lundi 4 mai 2009

Ohne euch - 3ème partie

Final

„Weil die Nacht im Sterben lag
Verkünden wir den jüngsten Tag
Es wird kein Erbarmen geben
Lauft! Lauft!... um euer Leben“
Till Lindemann, „Der Meister“[1]

Tiger est un prisme dont les faces sont trop nombreuses. Mikael, un puzzle auquel il manque des pièces. Bang, un molosse qui mort dès qu’on s’approche trop près de son os. Peter, une boîte à musique dont les piles sont à plat. Bürge, une poupée qui vous regarde sans mot dire. Et Henry, un petit garçon qui ment pour cacher ses secrets.
Voilà comment je vois les six hommes dont j’ai décidé de raconter la vie – bien trop courte puisqu’elle se termina, pour tous les six, le premier janvier 2000.


23 décembre 1999

Alors que Tiger et Mikael essayaient tant bien que mal de convaincre la mère de leurs filles respectives de les laisser passer Noël avec elles, Henry, Bürge, Peter et Bang tuaient le temps en jouant à une partie de poker sans intérêt.
‘Des fois, je me demande ce qu’on fout dans ce putain de monde !…’ commença Henry.
C’était le début d’un cercle vicieux. Jusqu’à ce jour, tous les six avaient essayé d’oublier de réfléchir – pensant sûrement que c’était préférable pour leur survie…et ils avaient raison.
Bürge leva la tête vers Henry ; Peter haussa les épaules.
‘Je n’en ai aucune idée !’ lança Bang en regardant attentivement ses cartes. ‘Peut-être que Dieu a prévu un plan pour nous…mais qu’Il préfère le garder secret pour l’instant.’
‘S’il existe,’ ajouta Bürge en classant ses jetons.
‘Bien sûr qu’Il existe !’ rouspéta Bang.
‘Je n’ai pas la chance de croire avec autant de ferveur que toi…’ dit simplement Bürge.
‘Bon, si on en revenait à la conversation que j’ai lancée !?’ s’écria Henry. ‘Qu’est-ce qu’on fout dans ce monde, c’était ; pas est-ce que Dieu existe !’
‘C’est plutôt lié…’ murmura Peter.
Henry soupira.
‘Bon, qui a déjà pensé au suicide ? Voilà, là, c’est assez éloigné pour toi ?’
‘C’est vachement glauque, comme question,’ fit Bang en balançant deux jetons au centre de la table.
‘Ouais, je sais… Mais hier, j’y pensais, moi, à me suicider… Alors je me demandais si vous aussi.’
Les trois autres le regardèrent sans comprendre.
‘Rien ne sert de m’faire des yeux ronds comme ça : c’est la vérité !!’
‘T’as pensé à te suicider ?’ répéta Peter.
‘Ouais !’
‘Et pourquoi tu n’l’as pas fait ?’ demanda Bang avec un sourire narquois. ‘Ça nous aurait épargné cette conversation débile !’
‘Ha ! ha ! Très drôle, celle-là !… Si tu veux tout savoir, je ne savais pas trop comment m’y prendre pour faire ça proprement, sans laisser de trace, et surtout, sans me rater. Voilà !… Mais vous avez toujours pas répondu à ma question…’
‘Eh bien, pour être franc…’ s’engagea Bürge, ‘ça m’arrive parfois. Mais je me dis que la mort viendra bien assez tôt ; pas besoin de penser à faire son travail à sa place.’
Bang les regarda tour à tour, choqué.
‘Il vous manque une case à tous les deux !’
Sur ce, Mikael, qui tenait encore la porte d’entrée pour laisser passer Tiger, s’exclama :
‘De quoi vous parlez, là-bas ?’
‘Oh ! rien : Henry et Bürge pensent à se suicider, et Bang essaie de les en dissuader’, résuma Peter.
‘Non, en fait, j’ai dit que…’ tenta de rectifier Bürge.
‘Non ! C’est vrai !?!’ fit Mikael en claquant la porte. ‘Vous êtes sérieux, tous les deux ?’
‘Bien sûr que je suis sérieux ! Je suis toujours sérieux !’ affirma Henry en souriant.
‘Ah ! donc c’est pas sérieux,’ conclut Mikael, visiblement déçu.
Tiger se fraya un chemin vers le réfrigérateur, duquel il sortit une canette de bière, sans mot dire.
‘Alors ? Comment ça s’est passé avec Rebecca ?’ lança Peter.
‘Mal,’ répondit Tiger sur son ton sec devenu habituel depuis sa sortie de prison.
Les quatre joueurs se tournèrent vers Mikael à l’affût de plus de détails. Ce dernier soupira.
‘Ouais…elle a dit que c’était son tour de garde – c’était prévu qu’elle les ait pour Noël, alors elle les a pour Noël…’
‘Mais c’est la Noël, quand même !’ s’exclama Bang. ‘C’est une fête familiale !! Elle ne peut pas vous interdire de voir vos filles, quand même !’
‘Techniquement parlant, Lidja n’est plus trop ma fille…’
‘Mais elle le pensait pas, Tiger…enfin, j’espère…’ tenta de le rassurer Mikael. ‘Elle sait très bien que tu vas pas cramer Lidja ! Non, c’est juste qu’elle… Elle se sent mal quand on est tous les deux… ensemble… ça lui rappelle… Enfin, bref !’
‘Faut avouer aussi que c’était pas très malin de votre part. J’veux dire : faire un gosse à la même femme ! Faut l’faire au niveau embrouilles !!’ commenta Henry.
Mikael lui lança un regard noir.
‘Oh ! ça va ! J’disais ça comme ça.’
‘On change de sujet ?’ coupa Tiger avant de vider sa canette d’une seule traite.
