bang, Henry et Bürge nous désignaient par le nom de Ramsteinflugschau à tout bout de champ, nous n’arrivions pas à nous faire à l’idée d’un nom bien fixe – définitif. Au final, nous avons réduit à Flugschau.
Quelques temps après, nous avons commencé à utiliser le feu sur scène – à un point tel que c’est devenu un élément primordial de notre show. Un concert de Flugschau se devait d’être impressionnant, presque aussi terrifiant que l’accident qui était arrivé à Ramstein. D’où les traînées d’essence en flammes, la cape enflammée de Tiger et notre projet de torches de feu, qui a finalement tourné court quand la journaliste a eu son grave accident.
En fait…on n’a jamais voulu faire de mal au public – si on avait su… Nous n’avions pas vraiment conscience du danger que nous prenions en aspergeant la scène d’essence – nous savions juste que le public aimait ça, que ça allait faire sensation. Et puis, au final… Enfin, vous savez ce qui s’est passé : la journaliste est décédée à l’hôpital, sa famille nous a fait un procès, Henry et Tiger se sont retrouvés en prison. Je ne dis pas que le jugement a été injuste ; l’avocat nous a même dit que le juge avait été très clément pour cette fois – mais… Disons qu’il était peut-être un peu disproportionné, non ?…

Oui, je suis allé les voir plusieurs fois quand ils étaient en prison. Je me sentais aussi coupable qu’eux. Après tout, nous étions tous responsables. Pourquoi seulement eux devaient aller en prison ?!…
Tiger, en particulier, je trouve, a changé – chaque jour, il est devenu un peu plus réservé ; chaque jour un peu plus acariâtre, aussi. À sa sortie de prison, on aurait dit qu’il avait perdu toute joie de vivre, toute envie de…persister. [il baisse son regard] Dans ses yeux, on ne retrouve plus l’étincelle d’avant…
Henry aussi, à sa manière, il a changé : mais c’est moins évident. Il est du genre à cacher ses émotions derrière des paroles futiles. Dans la voiture, le jour de sa sortie, il était comme un moulin à paroles – il nous a dit des tas de trucs du genre : « Vous savez ce qu’il y a de plus gênant dans une prison pour hommes ? C’est qu’il y a pas de femmes ! Alors, on demande gentiment à certains prisonniers de jouer ce rôle – heureusement que j’avais Tiger avec moi – aucun mec n’osait m’approcher comme ça ! » mais il ne disait rien sur lui. Il n’a pas précisé comment il a fait pour éviter les problèmes avec les autres détenus quand Tiger est sorti un an avant lui, par exemple. Par contre, quand il a ouvert l’enveloppe qui contenait ses effets personnels, dont il avait dû se séparer avant d’aller en cellule, et qu’il est tombé sur sa montre (qui ne marchait plus), sa chaîne et sa croix, il a haussé les épaules et les a tout simplement balancées par la fenêtre de la voiture.
Le seul moment où il a montré une part d’émotions, c’est quand il a fondu en larmes dans les bras de Tiger. Mais aucun des deux n’a précisé pourquoi, ni fait aucun commentaire à ce sujet. C’est comme si la prison avait irrémédiablement affecté Tiger et Henry…mais aussi moi par la même occasion.
Comme un virus. Comme une traînée d’essence qui s’enflamme trop vite.