‘Bon, ben…vous avez déjà pensé à vous suicider tous les deux ?’ demanda Henry.
‘Oh, non ! Tu vas pas recommencer avec ça !’ protesta Bang.
‘Ouais, tous les jours,’ répondit Tiger en jetant sa canette à la poubelle. ‘C’est d’ailleurs pour ça que j’ai acheté un revolver il y a quelques semaines…’
Les cinq autres essayèrent de le dévisager : ils ne voyaient que son dos musclé mais courbé, qu’il gardait obstinément tourné vers eux.
‘…mais, comme vous pouvez le constater, je m’en suis pas encore servi.’
‘Tu comptes pas le faire, j’espère ?’ le questionna Bang.
‘Pourquoi pas ? S’il en a envie, c’est son choix…’ argumenta Mikael.
‘Quoi ? Mais vous êtes tous tarés, ma parole !’
Mikael s’approcha de son meilleur ami.
‘T’es pas sérieux, en fait, hein ?’
Tiger se retourna, lança un regard vide à ses compères, puis alla s’asseoir sur le canapé.
‘C’est cool que t’es un flingue !’ lança Henry. ‘Moi qui cherchais un moyen efficace de le faire – le problème, c’est que c’est plutôt salissant…’
‘Oh ! Ta gueule, Henry !’ le coupa Bang.
‘Quoi, ta gueule ? Ta gueule, toi-même !’
‘Oh, Henry…’ soupira Peter.
‘Ben, quoi ! c’est vrai : il a pas à me dire ta gueule ! De toute façon, moi, j’l’emmerde !’
Henry tripota ses jetons en ricanant.
‘Il n’empêche…’ commença Bürge d’un ton parfaitement uniforme, le dos aussi droit que celui d’un politicien qui s’apprête à faire un discours important, ‘je trouve que la question de Henry cache un problème bien plus sérieux.’
‘Ah ouais ? Et quoi ?’ demanda Mikael d’un air désinvolte, une main posée sur la hanche.
‘Ce qui nous a réuni, c’est la musique. Nous n’avons rien en commun, si ce n’est le désir de monter un groupe et de jouer sur scène. Or, nous ne pouvons plus jouer pour les raisons que nous connaissons. Alors, que faisons-nous encore ensemble ?’
Ceci dit, il déposa sa mise au centre de la table.
‘Si tu veux nous quitter, Bürge, libre à toi de déguerpir,’ fit Bang d’un ton provocateur. ‘Rien ne t’oblige à rester avec nous si tu n’en as pas envie.’
‘Je n’ai pas dit que je ne voulais pas rester avec vous : j’ai seulement fait la remarque que ce qui nous unissait n’existe plus. C’est tout.’
‘Je me couche,’ fit Peter en posant ses cartes.
‘C’est à qui de jouer, là ?’ demanda Mikael en allumant une cigarette.
‘Oh ! Mikael ! Éteins-moi ça,’ tonna Bang.
‘Pourquoi ?’
‘J’essaie d’arrêter alors éteins-moi ça !’
‘Ben, j’m’en fous, tu vois !’
Mikael rejeta ses cheveux en arrière et s’éloigna pour rejoindre Tiger qui, enfoui dans le canapé, se parlait plus ou moins à lui-même. Gêné, Tiger cessa de bougonner dès que Mikael prit place à ses côtés et tenta de focaliser son attention sur la télévision, que Mikael avait allumée d’un coup de télécommande en espérant que Tiger ne devinerait jamais qu’il l’avait entendu bredouiller tout seul.
‘Il me tape sur les nerfs, celui-là,’ marmonna Bang.
‘Ou alors, c’est toi qui tapes sur les nerfs des autres – c’est souvent réciproque ce genre de truc,’ affirma Henry en évaluant ses cartes.
‘T’as un problème avec moi ? Si t’as un problème avec moi, il faut le dire !’
‘Moi ? Aucun. C’est juste ce roi de pique, j’sais pas quoi en faire.’
‘Henry ! Tu ne dois pas nous parler de tes cartes,’ le réprimanda gentiment Peter. ‘Sinon, ce n’est plus du poker.’
‘Mais qu’est-ce t’en sais si j’ai un roi de pique ou pas – peut-être que je vous mène en bateau, hé !’
Henry leur sortit son large sourire.
‘Si c’est comme ça que tu bluffes, je comprends mieux pourquoi tu perds tout le temps,’ dit Tiger du fond de son canapé.
Les quatre autres éclatèrent de rire à l’unisson.
‘Ha ! ha ! Pas mal, celle-là… N’empêche, je bluffais pas tout à l’heure, à propos du suicide.’
‘Arrête avec ça, tu veux !’ lui ordonna Bang.
‘C’est vrai que c’est plutôt morbide comme sujet,’ ajouta Peter.
‘N’empêche, moi, je veux en parler de ça !’ éclata Henry.
Ses amis le regardèrent. Chacun d’eux demeurait interdit : Mikael était figé dans une posture élégante, la main droite (qui tenait sa cigarette) flottant en l’air ; Tiger s’était penché en avant et lançait le plus mélancolique de ses regards obliques ; Bürge était droit comme un piquet, les yeux clignant au rythme de ses pulsations cardiaques ; Bang fronçait les sourcils et n’osait pas toucher à sa canette de bière ; enfin Peter, qui semblait être le plus touché par la métamorphose de Henry, penchait la tête sur le côté et n’attendait plus que le signal d’un de ses compagnons pour réagir.
‘Si j’en parle pas, je… je sais pas ce que je ferai. Quelque chose de pas très joli, ça, c’est sûr… En tout cas, j’arrêterai de jouer au poker : ça me ruine, ce jeu. J’me couche !’
Henry jeta ses cartes devant lui, puis il alla se chercher une bière.