Bang

Quelques mois avant la chute du Mur, j’ai rencontré Mikael dans un club. Ce soir-là, c’était une spéciale « On recherche de jeunes talents ». Alors, bien évidemment, Mikael s’était présenté. Et je vais vous le dire, il ne se débrouillait pas trop mal à la guitare. Je suis allé le voir après son morceau, je lui ai payé un coup (il n’avait pas un sou en poche, soi-disant) et nous avons tapé la discut’. Bon, au premier abord, Mikael m’a paru hyper désagréable – le genre à péter plus haut que son cul, si vous voyez ce que je veux dire. Mais comme il cherchait des partenaires pour former un groupe de rock et que mon projet avec deux de mes potes était toujours au point mort, j’ai accepté de le revoir quelques jours plus tard.
Certes, Mikael me tape toujours sur les nerfs, avec ses manies de starlette et son ton un peu narquois. D’ailleurs, il ne se passe pas un jour sans que nous ne nous prenions la tête, tous les deux. Surtout en ce moment. Mais bon, en ce moment, je me prends la tête avec tout le monde de toute façon…
Mikael connaissait Peter, un jeune bassiste qui venait à peine de fêter ses dix-huit ans et qu’il avait rencontré l’année d’avant, quand il était encore peintre en bâtiment – c’était avant qu’il ne se reconvertisse en caissier de supermarché (quel plan de carrière, vraiment !). Peter aussi se débrouillait bien pour son âge. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai accepté de les rejoindre quand Mikael est rentré de son Délire Occidental avec, dans la tête, des tas de projets plus fantaisistes les uns que les autres. Le Mur s’était ouvert : selon lui, c’était un signe envoyé du Ciel pour lui dire de se bouger les fesses et de « profiter des opportunités que le nouveau régime nous offre !! ». Moi, je pensais toujours à mon premier groupe – alors, je me suis investi sans plus.
En 1991, j’ai rencontré Henry alors qu’il jouait dans un club pour punks et rockeurs en tout genre. Il faisait partie d’un groupe formé par deux de ses potes, un Tchèque dépressif et un gringalet aux lunettes bizarres, et comme il était extrêmement doué, je l’ai présenté à Mikael, qui l’a trouvé « surexcité, trop excentrique », mais je m’en foutais. Pour moi, Henry est le type même du mec naturel, qui ne se la pète pas et qui, comble de la perfection, a un humour décapant. Si Mikael avait peur de la concurrence, ça m’arrangeait totalement ! Histoire de le faire tomber de ses hauteurs, si vous voyez ce que je veux dire.
En 1992, Mikael m’a proposé de l’accompagner à New York, mais j’ai refusé. Le tourisme, ça ne m’intéressais pas. Et puis, inutile de prendre l’avion pour savoir comment allait la scène rock américaine : j’avais déjà mon idée sur le type de musique que je voulais faire – du metal aussi violent que possible, et de bonnes mélodies, mais surtout pas genre : sirupeuses à l’occidentale. Du metal allemand, voilà ce que je voulais jouer. Par conséquent, quand Peter, Mikael et leur ami Tiger sont rentrés de New York avec, dans la tête, l’idée de retravailler tous nos morceaux, je n’étais pas étonné : au contraire ! En fait, je n’attendais plus que ça ! Et je leur avais déjà mâché le travail pendant leur voyage. Je suppose aussi que la naissance d’Aelin Gaja (quel prénom bizarre, franchement !) a réveillé Mikael de ses délires irréalisables et l’a rendu un peu plus responsable et moins rêveur…
À la fin de cette même année, Peter nous a déniché un concours pour jeunes musiciens, ce qui a rendu Mikael complètement marteau : il voulait le gagner coûte que coûte, et il a même payé une bonne cuite à Tiger pour l’obliger à chanter sur nos morceaux. En toute franchise, je trouvais Tiger bien meilleur chanteur que Mikael – et ses compos en allemand sonnaient beaucoup mieux que les nôtres (en anglais). Je pense que l’intégrer au groupe était la meilleure chose que nous puissions faire pour nous démarquer dans le marché musical : Tiger est le genre de mec tout en muscles qui fait peur à tout le monde dès qu’il prend son regard méchant – un personnage par excellence ! Et une voix robuste et gutturale ; à côté, celle de Mikael paraît mièvre et insipide.
Par conséquent, quand mon premier groupe m’a lâché et que Tiger a accepté d’être notre chanteur, je me suis lancé « corps et âme » (pour reprendre l’expression préférée de Mikael) dans ce groupe, qu’on allait plus tard appelé Flugschau, en hommage aux victimes du crash aérien du 28 août 1988 à Ramstein. En janvier 1993, Peter, Tiger, Mikael et moi avons participé au concours, que nous avons gagné haut la main. Le prix consistant en une semaine d’enregistrement dans un vrai studio, je me suis arrangé pour que Henry intègre notre formation, malgré les protestations de Mikael (qui prétendait pouvoir jouer toutes les parties de guitare sans problème – même sur scène – mais qui ne convainquait personne) et malgré l’unique condition de Henry lui-même (à savoir, que son pote Bürge, le grand maigrichon qui réfléchit trop, nous rejoigne aussi en tant que claviériste).
Nous étions donc six. Un bon chiffre, je trouve. Ça rend nos discutions plus compliquées ; on ne peut pas toujours satisfaire les envies de chacun. Mais je pense sincèrement que nous avons atteint une certaine osmose – en particulier parce que nous avons tous connu un peu les mêmes galères… Un jour, Henry m’a dit que « Flugschau, c’est un couple à six » et c’est ça, en fait. Rien ne peut nous séparer désormais… Et c’est bien ça, le problème.
En 1994, nous sommes partis faire la promotion de nos démos. Au début, nous avions du mal à remplir une petite salle – jusqu’au jour où Henry a sorti l’idée des bidons d’essence à enflammer. Franchement, je croyais qu’il plaisantait : c’était tout à fait le genre de blagues qu’il pouvait sortir pour remonter le moral des troupes. Et pourtant, deux-trois jours après nous avoir expliqué son stratagème de taré, il s’est présenté avec l’essence en question, qu’il a répandue sur scène et dans la salle – en suivant scrupuleusement les indications de Tiger, diplômé en pyrotechnie ou un truc du même genre. Nous voulions faire parler de nous, mais pas au point de tuer quelqu’un !
Et devinez quoi ! En 1995, des foules immenses se bousculaient pour venir nous voir en concert – nous étions même obligés de jouer dans des salles plus grandes, et de faire sans arrêt preuve d’ingéniosité pour la mise en scène. La présence du feu était devenue essentielle, se faisant donc presque systématique : à chaque show, le public avait droit aux traînées d’essence que Tiger enflammait, puis à la cape de feu – avec laquelle il s’est brûlé la joue droite, une fois. Mais qu’importe ! Nous avions trouvé notre petit truc en plus. D’ailleurs, Mikael et moi projetions même de nous procurer des torches et quelques feux d’artifices quand la journaliste a eu son malheureux accident. [frénésie perdue, visage figé]
Vous savez ce qui s’est passé ensuite. Tiger et Henry ont été incarcérés ; le contrat que nous avions signé quelques jours avant l’incident a été déchiré ; nous étions interdit de concert jusqu’à nouvel ordre ; et notre moral est tombé au plus bas. Mais cette fois, Henry n’était pas là pour le remonter grâce à ses blagues débiles. J’ai repris mon boulot en tant qu’installateur ; Peter s’est remis dans le bâtiment ; Bürge est redevenu ouvrier ; et Mikael s’est fait rembauché en tant que caissier de supermarché mais s’est fait viré quelques mois plus tard – là, il fait la vaisselle et le ménage d’une vieille mémé impotente. [sourire narquois] Ou alors, il est encore au chômage… Oh ! je ne sais plus !