Quelques minutes plus tard, le même sujet de conversation refaisait surface.
‘Si tu es vraiment prêt à le faire, je peux te prêter mon flingue,’ marmonna Tiger en fixant Henry du regard.
‘Volontiers !… Le problème, c’est que je pense pas être capable de faire ça moi-même…’
‘Pourquoi ?’ demanda Mikael en sirotant sa bière.
‘Parce que j’en ai pas le courage.’
‘Ah ! je vois…’
‘Si tu veux, je peux te filer un coup de main,’ proposa Tiger.
‘Bon, vous arrêtez avec ça, oui ou merde ?’ les gronda Bang.
La partie de poker avait été abandonnée au profit d’une série américaine que seul Bürge refusait de regarder – il était toujours accoudé à la table, où il prétendait lire le journal, qui arborait en première page « Le Bug de l’an 2000 : chimère ou vrai danger ?».
‘Hé ! on a le droit de parler de ce qu’on veut ! On est dans un pays libre, j’te signale ! Et puis, je peux savoir ce qui te gène à parler de la mort ?’ répliqua Mikael.
‘Rien.’
‘Ah, ouais ? Ben, j’en crois pas un mot !’ persista Mikael. ‘Je suis même sûr que, comme nous tous ici, tu as déjà dû penser un peu au suicide !’
‘Comme vous tous ?’
Bang regarda Peter, qui le dévisagea à son tour, muet et perplexe.
‘Ah bon ?’ fit Bang avant de bafouiller quelque chose pour lui-même et de s’asseoir entre les téléspectateurs.
‘Tu ne te sens pas bien avec nous ?’ demanda Peter à l’intention de Henry, dont le visage était redevenu inexpressif.
‘Oh ! bien sûr que si,’ répondit-il.
Mais il ne souriait pas. Absorbé dans ses pensées morbides, il en avait oublié de jouer son rôle de clown.
‘Alors, pourquoi tu penses à ce genre de truc ?’ continua Peter.
Henry lui jeta un regard vide – il ne reprit ses esprits qu’une minute plus tard.
‘Aucune idée ! ça vient comme ça. On n’y peut rien.’
‘C’est vrai qu’il y a des jours, on voudrait exploser le monde entier, on sait pas pourquoi,’ soliloqua Mikael d’une voix claironnante, en créant un nuage de fumée tout autour de ses compagnons qui, depuis longtemps déjà, ne cherchaient plus à expliquer les absences de Henry. ‘Comme quoi, heureusement qu’il existe des défouloirs : si je composais pas tous les jours, je crois que je deviendrais tueur en série – ou alors, je me ferais sauter le caisson !’
‘Tu composes tous les jours, toi ?’ le taquina Bang. ‘Je comprends mieux pourquoi tu préfères pointer au chômage.’
‘Oh ! va te faire foutre !’ rétorqua Mikael.
‘Tueur en série… c’est sympa comme métier,’ ironisa Tiger.
‘C’est toujours mieux que de réécrire Le Club du Suicide,’ marmonna Bürge.
Ces deux derniers pouffèrent de rire alors que les autres cherchaient encore à comprendre la blague.
‘Le Club du Suicide …’ répéta vaguement Tiger après avoir repris son souffle.
‘Tiens ! ça me fait penser,’ commença Mikael. ‘Comment vous aimeriez mourir, vous les gars ?’
‘Arrête avec ça !’ s’énerva Bang.
‘Ta gueule Bang ! Alors, les autres ?’
‘L’idéal pour moi, ce serait de mourir d’une crise cardiaque, dans mon lit, avec deux charmantes jeunes filles en tenue d’infirmière inexpérimentée pour me faire du bouche à bouche…’ raconta Henry.
‘En clair, en baisant ?’ rectifia Bang.
‘T’as tout compris !’
‘Ouais, ça, c’est une bonne idée ! Et toi, Tiger ?’ demanda Mikael.
‘Je me suiciderai,’ affirma Tiger.
Tous les regards se fixèrent sur lui.
‘Je n’ai aucune envie de pourrir dans un lit, ou de devenir trop vieux pour pouvoir aller pisser tout seul,’ poursuivit-il. ‘C’est pas une vie d’être vieux.’
‘C’est vrai que je supporterai pas de vieillir moi non plus : je suis tellement beau, ça serait vraiment du gâchis de vieillir !’ s’exclama Mikael.
Bang soupira.
‘T’es pas un peu prétentieux, là ?’ le relança Henry.
‘Pas du tout ! Toutes les filles disent qu’elles me trouvent beau ou charmant ; pourquoi elles mentiraient, hein ?’
‘Bah ! Elles disent ça juste pour coucher avec toi !’
‘Et pourquoi elles voudraient coucher avec moi si je leur plaisais pas, hein ?’
‘Parce que les femmes sont toutes folles !’
Peter, Bang et Tiger sourirent.
‘Admettons ! Les femmes sont folles, et moi, je serais pas beau : ça me ferait deux bonnes raisons d’en finir. Plus l’éventualité de finir tout seul, comme un con – ça, je supporterai pas !’
‘Oh ! T’as peur qu’on t’abandonne ?’ le taquina Bang.
‘Ben, c’est juste une éventualité…’ hésita Mikael. ‘Après tout, sans vous, les gars, je suis plus rien… Et toi, Bürge ? Tu voudrais mourir comment ?’
‘Dans mon sommeil.’
‘Ouais, ça, c’est une belle mort !’ approuva Bang. ‘Le suicide, c’est un péché – alors il ne reste que cette alternative.’
‘Il y a toujours une autre solution quand on sait chercher,’ philosopha Bürge.
‘Ou quand on joue les apprentis chimistes,’ ajouta Tiger.
Bürge sourit en passant à la cinquième page du journal.
‘C’est un péché le suicide ?’ demanda Peter.
‘Bien sûr que c’est un péché !’ s’écria Bang. ‘L’un des pires d’ailleurs : tu vas direct en Enfer pour ça.’
‘Je savais pas : tu sais que moi, je suis athée. Mais qu’est-ce qui se passe quand tu demandes à quelqu’un de te tuer ?’ demanda à nouveau Peter avec grand intérêt.
‘Aucune idée !’ fit Bang, outré.
‘Tiens, c’est vrai ça ! Est-ce qu’on peut considérer ça comme un suicide ? Hein, Bürge ? Qu’est-ce t’en penses, toi ?’ lança Henry.
‘Techniquement parlant, c’est un suicide,’ répondit le plus cultivé des six. ‘Mais en général, il prend plutôt le nom d’euthanasie.’
‘De thana-quoi ?’ s’exclama Henry.
‘Euthanasie,’ répéta Mikael. ‘C’est quand on achève un malade en débranchant l’appareil qui lui sert à respirer ou en lui injectant je sais pas trop quoi dans les veines.’
‘Ah ! d’accord…’ fit Henry en se replongeant dans ses pensées.
‘Hey ! les gars, vous accepteriez de m’euthanasier si je devenais moche et vieux ?’ demanda Mikael.
‘Compte pas sur moi,’ répondit Bang.
‘Ouais, bon, toi c’est sûr – mais les autres ?’
‘Volontiers,’ marmonna Tiger, sans émotion.
‘Avec plaisir !’ lui lança Henry. ‘Y a juste un problème : qui va m’euthanasier après ?’
‘J’m’en charge,’ fit Tiger sur le même ton.
‘Cool !’
Henry retrouva son sourire, qu’il s’empressa de dévoiler à ses compagnons.
‘Des fois, Henry, tu me fais peur…’ pensa Bürge.
‘Tiger ?’
‘Hm ?’
‘Tu veux bien m’euthanasier maintenant ?’
‘Bon, Henry ! t’arrête avec ça ou je t’en fous une !’ s’énerva Bang.
‘Mais j’rigole !’ fit Henry en perdant son sourire.