En 1997, Tiger est sorti de prison sans faire aucun commentaire. L’année dernière, c’était le tour de Henry. Aujourd’hui, tous deux préfèrent ne pas parler de leur emprisonnement, et je les comprends.
J’espérais qu’un jour, ils arriveraient à s’en remettre – qu’ils finiraient par sortir la tête de l’eau et que nous pourrions repartir de zéro, et même, qui sait, reprendre nos projets de groupe. D’ailleurs, c’est pour ça que je n’ai pas cessé de composer – la musique est ma deuxième source d’espoir après Dieu…
Malheureusement, aujourd’hui, j’ai l’impression que les deux m’ont laissé me noyer dans un bidon d’essence gigantesque, auquel je m’apprête à foutre le feu.


Mikael Zimmer

En 1986, j’ai rencontré mon futur meilleur ami : Tiger est un grand gaillard à la carrure de sportif et à la voix d’outre-tombe. Étonné de constater que j’avais comme seuls meubles qu’une guitare et une batterie déglinguées, il m’a fait engager dans la boîte où il bossait : je suis donc devenu peintre en bâtiment – métier qui ne me correspond pas du tout, quand on y pense, mais ça permet de se muscler à une vitesse prodigieuse…même si, à vrai dire, il semble que ça n’ait pas vraiment marché pour Peter (c’est dans cette boîte que je l’ai rencontré pour la première fois, en 1988) : il est toujours aussi maigre, celui-là… Je comprends pas…
En 1987, je dois vous avouer que j’ai fait l’erreur de coucher avec la femme de Tiger, Rebecca, que je pensais aimer à la folie – ce qui a conduit à leur divorce. Bien sûr, leur couple battait déjà de l’aile – mais, aujourd’hui, je me sens toujours un peu mal d’avoir fait ça à Tiger. C’est mon pote, quand même ! Même si, à l’époque, je croyais rayonner d’amour pour Rebecca, je n’aurais jamais dû lui faire ça… [remords voilé d’insouciance] Oh ! vous savez, il dit qu’il m’a pardonné – et je me force chaque jour à le croire.
L’année suivante, comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai croisé le chemin de Peter, gamin de plus de deux mètres qui m’a tout de suite paru sympathique (notamment parce qu’il était fan de rock tout comme moi) et avec qui j’ai fini par me lier d’amitié : j’ai senti qu’il avait un don pour la musique, un sens du rythme incomparable – mais comme il n’avait pas l’air de s’intéresser à la batterie, je lui ai dit d’apprendre à jouer de la basse, ce qui s’est avéré très prometteur. D’autant plus que quelques mois plus tard, j’ai finalement rencontré un batteur au surnom très évocateur, Bang, avec qui j’allais former l’idée de monter un groupe (moi, Peter et lui).
Début 1989, je me suis fait engager comme caissier (ayant été la cause du énième licenciement de Tiger l’année d’avant, j’avais préféré me faire jeter par principe) – pas vraiment top, comme métier, mais très utile pour entraîner ma mémoire des chiffres. Le laser qui fait bip devant le code barre du produit, ils connaissaient pas ça dans mon magasin. Comme il se trouvait loin de mon appart’, je devais prendre le métro pour y aller. Or, le 7 octobre, alors que je rentrais chez moi, je me suis retrouvé par hasard au milieu d’une de ces nombreuses manif’, devenues monnaie courante à l’époque. Certes, j’aurais peut-être mieux fait de filer doux pour me planquer derrière une poubelle, mais au lieu de ça, j’ai foncé tête baissée pour soutenir les autres jeunes. Bien sûr, la Stasi est très vite intervenue et m’a envoyé six jours au trou – six jours pendant lesquels j’ai pu voir personne (malgré les efforts de Tiger, qui passait tous les jours dans l’espoir de me trouver là, et pas à la morgue), à devoir répondre aux mêmes questions encore et encore, et à me faire traiter comme un chien ! [colère bien orchestrée] Cette expérience m’a tellement dégoûté du régime que dès ma sortie de prison, je suis parti en Hongrie, où les barbelés avaient été démantelés – ce qui m’a permis de passer à l’Ouest à travers ce fameux rideau de fer, peu impressionnant, je vous le dis – en me promettant de revenir que quand le Mur serait tombé, ce dont je rêvais depuis le Jubilé de Berlin de 1987*…et ce qui est arrivé quelques semaines plus tard. [léger coup de tête satisfait]