24 décembre 1999

Henry retourna à l’appartement de Tiger en ayant dans la tête une idée bien fixe et bien simple : il serait plus facile de convaincre Tiger en l’absence des autres membres du groupe. Or, ce matin-là, c’est Mikael qui lui ouvrit la porte de l’appartement de Tiger.
‘Mais entre, vas-y : Tiger dessoûle encore dans son lit.’
‘Ah ! oui, c’est vrai : j’avais oublié que tu t’étais mis en colocation avec lui. Dis ? C’est pas trop dur de vivre avec cet Ours vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?’ demanda Henry en posant son manteau et son bonnet sur une chaise.
‘Non, ça va – c’est vrai qu’il ronfle super fort, et puis il parle pas beaucoup – sauf quand il se met à…enfin, bref ! Alors que tu sais que moi, j’adore taper la causette ! Mais bon, on s’y fait à force. Tu veux un café ?’
‘Ouais, j’veux bien.’
Mikael sortit deux tasses du placard avant de revenir vers la table en se dandinant, comme à son habitude.
‘Alors ? Qu’est-ce qui t’amène ?’
‘Eh ben…en fait…j’avais besoin de parler.’
‘Pas de tes histoires de suicide, j’espère !’ plaisanta Mikael.
‘Ben…si, en fait.’
Mikael hésita, puis alluma une cigarette.
‘T’en veux une ?’
‘Ouais. Merci.’
‘Alors, comme ça,’ commença Mikael en embaumant la pièce de fumée, ‘t’étais vraiment sérieux quand tu parlais de te suicider ?’
Henry acquiesça en posant le briquet sur la table.
‘Faut avouer que j’y croyais pas vraiment hier. D’ailleurs, personne t’a pris au sérieux. À part Tiger, peut-être…’
‘Ah ouais ?’
‘Ouais, on en a reparlé quand vous êtes tous partis : il m’a dit qu’il fallait te surveiller. D’après lui, t’allais faire une connerie bientôt. Et, après tout, il était pas si loin du compte, hein ? Tu penses vraiment à lui piquer son flingue et à en finir comme ça ?’
‘Ça trotte un peu dans ma tête…’
‘Non, parce que, moi, je sais où il le cache, son revolver. Je suis tombé dessus y a une semaine, en faisant le ménage dans sa chambre.’
‘Tu joues les bonniches ?’
‘Obligé ! Il se laisse vachement allé en ce moment – sa chambre est un vrai foutoir quand j’y mets pas les pieds ! Ouais, j’ai du mal à croire qu’un humain habite là-dedans parfois : c’est un vrai bordel… Enfin bref ! Je sais qu’il le cache sous ses caleçons – quelle planque, franchement !’
‘T’as mis le nez dans ses caleçons ?’
Mikael lui lança un regard noir agrémenté d’un sourire imperceptible. Henry éclata de rire avant de se reprendre :
‘Tu crois que tu pourrais le lui chiper pour moi ?’
‘Me chiper quoi ?’
Tiger apparut dans le salon, les cheveux légèrement ébouriffés et la gueule de bois bien solide.
‘Ouh ! toi, t’as passé une mauvaise nuit !’ s’exclama Mikael en tirant sur sa cigarette.
‘Me chiper quoi, j’ai dit !’
‘Ton flingue,’ répondit Henry en rivant son regard sur sa cigarette.
‘Ah ! tu penses encore à ça ?’
‘Ouais, il fait une fixette, j’te raconte pas !’ précisa Mikael. ‘Tu veux un café ?’
Tiger fronça les sourcils à l’intention de Henry avant d’acquiescer en direction de Mikael, qui alla lui servir une tasse pendant qu’il s’asseyait en face de Henry.
‘Alors tu veux vraiment en finir ?’
‘Et tu veux bien m’y aider ?’
‘J’ai déjà répondu à cette question hier.’
‘Bon, alors…oui.’
‘Hé ! attendez-moi un peu avant de reprendre la conversation !’ s’écria Mikael en posant la tasse devant le nez de Tiger et en s’installant à côté de Henry.
Henry leur expliqua l’ampleur de son mal-être à sa manière habituelle, accumulant les plaisanteries au milieu de phrases claires, sèches et concises. Les deux autres tentèrent vainement de lui remonter le moral avant de laisser tomber irrémédiablement et de passer à la phase finale : Tiger se proposa d’achever Henry avant de se suicider. Ce sur quoi Mikael protesta qu’il avait, lui aussi, besoin d’un petit coup de pouce : impossible pour lui de les laisser faire le grand voyage sans les gratifier de sa prodigieuse compagnie. Amis pour la vie – et même pour la mort ! Tiger rectifia donc le plan : il allait tuer Henry puis Mikael avant de mettre fin à ses jours…
Quelqu’un frappa à la porte d’entrée : c’était Bürge, qui s’inquiétait de ne pas trouver Henry chez lui. Ses craintes furent en quelque sorte confirmées par le silence obstiné de ses compagnons, qu’il réussit à briser avec stupeur. Son esprit raisonnable essaya de dissuader les suicidaires, en vain – malgré l’utilisation d’arguments imparables, tels que l’existence de Lidja, d’Aelin, de Julian et de Dmitri qui, selon lui, constituait un merveilleux rappel à leurs devoirs paternels. Refusant de cautionner de tels projets, il accepta néanmoins de tenir sa langue et de ne rien répéter aux deux autres.