Tout ce dont je peux me souvenir de mon premier passage à l’Ouest, c’est d’une euphorie incommensurable, agrémentée des couleurs des affiches publicitaires sur les murs et des ordures sur le trottoir – une véritable renaissance, symbolisée par l’acquisition de la citoyenneté fédérale, révélée par ma nouvelle coupe de cheveux (je me suis teint les cheveux en blond – Tiger a trouvé ça ridicule mais moi, j’aimais bien) et qui a atteint son apogée quand je suis revenu à Berlin dès le soir du 10 novembre 1989. La chute de l’ancien régime, l’Allemagne qui allait se réunifier, ça signifiait surtout pour moi la possibilité de signer des contrats avec des maisons de disques, d’être musicien à part entière. C’est donc comme ça que l’idée de monter un groupe avec Peter et Bang, puis Tiger, est devenue une quasi-obsession. Depuis tout petit, je rêvais de devenir le célèbre guitariste d’un groupe de rock mondialement connu – je traînais cet espoir comme un trèfle à quatre feuilles trouvé au cours d’une promenade en solitaire. Sauf que là, ce trèfle s’était multiplié par dizaines, accroissant nettement mes chances de réaliser mon rêve.
Dès 1990, je me suis presque entièrement consacré à la musique, composant tous les jours : je débordais littéralement d’un désir de création. Et d’ailleurs, j’ai toujours autant besoin de m’exprimer : mes pulsions créatrices, voilà ce qui m’anime, ce qui m’emporte. Bien sûr, en attendant de devenir riche et célèbre, j’avais bien besoin de bouffer. J’ai donc économisé un max sur mon job de caissier pour réaliser le plus grand de mes rêves : aller aux Etats-Unis, ce que j’ai fait en 1992, avec Tiger et Peter. Je devais aller voir et écouter par moi-même ce qui se faisait par là-bas, tendre mon oreille aux toutes dernières nouveautés de l’Ouest. Et je dois avouer que ça m’a déçu : je pensais sincèrement que mes compos étaient originales et innovantes, mais je m’étais mis le doigt dans l’œil – ou plutôt, dans l’oreille ! Certes, je ne regrette pas ce voyage : New York City, c’est là que j’aurais aimé vivre. C’est là que le monde entier se rencontre et se heurte dans une sorte de symbiose quasi diabolique et pourtant typiquement humaine. Oui, c’est ma Babylone en quelque sorte… C’est aussi là que m’est venue l’idée de faire du metal encore plus dur, encore plus violent, encore plus agressif. [emportée dans un élan quasi lyrique, sa main rythme sa prose] Une fois rentré à Berlin, je n’avais plus que ça en tête : exprimer ma rage d’être né en Allemagne de l’Est à travers une musique provocante et des paroles choquantes. Bref, il fallait en faire des tonnes !…
Je pense que oui, la naissance d’Aelin, même si elle n’était qu’un accident, m’a redonné une envie de créer complètement irrépressible. Le seul problème, c’est que mes compos en anglais (j’ai jamais pu écrire en allemand – je sais pas vraiment pourquoi, d’ailleurs – peut-être que c’est ma manière à moi de me révolter contre mes origines…un rejet intérieur, ouais… Ou peut-être parce que j’ai toujours trouvé que l’anglais sonne plus groovy, tandis que l’allemand est vraiment complexe – peu de gens ont le mérite de pouvoir écrire en allemand, je trouve – l’allemand est si cadencé, si militaire – Tiger se débrouille bien mieux que moi ! Et puis, je crois vraiment en la chimie musicale, qu’une chanson peut parler d’elle-même, sans parole, juste avec les notes. D’ailleurs, quand je compose, je vois un film, comme si j’écrivais une bande originale… Ou plutôt, comme si j’écoutais une BO dans ma tête et que je me contentais de recopier les notes. Tu vois ce que je veux dire ? [j’acquiesce sans trop savoir où il veut m’emmener] En fait, je pense que… Je pense que la musique est le roi, et que je veux être sa reine ! Ouais ! Je suis là pour servir la musique avant tout – mais je veux être le seul à le faire aussi bien !), mes compos en anglais, donc, manquaient de cette agressivité. C’est pour cette raison que j’ai demandé à Tiger, poète en herbe, d’écrire pour nous. Ce qu’il a un peu rechigné à faire, il faut le dire. Je pense qu’il se doutait bien que je cherchais en fait à l’intégrer au groupe en tant que chanteur : sa voix, grave et immédiatement reconnaissable, que j’avais pour la première fois entendue à travers la porte de la chambre, est exactement ce qu’il fallait au groupe. Certes, j’aurais préféré jouer les chanteurs moi-même, mais je maîtrisais pas super bien ma voix – et puis, Bang n’arrêtait pas de me dire qu’il la trouvait ‘mièvre’. Même si, je vais vous dire franchement, je ne suis pas du tout d’accord – mais bon. [il écrase méticuleusement sa cigarette dans le cendrier et s’en allume une autre – il me laisse le temps de me remettre de sa digression]