‘Surtout pas à Bang ! T’entends ? Surtout pas à Bang – il comprendra jamais…’ insista Henry.
Concevant enfin combien il pouvait tenir à son ami, Bürge lui expliqua pourquoi il finirait par ressentir de la culpabilité s’ils exécutaient leurs desseins. Puis il se tourna vers les deux autres et réitéra sa complainte. Tiger le saisit par les épaules et le rassura : un jour finirait-il par comprendre leur geste… Bürge s’entêta : comprendre ne serait pas suffisant pour lui faire oublier sa complicité – d’autant plus qu’il prévoyait aisément la suite : Bang et Peter lui reprocheraient son silence et sa passivité, et ça, il ne pourrait le supporter. Il devait donc participer au plan.
Tiger se tourna vers Mikael, dont les yeux, obstinément fixés sur Bürge, exprimaient soulagement et panique : la détermination de Bürge ne pouvait que signifier l’impossibilité de rebrousser chemin, ce qui arrangea Henry, le seul qui n’hésitait plus depuis longtemps. On délivra donc son billet à Bürge – troisième classe.
Alors que Tiger était dans sa chambre et chargeait son arme avec patience et minutie, balbutiant des mots insensés de temps à autre, le téléphone sonna dans le salon. C’était Bang qui racontait qu’après avoir appelé chez Henry, il avait appelé Peter en espérant qu’il aurait des nouvelles du dépressif de service. Or, Peter se trouvait désormais à ses côtés, sans information. Mikael, un peu trop agité, tenta de réconforter les deux inquiets de service en invoquant la situation suivante : Henry et Bürge prenaient sereinement le café chez lui – inutile de paniquer. Mais Bang avait besoin de voir ça de ses propres yeux : il raccrocha. Mikael se précipita dans la chambre de Tiger ; lui raconta que Bang et Peter allaient arriver d’une minute à l’autre – le plan était sérieusement compromis.
Lorsque Bang et Peter passèrent le seuil, Bürge et Henry prenaient effectivement le café que Mikael venait de préparer, mais ils ne le buvaient pas. Peter les regarda tour à tour et Bang détecta immédiatement quelque chose d’illogique : il fronça les sourcils avec plus d’insistance.
‘Qu’est-ce que vous trafiquiez ?’ demanda-t-il sur un ton inquisiteur.
Henry l’envoya balader sans concession, ce qui mit la puce à l’oreille de Peter. C’est d’ailleurs lui qui s’exclama, en apercevant Tiger dans un coin sombre du salon :
‘Oh, non ! vous n’allez pas faire ça !’
‘Faire quoi ?’ demanda Bang d’un ton grave.
‘S’il vous plaît, ne me dites pas que vous comptez faire ça.’
‘Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, Peter,’ fit Mikael avec légèreté.
‘Faire quoi, bordel de merde ?!’
‘Henry, dis-moi que tu n’étais pas sérieux.’
‘Désolé, mon grand,’ répondit l’insouciant de service.
‘Bürge ? Je te connais, t’es pas du genre à…’
‘…’
‘Du genre à quoi, nom de Dieu ?!’
‘Tiger ? Tiger, je te connais assez pour savoir que…tu…’
‘…’
‘Je crois qu’il serait préférable que vous rentriez, tous les deux,’ articula méticuleusement Mikael.
‘Hors de question ! Je ne pars pas d’ici avant d’avoir tiré tout ça au clair !’ s’exclama Bang.
Il poursuivit donc son éclairage de la scène en aboyant comme un chien enragé : non seulement il trouvait leur projet complètement dément, mais en plus il ne voulait surtout pas qu’avec leurs idées farfelues, ils contaminent le reste du monde, qui se résumait pour l’instant à Peter, le seul des six à garder la tête baissée, réellement désemparé d’être abandonné, d’être rejeté aussi lâchement. Bürge se leva et le prit dans ses bras – essaya ainsi de le rassurer. Mais il ne réussit qu’à le persuader (pourtant bien malgré la volonté de Bürge lui-même) qu’à son tour, Peter devait acheter son ticket pour l’enfer.
Mikael et Henry se regardèrent, commençaient à visualiser les conséquences de leur décision. Tiger objecta qu’un seul revolver ne serait peut-être pas suffisant en cas de problème technique, ce à quoi Peter répondit qu’il connaissait un ami en possession d’une autre arme à feu : il lui serait aisé de se la procurer en quelques jours, tout au plus. L’enthousiasme de Mikael et Henry redoubla alors que Bürge se faisait encore plus passif… et Bang, encore plus enragé – jusqu’à ce que Tiger lui signalât qu’il ne lui restait plus qu’une seule alternative : soit il suivait la bande dans leur projet fou, soit il s’en allait la queue entre les jambes. La loyauté étant plus forte que la foi, il resta.
Et non seulement Bang resta – signant de son nom funeste leur arrêt de mort – à tous les six – mais il leur avoua qu’il avait lui-même une arme à feu chez lui…sans préciser pour autant pourquoi il avait fait cette acquisition quelques mois plus tôt.