Où j’en étais ?… Ah oui ! Fin 1992, Peter est tombé sur une affiche pour un concours de rock organisé à Berlin. Je voulais à tout prix y participer et surtout le gagner. C’est comme ça que la nuit de ma dernière dispute avec Rebecca, j’ai convaincu Tiger de faire un essai sur mon magnéto, ‘sans engagement’ bien sûr. En fait, d’abord, je l’ai légèrement poussé à vider une bouteille de tequila à lui tout seul : à la fin, il était tellement bourré qu’il a accepté de chanter mais s’est très vite effondré par terre, où il a ronflé toute la nuit. Je n’avais réussi qu’à enregistrer un couplet et la moitié d’un refrain, mais ç’a été suffisant pour persuader Bang et Peter de faire pression sur Tiger. Quelques jours plus tard, Tiger a accepté de « faire le pitre sur scène » pour nous.
Bien entendu, on a gagné ce concours. Le prix, c’était une semaine d’enregistrement dans un super studio. Le rêve, je vous le dis, le rêve ! Bon, Bang a insisté pour que son pote Henry nous rejoigne. Moi, j’étais pas trop chaud. J’avais rien contre Henry, notez bien. Il est marrant comme gars. Mais au début, il m’a paru un peu trop…comment dire ?…un peu trop excentrique – ce type ne peut pas tenir en place deux secondes. Et quand il est calme, c’est qu’il prépare un truc : ça se voit dans ses yeux… Mais bon, Peter et Tiger l’aimaient bien eux aussi, alors j’ai dit OK. Même quand Henry a débarqué au studio avec Bürge (son pote à lui – ouais, le binoclard), j’ai acquiescé sans rien dire… Bon, ça me plaisait pas vraiment – surtout que Bürge et moi, enfin, y a pas photo, quoi ! [il tire longuement sur sa cigarette] Ce type-là est né sur Pluton, alors que moi, je viens de Mars ! On n’a strictement rien en commun, ça, c’est sûr. Mais bon… Après tout, ce qui est bien dans ce groupe, c’est qu’on est tous différents – chacun a une pierre à apporter à l’édifice. On est comme… On est comme un meuble fait de six bois différents : ça dérange, car c’est pas commun, mais c’est hyper solide !
En 1994, on a fait la promo de nos démos un peu partout en Allemagne. Sur les CD’s, il n’y avait pas de nom de groupe (on n’arrivait pas à se mettre d’accord), mais Bang, Henry et Bürge n’arrêtaient pas d’utiliser le mot ‘Flugschau’ pour nous désigner : c’est donc devenu notre nom de scène par obligation, en quelque sorte… Au début, on n’arrivait pas à rameuter les foules pour nos concerts, jusqu’au soir où Henry a proposé de faire brûler de l’essence sur scène et dans la fosse. C’était début 1995, je crois – juste après avoir fêté les trente-deux ans de Tiger, si je me souviens bien. C’était une super bonne idée, au début. Je trouvais ça génial ! Un groupe a toujours besoin d’une marque de fabrique, d’un truc qui permet de l’identifier en deux secondes. Nous, on était les ‘Cracheurs de Feu’ ! En 1995, c’est comme ça que les gens nous appelaient. Et ils venaient à nos concert en se demandant : « Qu’est-ce qu’ils vont faire cette fois ? » Alors, nous, on était obligés d’en mettre plein la vue. Après les bidons d’essence, c’était la cape enflammée que Tiger portait sur un de nos morceaux. Les spectateurs adoraient ça ! Et Bang et moi, on avait même le projet de se procurer des torches qui cracheraient du feu en appuyant sur un bouton. Le problème, c’est que…bref ! la journaliste a eu son putain d’accident et ç’a mis fin à notre carrière. Le contrat qu’on avait réussi à signer a été déchiré en petits morceaux – et on n’avait plus le droit de jouer sur scène !
Tiger et Henry sont même allés en prison pour meurtre…