1er janvier 2000

Dans un hangar abandonné dans la campagne, situé à quelques kilomètres de Berlin, nos six hommes s’organisaient pour savoir qui allaient être les premières victimes et qui allaient les exécuter. Après moult discussions, il fut décidé que Henry, Bang et Mikael devaient s’agenouiller devant Peter, Tiger et Bürge, respectivement.
‘À trois, vous tirez – en même temps, compris ?’ insista Mikael. ‘C’est important de le faire en même temps.’
Bürge hésita. L’idée de jouer les meurtriers lui déplaisait beaucoup. C’est qu’il avait tout de même appris à aimer Mikael – malgré ses manières efféminées et sa tendance à vouloir tout contrôler. L’achever lui semblait si difficile maintenant.
‘Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire…’
‘Quoi ?’
‘J’ai dit que je n’étais pas sûr de…’
‘Oui, ça, on a compris,’ s’énerva Mikael. ‘Mais tu n’as pas le droit – il faut respecter le plan.’
‘Je n’ai rien contre notre plan – c’est juste que… Je ne suis pas sûr de pouvoir te tuer, c’est tout.’
Bürge, en effet, tremblait de tous ses membres – presque comme un chien qui sent le tonnerre arriver.
‘Tu veux échanger avec Mikael ?’ proposa Tiger.
Bürge acquiesça alors que Mikael grimaçait.
‘Mikael, prends la place de Bürge,’ ordonna Tiger.
‘OK, OK… Mais je veux pas être le dernier – c’est clair ?’
‘T’inquiète pas : on a déjà prévu que c’est moi qui finirai l’boulot,’ le rassura Tiger avec conviction.
Le groupe s’organisa de nouveau. Mikael s’empara de l’instrument duquel Bürge se disait incapable de jouer et ce dernier s’agenouilla en face de lui.
‘À trois ?’ rappela Tiger.
Peter et Mikael acquiescèrent.
‘Un…’ commença Tiger.
Bürge ferma les yeux.
‘Deux…’
Bang se mordit la lèvre inférieure. Henry respira profondément.
‘Trois.’
Un seul coup de feu retentit. Bürge bascula en arrière et fracassa son crâne sur le sol bétonné, éclaboussé. La balle avait laissé derrière elle une traînée de poudre et quelques gouttelettes de sang au milieu de son front. Étrangement, il semblait presque dormir – apaisé à jamais. Mikael respirait tellement fort que les autres avaient l’impression qu’il criait ou pleurait. D’ailleurs, ils étaient tellement fascinés par le cadavre de Bürge qu’ils s’étaient tous figés dans leur position de tueurs ou de victimes potentiels et se contentaient d’admirer le travail de Mikael, dont la main droite présentait les traces indélébiles de son geste impulsif. Après avoir longuement contemplé les taches rougeâtres sur sa peau et sa manche, Mikael se tourna vers son meilleur ami et comprit qu’il avait démarré le concert tout seul – ‘comme un con’.
‘Alors ? Qu’est-ce que vous attendez ?’
Tiger tenta de se ressaisir et posa à nouveau le canon de son pistolet contre le front de Bang.
‘À trois,’ répéta-t-il. ‘Un…deux…’
‘Attends !’
Henry leva les yeux vers Peter.
‘Quoi, attends ?’
‘J’ai…j’ai besoin de quelques secondes…’
‘Non ! t’en as pas besoin ! T’as juste à tirer !’ s’écria Henry.
Celui-ci attrapa la main de Peter et la força en position.
‘Il faut que tu tiennes, Peter – fais ça pour moi ! C’est pas si difficile – c’est comme…c’est comme pour notre premier concert : au début, on a le trac, mais ça s’en va dès qu’on a joué la première note !’
‘Bürge est mort,’ se lamenta Peter.
‘Non, ne dis pas ça – il faut rien dire : il faut agir. Alors agis, bordel !’
Peter acquiesça – mais ses yeux étaient baignés de larmes.
‘Bon,’ recommença Tiger. ‘Un…deux…’
La main de Peter fléchit. Le pouce de Henry se faufila sur la gâchette et il tira à sa place. Comme Bürge quelques secondes plus tôt, il tomba en arrière – sa cervelle alla souiller le sol, son visage se figea dans une mimique de stupeur joyeuse, l’un de ses bras trouva naturellement le repos sur son ventre. Peter recula de plusieurs pas. Il n’avait pas voulu tirer – il n’avait pas tiré – Henry l’avait obligé à le faire… Non, il n’avait pas tiré. Les yeux de Tiger, de Bang et de Mikael étaient fixés sur le corps de Henry, dont le visage était partiellement défiguré – effet plus que logique d’une mauvaise trajectoire de la balle.
‘C’est horrible !’ grommela Bang.
Tiger lui répondit par une grimace.
‘C’est même écœurant,’ poursuivit Bang.
Il chercha à se lever mais Mikael se précipita sur lui.
‘Non, tu bouges pas, c’est ton tour !… Tiger ? Qu’est-ce t’attends ? Allez, merde !’
Tiger surveillait Peter du coin des yeux.
‘Tiger !!’
Il tourna la tête vers son meilleur ami, puis vers Bang, dont il visait toujours le front – sa main en manque manifeste de détermination.
‘TIGER !!! Réveille-toi, putain ! Allez ! tu peux le faire : t’as vu ? moi et Peter, on a pu le faire – alors, pourquoi pas toi ?’
Bang secoua la tête, rejeta la main de Mikael qui enserrait son épaule et se leva pour lui faire face.
‘Non,’ fit-il simplement.
Peter écarquilla les yeux ; Tiger baissa son arme ; Mikael commença à protester.
‘Mets-toi à genoux tout de suite !’
‘J’ai dit : non !’
‘Tu dois respecter le plan : remets-toi à genoux !’
‘Ferme-la, Mikael – et regarde ce qu’on est en train de faire ! C’est tout simplement horrible !’
‘Non, non, non, t’as pas le droit – t’as pas le droit de te désister !’
‘Calmez-vous,’ murmura Tiger.
‘Mais regarde un peu ce qu’on a fait !’ hurla Bang. ‘On a tué Henry et Bürge !’
‘C’est le plan !’
‘Mais regarde ! C’est tout simplement dingue !…’
‘Ils ont respecté le plan et maintenant, c’est ton tour !’
‘Non. Hors de question. C’est purement taré ! On est tous tarés ! Comment j’ai pu accepté de faire un truc pareil ?’
‘Oh ! non, t’as pas le droit de te désister : tu vas te remettre à genoux, fermer les yeux, et…’
‘Mais REGARDE, bordel de merde !!!’
‘Tiger ?’ fit Peter en hésitant.