Aujourd’hui, ben…j’avoue que je suis seulement entouré de désillusions. Je n’ai plus rien à foutre dans ce putain de monde. Mon unique rêve m’a été volé. Certes…j’ai Aelin… Elle est si mignonne. Et elle grandit si vite, trop vite (mais elle n’y est pour rien). C’est elle qui me redonne mon sourire chaque jour, chaque matin… Enfin, seulement les jours où j’ai sa garde : sa mère et moi, nous nous sommes séparés – et je suis autorisé à avoir Aelin uniquement pendant la moitié de ses vacances scolaires… Ce qui n’est pas grand-chose, quand on y réfléchit – mais toujours plus que ce qu’a Tiger : depuis son procès, Rebecca et ces putains d’assistantes sociales le considèrent toutes comme un attardé ! Et il n’a le droit de voir Lidja qu’un jour par mois. C’est donc normal qu’il ait l’air si mal, si démoli : la prison, plus ça, ça détruit un homme.
Moi aussi, ça m’a détruit, mais de manière indirecte – comme un court circuit. La prison a anéanti Tiger et Henry – et ça nous a tous affectés, les uns à la suite des autres. Même si ça se voit pas, on est tous calcinés de l’intérieur.


Tiger Beer

Lors de la chute du Mur ?… Je devais être chez moi…ou alors, je manifestais avec les autres : je sais plus trop. Après l’incarcération de Mikael (pas vu pendant six jours et ressorti de prison tellement déboussolé qu’il s’était tiré en Hongrie), j’ai préféré me faire tout petit. Je sais, avec ma corpulence, c’est impossible…
Par contre, je me souviens que la première fois que j’ai mis les pieds à Berlin-Ouest de jour, j’étais avec Lidja : elle n’avait pas école car la directrice de sa crèche avait rejoint sa famille de l’autre côté du Mur. Alors, j’ai décidé de l’emmener faire une petite promenade en terre inconnue. Dans les magasins, il n’y avait plus rien à vendre – ni bière, ni tequila – juste ces petits bonbons multicolores en forme d’ours*. Lidja les a dévorés en une seule bouchée, la coquine… [un sourire mélancolique se dessine sur ses lèvres]
En fait, c’est plutôt en 1992 que tout s’est joué pour moi. Pas seulement parce que mon père cancéreux est mort cette année-là – comprenez, le foie n’a jamais pu surmonter les litres d’alcool qu’il s’enfilait – mais aussi parce qu’à cette époque, Mikael n’arrêtait pas de me soûler avec son projet de groupe, qu’il voulait que j’intègre en tant que chanteur. Moi, je n’avais aucune envie de le suivre dans son trip – j’avais enfin réussi à me poser en reprenant ce magasin de bricolage qui se trouvait juste en dessous de mon nouvel appart’, où je vivais seul avec Lidja, et je n’avais aucune envie de mettre fin à ma tranquillité. Mais Mikael est têtu comme une bourrique. Il m’a d’abord convaincu de lui refiler quelques uns de mes poèmes en prétendant que c’était lui qui allait pousser la chansonnette. (Peter ? Trop timide. Et Bang ? Il est déjà à la batterie : pas l’idéal pour tenir le micro.) Au final, il m’a bel et bien soûlé – à la tequila !… Puis il s’est arrangé pour mettre Peter et Bang de son côté. Comme j’en avais marre de les entendre me répéter que ma voix était « superbe, exactement ce qu’on cherche, il faut que tu chantes pour nous » et bla-bla-bla, j’ai accepté.
En fait, le voyage à New York avec Mikael et Peter y était pour beaucoup dans mon assentiment final : ayant vu de mes propres yeux ce dont la scène rock américaine était capable, j’étais convaincu qu’il fallait les rafraîchir un petit peu – leur montrer ce que nous, pauvres Allemands légèrement paumés, étions prêts à faire pour leur piquer la place. Pas question de suivre le mouvement comme des petits moutons – nous voulions faire ce qui nous plaisait à nous ; et peu importe si on nous reprochait un anticonformisme facile. Voilà pourquoi, pour le concours auquel nous avons participé en janvier 1993, nous avions déjà une bonne moitié de chansons écrites en allemand : pas seulement parce que mon accent en anglais est tout pourri, mais aussi parce que je trouve ma langue maternelle parfaite pour exprimer ce qui carbonise mon cœur.
À vrai dire, je ne trouve pas que les sujets auxquels je fais référence dans les chansons de Flugschau sont si tabous que ça – il doit y avoir une ou deux chansons, tout au plus, qui flirtent avec l’interdit – mais c’est tout. Et puis, j’écris surtout en fonction de la musique que composent les autres : quand celle-ci est agressive et bruyante, je me dois d’écrire des paroles assorties. Sinon, ce serait comme mettre un cadre baroque à un tableau abstrait… Texte et musique doivent aller de paire.
Lors de l’enregistrement qui récompensait les gagnants du concours, notre groupe s’est enrichi de deux nouveaux éléments : Henry, petit rigolo qui sait pas tenir sa langue dans sa poche, et Bürge, son parfait contraire. Parfois, il m’arrive de me demander comment ces deux-là ont pu se rencontrer et s’entendre… Mais bon, je suppose que tous les bons potes ont l’air dépareillés aux yeux des gens – les opposés s’attirent, comme on dit. Tout ça pour dire qu’au final, nous étions six : six Allemands de l’Est à se prendre pour des rock stars.
En 1994, nous avons commencé à promouvoir les titres que nous avions enregistrés en donnant des petits concerts un peu partout en Allemagne. C’est cette année-là, donc, que j’ai confiée Lidja à sa mère – certes, j’aimais beaucoup m’occuper de ma petite, mais n’ayant pas vraiment le temps de le faire, j’ai choisi de la laisser à Berlin – plutôt que de la trimbaler dans les hôtels les plus miteux du pays. D’autant plus qu’elle est bien plus douée pour les études que moi à son âge. Je n’ai jamais voulu gâcher ses chances, vous savez…
Je me dis aussi qu’elle ne peut pas être malheureuse avec sa mère et sa demi-sœur, Aelin… Comment pourrait-elle être malheureuse dans une famille stable, hein ?… C’est pas avec moi qu’elle trouvera cette stabilité, ça, c’est sûr… [il semble se recroqueviller dans sa carapace]
Où en étais-je ?… Ah, oui. Fin 1994, nous nous sommes rendu compte que nous n’ameuterions jamais les foules en nous contentant de gesticuler sur scène comme une bande d’abrutis. C’est donc comme ça que Henry a eu son idée des bidons d’essence à enflammer sur scène, puis dans la salle de concert. Ayant une fois travaillé pour une compagnie spécialisée dans les feux d’artifice, je pouvais me vanter de connaître les règles de sécurité les plus basiques, que Henry s’est empressé d’apprendre par cœur, comme un bon petit écolier. Début 1995, son idée, qui avait tout d’abord paru ridicule aux yeux de tout le monde, a eu tellement de succès que nous étions obligés de nous produire dans des salles plus grandes, ce que je n’ai jamais vraiment apprécié puisque non seulement ça rendait notre pyrotechnie encore plus dangereuse, ce dont elle n’avait pas vraiment besoin, mais en plus je n’aime pas que les gens me regardent… Alors, je vous laisse imaginer ma consternation quand notre public s’est fait dix fois plus nombreux… Nous avons même été forcés d’innover dans nos jeux pyrotechniques, afin que les spectateurs ne se lassent pas : d’où l’idée de la cape enflammée, avec laquelle je me suis brûlé la joue droite – j’ai toujours eu un problème avec le feu, on dirait… Oui, c’est bien la cicatrice que vous voyez là…
Ensuite, tout est allé très vite. L’effervescence de chaque concert nous est plus ou moins montée à la tête : nous avons dû rajouter des dates, parfois nous faisions quatre concert d’affilée, sans soir de pause ; des tas de producteurs et de manageurs nous ont proposé leurs services, et nous avons même réussi à signer un contrat ; et bien évidemment, nous lésinions un peu trop sur la sécurité – plutôt ironique, quand on connaît l’origine de notre nom de scène… Bref ! le soir où la journaliste a brûlé vive, les mecs de la sécurité, censés surveiller les traînées d’essence enflammée, étaient plus occupés à raccompagner quelques trouble-faites – personne n’a entendu ses cris à cause du son, et sa robe était déjà entièrement en flammes quand Bürge a arrêté de jouer pour la montrer du doigt. Le temps que je descende de la scène et que j’éteigne les flammes avec ma veste, elle était déjà par terre, inconsciente – et la suite, vous la connaissez.
Enterrement.
Procès.
Prison. Pour moi et pour Henry. Ne me posez pas de questions sur ça – je ne veux pas en parler.
Sorti de prison, j’ai appris qu’on m’avait étiqueté ‘irresponsable’ et que je pouvais toujours rêvé pour reprendre la garde de ma fille, même partagée. Ça m’a mis en rogne, bien sûr – mais quels que soient mes arguments, personne ne les a écoutés. Je suis désormais impuissant face à la vie qui me tourne délibérément le dos. À quoi bon vivre dans une telle situation ?