Mikael et Bang se tournèrent vers Tiger, qui avait posé le canon de son pistolet contre sa tempe.
‘Tiger ? Mais qu’est-ce que tu fais ?’ paniqua Mikael.
‘Tiger, calme-toi et pose-moi cette arme – doucement,’ l’apaisa Bang.
‘Je peux pas…’ commença à sangloter Tiger. ‘Je peux pas…’
Aussi étrange que cela puisse paraître, Tiger n’avait jamais réellement apprécié d’être au centre de la scène – ça l’avait toujours mis mal à l’aise, tous ces regards rivés sur lui. Et pourtant, tout ce qu’il faisait attirait l’attention sur lui – immanquablement.
‘Tiger, j’t’en prie !’
‘Tiger, ça va aller – il faut juste que tu te calmes.’
‘Tiger ?’
‘Je peux pas… Je suis pas un meurtrier.’
Un troisième coup de feu retentit dans le hangar – suivi d’un écho incompréhensible.
‘NON !!!’
‘Oh ! c’est pas vrai !’
‘Tiger ?’
Peter s’approcha du cadavre de Tiger, allongé sur le béton, où il s’était effondré comme un bloc de glace. Du sang noirâtre s’écoula sur le sol, où la tête reposait sur le côté. S’il n’avait pas gardé les yeux ouverts, on aurait cru qu’il dormait lui aussi. Mais il ne dormait pas puisqu’il ne ronflait pas. Mikael se mit à tourner en rond, répétant inlassablement un ‘non’ angoissé comme s’il eût été en train de psalmodier une sorte d’incantation. Bang entoura son visage de ses mains, niant la réalité de ce qu’il voyait avec autant d’anxiété. Peter, lui, gardait la bouche ouverte d’effroi, mais aucun mot n’en sortit.
‘C’est de la folie…c’est de la pure folie… Oh ! c’est pas vrai – mon dieu ! C’est pas possible !…’
‘Ferme-la Bang ! j’essaie de réfléchir !’ lui ordonna Mikael, qui continuait à marcher comme un lion enfermé dans sa cage.
Bang s’acharna sur Mikael.
‘Mais il n’y a rien à réfléchir ! Putain mais regarde ! REGARDE !!’
‘Oui ! j’ai vu !! Et tout ça, c’est de ta faute !!’
‘Quoi ?’
‘Ouais ! tu pouvais pas rester tranquille comme Bürge et Henry ! Il a fallu que tu te désistes, pauvre con !’
‘Mais tu ne comprends pas ce qu’on est en train de faire ? c’est de la folie ! Tu ne comprends donc rien ?!’
‘Tout ce que j’comprends, c’est qu’on a un sérieux problème : Tiger était censé finir le travail. C’est lui qui devait me tuer, moi et Peter. Merde ! Comment on fait maintenant !’
‘On arrête !’
‘Hein ?’
‘On arrête ce carnage – et tout de suite !’
‘Oh ! non, non, non. Tu vas mourir avec nous, Bang, y a pas d’autre alternative.’
‘Hors de question ! T’entends ? On arrête ces conneries, et maintenant !’
‘Et tu fais quoi de ceux qui sont…déjà morts ?’ demanda Peter, visiblement gêné de les interrompre en jouant une fausse note.
‘Ouais ! Peter a raison : on peut plus rebrousser chemin – il faut continuer le plan. Bon. Très bien. Je sais. Bang, tu prends le flingue et tu me…’
Bang rejeta la main que Mikael lui tendait.
‘Pas question ! T’entends ? Pas question ! Si tu veux crever, fais-le toi-même !! Moi, j’me tire !’
‘Quoi ? Non, tu peux pas nous abandonner !! Tu peux pas quitter la scène comme ça !’
‘J’vais m’gêner !! Peter ? Tu viens ?’
Peter était incapable de choisir entre l’un ou l’autre de ses amis. Il se contenta d’examiner le revolver qu’il tenait toujours entre ses mains et ne bougea pas d’un centimètre. Bang, dégoûté, s’éloigna vers la sortie.
‘Reviens ici : tu dois respecter le plan. Bang ! on doit respecter le plan ! Bang !!’
‘Je reste pas avec des tarés comme vous ! J’me tire et démerdez-vous !’
‘Non, Bang, tu reviens ici sinon…sinon je te tue, t’entends ?’
Mikael pointa son arme à feu vers Bang.
‘Ouais, vas-y ! Tue-moi, crétin ! En tout cas, moi, j’me tire.’
‘Bang ! Reviens ! BANG !!’
BANG ! Peter et Mikael sursautèrent en même temps. Bang s’écroula quelques mètres devant eux.
‘Ah !… Putain !!… Sale con !!!’ gémit Bang.
Il avait reçu la balle dans le dos. La blessure n’était certes pas assez grave pour l’achever mais assez douloureuse pour l’empêcher de bouger. Peter et Mikael accoururent vers lui.
‘Ah ! ça fait mal !… Abruti !’ geignit Bang.
‘Je…je suis désolé,’ s’excusa sincèrement Mikael.
‘T’es désolé ?… Mon œil !… Crétin !!…oh, putain, ça fait mal !’
‘Le coup est par…il est parti tout seul !’
‘Ouais !…c’est ça, espèce de crétin sans cervelle !… Abruti fini !’
‘Il faut l’amener à l’hôpital.’
‘Quoi ? Non ! Et on fait comment pour expliquer les trois autres, hein ? Non…il faut…il faut…il faut… Bang ?’
‘Oh, non… N’y pense même pas, pauvre con !’
Mikael prit une longue inspiration alors que Peter le regardait sans réagir.
‘Tu m’y contrains, Bang.’
‘Non, Mikael, t’as pas intérêt – t’as pas intérêt – t’entends ?’ grinça Bang. ‘Mikael, si tu fais ça…crois-moi…’
Bang essaya de se relever, en vain.
‘Je suis désolé.’
‘Non, Mikael ! Enlève-moi cette idée de ta tête, tout de suite !… Je veux pas – t’entends ? Je veux pas…’
‘Désolé.’
Mikael prit une seconde inspiration, posa le canon contre la tempe de Bang, retira le cran de sécurité puis appuya sur la gâchette. La cervelle mêlée des cheveux de Bang gicla dans tous les sens et les deux autres reculèrent d’un pas en fermant les yeux. À plat ventre, le corps de Bang colorait le sol de rouge avec lenteur mais précision, à croire que même après sa mort, il cherchait encore à être aussi appliqué que sur sa batterie.
‘Il…il a dit qu’il voulait pas… Il voulait pas mourir…’
‘Parce qu’il avait peur,’ se rassura Mikael.
Ce dernier se tourna vers Peter, qui était visiblement choqué par son geste.
‘Il a dit…’
‘Oui ! J’ai entendu ce qu’il a dit !! Pas besoin de me le répéter !!’
Peter recula à nouveau, apeuré.
‘Je…je suis désolé. OK ?’ s’excusa Mikael.
‘Mais il est mort…ils sont tous morts…’ sanglota Peter.
‘Bon, Peter, écoute. J’t’ai dit : écoute-moi. On va y arriver. Baisse pas les bras. S’il te plaît, Peter, écoute.’