Vous savez, quand j’étais petit, ma grand-mère faisait de la compote elle-même et elle la conservait dans sa cave… C’est de là que me vient l’expression ‘compote de souvenirs’ : quand on fait des tas de choses extraordinaires, puis qu’on rentre chez soi et qu’on savoure les bons moments qu’on a passés en se les ressassant ou en les racontant à ses amis, c’est comme ouvrir une compote de souvenirs et la déguster à la petite cuiller… La prison m’a vidé de mon stock. Pénurie de compotes. Non seulement ma cave est désormais vide, mais elle est submergée de mauvais souvenirs : il n’y a plus de place pour les bons car tout a moisi. Je crois que je vais m’arrêter là. De toute façon, je n’ai plus rien à ajouter… Comment je me sens ? Submergé. Immergé. Comme un navire achevé par la tempête. Vous savez, des fois, quand on tombe tout au fond du puits, on ne peut plus remonter parce que les parois glissent. Tout ce qu’on voit, c’est la lumière du soleil au-dessus : resplendissante, mais inaccessible. Ça fait regretter de s’être brûlé auprès d’elle.

Troisième partie
NOTES:

[1] ‘Peux-tu nager/Comme les dauphins/Les dauphins le font bien/Personne ne nous donne une chance/Pourtant nous pouvons l’emporter/Encore et toujours/Et nous sommes alors les héros/D’un seul jour – Héros’
* jeu de mots intraduisible entre ‘Beer’ (nom de famille de Tiger) et ‘Bär’ (ours), NdA
* jeu de mots dû au nom de Bang
* Pour les 750 ans de la ville, quelque 3000 jeunes ont forcé le Mur pour aller écouter un concert donné devant le Reichtag, ce qui a conduit à une sévère répression par la Stasi, NdA
* Gummy Bears, NdA

1 commentaire:

  1. hahahahaha oh my God very good!!! I love it... we have our own page :D hehehehe

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Ich verstehe nicht - 15

  Chapitre XV – Un moulin à paroles               Dès le lendemain de son arrivée, je regrettai d’avoir accepté la compagnie de Paul. ...