Peter passa frénétiquement sa main sur son crâne, qu’il gardait rasé car il en avait marre de constater que, même en étant le plus jeune du groupe, il avait la calvitie aussi précoce que celle de Bürge ou Henry. Mikael saisit l’un de ses bras et le secoua pour lui redonner courage.
‘Allez ! écoute : c’est le dernier morceau du plan – il faut que tu me tues, là.’
Peter se dégagea avec frayeur.
‘Non, je peux pas – je peux pas : j’ai même pas pu faire ça à Henry – c’est lui qui a tiré…’
‘Peter, je t’en prie : c’est important pour moi… Je – je peux pas faire ça moi-même, tu comprends ? J’ai besoin de toi !’
‘Moi non plus…’
‘S’il te plaît ! Allez, Peter!… Attends – je réfléchis.’
Mikael se remit à tourner en rond, se servant du revolver comme d’une baguette qui orchestrait ses pensées. Peter, qui ne pouvait plus supporter la vue de cadavres, contemplait fixement son arme, donnant ainsi l’impression qu’il la berçait, qu’il la dorlotait presque, avec la même passion que celle qui l’avait envahi le jour où Mikael lui avait offert sa première basse – fruit de plusieurs nuits passées avec des clients bizarres.
‘Je sais !’
Mikael se rapprocha de Peter et leva la tête pour le regarder droit dans les yeux.
‘J’ai une super idée : on le fait en même temps, OK ? Tu poses ton flingue contre ma tête ; moi, je mets le mien comme ça (il cala le canon sous le menton de Peter) ; et on tire en même temps. Qu’est-ce t’en penses ?’
‘Je sais pas trop…’
‘Peter ! S’il te plaît…’
‘Il faut vraiment que ça soit en même temps, sinon…enfin, sinon y en aura un qui aura pas le temps de…’
‘Oui, c’est ça – on le fait exactement en même temps – pile au moment où je dis trois, OK ?’
Peter acquiesça.
‘Bien. Pose ton flingue comme il faut.’
Peter leva sa main, tremblotante, et plaça le canon de son arme, prête et frémissante, contre la tempe de Mikael. Celui-ci retira à son tour le cran de sécurité et corrigea la trajectoire du canon.
‘Mikael ?’
‘Quoi ?’
‘Je voulais te dire… J’aurais voulu le dire aux autres aussi…mais… Sache…sache que je t’aime comme un frère.’
‘Je sais.’
Mikael sourit en ajoutant :
‘Moi aussi.’
C’est qu’il avait des difficultés à dire les trois mots équivoques. Même à un ami. Même à un frère de sang.
‘Bon. Pile quand je dis trois, OK ? Bien. Un…’
Peter ferma les yeux.
‘Deux…’
Mikael inspira un grand coup.
‘Trois.’
La balle de Mikael traversa la mâchoire, puis le cerveau, et enfin le crâne de Peter, qui bascula en arrière tel un arbre qui se déracine. Sa tête heurta le béton dans un bruit sourd avant de répandre avec délicatesse ce sang dont il aurait rêvé de partager le lien avec ses cinq amis. Son visage était impassible – personne n’aurait pu certifier que ce cadavre avait pleurer avant de mourir.
La balle de Peter alla frôler la tête de Mikael si près que le crâne fut fracturé, causant des dégâts cérébraux irrémédiables – mais le choc ne fut pas assez violent pour que Mikael perdît connaissance. Même si la douleur était insupportable, même si sa mort était assurée, il pouvait être certain d’une agonie très, trop longue. Désespéré par l’échec de Peter, il s’écria :
‘NON !!…’
Puis il s’écroula sur le sol, retenant sa tête avec sa main gauche, l’arme serrée dans sa main droite. Son sang et sa matière grise s’écoulaient à une vitesse vertigineuse – il pouvait les sentir prendre la fuite à travers ses doigts paniqués. Le sol commença à se colorer d’un rouge noirâtre devant ses yeux alors que sa vision flanchait, et il ne trouva rien d’autre à faire qu’à hurler le prénom de Peter, avant de finir par comprendre que lui, Mikael, il n’avait pas raté son coup – lui, au moins, il avait fait zéro fausse note, du début jusqu’à la fin. Il comprit aussi qu’il allait agoniser là pendant des heures, à gémir et à implorer ses amis, désormais tous disparus. Cette éventualité ne lui donna que la force de crier à nouveau :
‘NON !!!…’
Il commença à sangloter tout en hurlant de temps à autres. Il voulait se ressaisir, pouvoir approcher le revolver de sa tête et mettre un terme à ses souffrances qui, il le sentait, pouvaient encore durer des heures, voire des jours. Mais la tâche s’avéra aussi difficile que de quitter une salle de concert encore pleine de spectateurs. Il savait pourtant qu’il n’existait plus rien qui pût le maintenir en vie dans ce monde cruel : chacun de ses amis étaient morts. Pire ! s’il survivait, il serait accusé de leur meurtre. Il força donc sa main droite à obéir.
Lorsque Mikael posa enfin le canon contre sa tempe, il comprit qu’il ne pourrait pas tirer. Il n’avait pas le courage – ni la lâcheté – de Tiger. Il avait compris trop tard que sans les cinq autres, il n’avait plus aucune raison d’agir, plus aucune raison d’achever ses souffrances, plus aucune raison d’entreprendre cette tâche impossible. Sans eux, il n’était rien.


„Ohne dich kann ich nicht sein
Ohne dich
Mit dir bin ich auch allein
Ohne dich
Ohne dich zähl’ ich die Stunden
Ohne dich
Mit dir stehen die Sekunden
Lohnen nicht“
Till Lindemann, „Ohne Dich“[2]

Cette histoire n’est basée ni sur des faits réels, ni sur des personnes ayant existé. Tous les noms utilisés sont fictifs. Toute similarité avec le monde réel (ou l’imaginaire d’autrui) est involontaire et purement due au hasard.

NOTES:
[1] ‘Puisque la nuit était à l’agonie/Nous annonçons le jour dernier/Il n’y aura aucune pitié/En avant ! En avant pour votre vie ! – Le patron’
[2] ‘Sans toi, vivre je ne puis/Sans toi/Avec toi, tout aussi seul je suis/Sans toi/Sans toi, les heures je compte/Sans toi/Avec toi, les secondes/N’ont aucun sens – Sans Toi’

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